'1.H.OISIÈME ANNÉE. - VOL. IV PRIX I SOIXA.NTE CENTliUES ENTRETIENS POLITIQUES & LITTÉRAIRES PUBL!f:S }IENSUJ-:I.LEllJJ-;NTPAR ~r. FRANCIS VIELJi:·ORIFPIN SOMMAIRE 1. Note:. ineclites de Laforgue. :2. M. Pierre Quillard : Entretien sut• les murres de Louis Ménard. a. M. Pierre M. Olin : Notes rétrospecti'l:es et anciennes. -1. M. Henri de Régnier : Le Voyage du jeune Hilarion. ,r,. M. Th. Randal : Ji'igarisme et Socialisme. (t M. A. Germain : Un Projet. 'l. M. Bernard Lazare : Les Livres. 8. Notes et Notules. (Musique, théâtres, art, etc.) .PARIS 12, PASSAGE NOLLET, 12 Février 1892 Oi•tJoi<itairegënéml, Librairie Charles, 8, me i\Ionsieur-le-Prinee
ENTUETIENS POLITIOUES & LITTÉRAIRES Abonnement: UN" AN. Sept francs. .\dres.;e,· toutes les communications i, ll'I. BERNARD LAZARE, 12, Passage Nollet ll est ti1•é quelques collections su1· Jfo{la}l(IC en souscl'iption, à vingt fran<•-~ /'fl11. "En vente au bw·eaa des Entretiens Politiques et Littéraires: Vol. I ·- (ma,·s-llècem)J1•e 180011,·i·s r:11·,, :.o fr. Vol Tl (janvier-Juin 18;JJ) :tO » Vol. [li t-UJ' Hollande· 20 - )) (.iuillet:aécembrè n,o 1) · s11 r Holl,111de 1.0 )) N. B. ·- La plaqueLtc "Diptyque'' offerte en i,l'i1111• nux abonné~ est épui::;éc. Les. J~ntt•etien'S Politiques ut l,itt<-1·nii•t•s sont ('Il vente che1, Les prinripanx lihraürs et dan ...le-; gare~-
INÉDITS DE LAFORGUE (1) NOTES publiées ci-a])rès fi,gurent su,· sept feuillets de papie1· lilas clair ve1·gé et glacé, de :220 mm. x 1:27 mm. Encre noire; quelqites 1nots à la mine de plomb.~ La rage de vouloir se connaitre - de plonger sous sa culture consciente vers <<l'Afrique intérieure » de notre Inconscient domaine. et c'étaient des épiements pas à pas, en écartant les branches les broussailles des taillis, sans bruit pour ne pas effaroucher ces l;1pins qui jouent au clair de lune, se croyant seuls. Je me seus si pauvre si connu tel que je me connais moi, Laforgue en relation avec le monde extérieur - Et j'ai des mines riches, des gisements, des mondes sousmarins qui fermentent inconnus - Ah! c'est là que je Youdrais Yivre, c'est là que je voudrais mourir. Des fleurs étranges qui tournent comme des têtes de cire de coiffeurs lentement sur leur tige, des pierreries féeriques comi11e celles où dort Galatée de Moreau surveillée par Polyphème des coraux heureux sans rêYes, des lianes de rubis des (l) Voir les E"TRl::n,::-s 1'01,l'J'[Qt;ES ET Urt'ÉR.\IRES de janYier, avril, juillet, septembre, novembre 1891et jan,ier 18:r2. BibliotecaGino Bianco
-- 50 - floraisons subtiles où l'œil de la conscience n'a pas porté la hache et le feu - 11passait des journées à s'épier en dedans, avec l'immobilité des moines du i\11 Athos faisant de l'histoire, du monde, des astres, les satellites en menuets de l'astre fixe de leur nombril. Il avait enregistré quelques menues fleur, rapporté, plongeur, quelques menus échantillons secs. D'abord les étonnements d'apprentissage les richesses de tons bizarres changeants qu'on a en fermant les yeux Les symphonies orageuses, les chœurs d'océan en se bouchant les oreilles. J\fais l' [nconscient n'est pas it chercher dans les perceptions infinitésimales, uniquement. - La force monstrueuse qui me mène! la force qui me fait me développer selon mon :1: type! la Yertu qui raccomode ma main qui s'est blessée! la force qui me pousse à implorer qq. chose ne sais quoi de la femme, de rautre sexe! etc ... Ah! les beaux hamacs berceurs, incassables car immatériels; au-dessus de pelouses de fleurs, sous un ciel qui n'est que le dôme de feuillage du Bon :\Iancenilier ! épier des instincts avec autant que possible absence de calcul, de volonté, de peur de les faire déYier de leur naturel, de les influencer - Aujourd'hui tout préconise et tout se préèipite it la culture exclusi,·e de la Haison, de la -logique, de la conscience - La culture bénie de l'avenir est la déculture, la mise en jachère. ;\"ous allons à la dcssication : squelettes de cuir, à lunettes, rationalistes, anatomiques. [l) selon un type ! BibliotecaGinoBianco
- 51- .Retcurnons mes frères vers les odes eaux de l'Inconscient, et mêlons ce .Jourdain dont1e baptême à notre front ne serait pas effacé par cc tous les parfums de l'Arabie », mêlons notre Jourdain au Gange des ancêtres. · }Iais le salut nous Yienclra de la Hussie, des Tolstoïcions Ll]. }fais l'homme porte la tache originelle et ineffaçable d'une certaine dose de conscience - Elle n'e5t en général qu'une source de soucis que n'ont pas les animaux, les plantes, les minéraux - Tâchons du moins de discipliner cetle réflexion pour notre bonheur - Atténuons par l'habitude de la paresse, dos griseries du rêve ou des paradis artificiels, la conscience (angoisse, doute, gêne, etc.) dans le Présent, S'il est possible d'atténuer la conscience dans le présent, on peut l'annihiler dans l':wenir : 1wéi:ision, attente, par le culte devenu habituel de la Fatalité (mir les orientaux). Et pour le Passé clans le souYenir également pat· la foi fataliste ne lui faire donner que la jouissance, la jouissance du Passé passé, comme un rê\-e singulier qui n·a été qu'un rêve. Le nu nous affole, - parce qu'on nous le cache - Au fond il est égal. - Eh laissez donc, on a fait de ça des planches d'anatomie, des sections de cuisse, de seins, de matrice. - C'est, connu. Il y ~a: aussi une petite collection de bijoux d'acier chirurgie au service de sa petite personne enivrante et idéale. Elles prennent leur parti de tout. - Un instinct les fait résister - pudeur (consigne inconsciente - et se tenir, [!] ·1olstoïstes. BibliotecaGino Bianco :..; := 0 ..c:: c:; 0 ~
-•52 - c'est l'es1n-U de corps, inconsciemment elles cherchent il faire respecter, c.à.d. non déflorer et user la caste fémiJ1inü. ô femme, nous te salissons ainsi nOU$nihilistes pal'ce que tu es Eve, l'instrument maudit, un peu sphinx par ta mère, et une fausse sœur, on ne peut se confier à toi car tu ne nous aimes pas pour nous et pour toi exclusivement, tu as d'autres intérêts, des intérêts de maison di vine 1 . tu nous dupes pour Quelqu'un. tu es vendue aux intérêts del' Administration. Veux-tu te réYolter, jeune nihiliste et être notre sœur et n'être que créature, et ne plus no1ts promettre l'infini déceYant dans tes yeux, alors nous te gâterons! Borne-toi à nous donner de ce que tu as et à rece\'Oir de ce que nous avons. Soyons heureux ensembles ici-bas, sans dieux à la bonne créaturette. Sois toute à nous, sans arrière-pensée - Plus de pudeurs, sois simple et bonne bête, viens à nous à deux battants [2 , sans fausses enseignes, sans faire l'article par tes regards. Kous nous connaissons, nons nous valons ma fille. Plus de ces regards de trésors qui nous mettent dans des états et nous lancent it l'espoir de l'infini absent - tu es la femme et moi l'homme soyons heureux sexciproquement sans les cérémonies transcendantes qui ont perdu l'humanité - (Idéal de la grue?) Veux-tu? Elle répond oui. :Mais la voix est diaphane et insaisissable, et le regard mourant ... Ah! tu mentiras toujours, tu es it vendre, tu es une fausse sœur. Eve, Dalila La tête seule est nue, hors du col très-montant, les yeux baissés, coiffée, les lèvres pincées avec distinction - Sphinx en toilette - masque d'anglaise compliqué - tour- (1] sociale. [2) à nous le corps ournrt, sans ... BibliotecaGinoBianco
- 53 - billon attirant d'inconnu distingué, classe sociale - voilà ce que la civilisation a fait ùe ce petit animal enfantin - Ce masque à phrases, provoquant, pudique, qn'<,n a peur d'offenser, qui attire les flatteries, ces yeux où nous avons mis notre infini et qui dans leurs nuances ont tout un répertoire d'infinis, dont ils jouent avec art - de même le répertoire d'infinis entre le sourire et l'amertume poignante des lèYres;etcet art de se coiffer avec pudeur, propreté, comme une couronne d'honnêteté tressée, lisse, calme. Clavier des regards des yeux, cla 1·ier des regards des lèvres, coiffures, inflexions de cou, voilà - c'est prodigieux I De la ménade, de la madone, de la duchesse - On est saisi lit devant - Et alors commencent les sièges de désirs se prenant pour rle l'esthétique désint(,ressée - Nous lui montrons ses mille statues en lui disant 1·ous voilà, ou rlu moins nous avons essayé de vous faire, hélas! - puis Yiennent les Yocabulaires poétiques - Alors elle s'avance les épaules décoletées, avec la ligne affollante et mouvante, chatoyante [I] d"ombre dan!; l'ondulation satinée :\n et noble des omoplates, et le frileux de la naissance des bras - c'est beaucoup! aussi elle s'avance d'un air plus serein, plus froid, déconcertant - mais on sent déjà l'animal et sa destinée, et sa ~hute fatale parmi ses linges. Il ne faut pas nous la faire - il n'y a pas d'épaules sans buste, voyez les statues - . nous vous connaissons mais nous continuons nos concerts littéraires faisant croire que nous croyons que c'est arrivé - vous êtes plus belle que nos pauvres statues - mais nous savons ce que nous saYons - C'est tout de même insensé d'invention, ce sexe! le buste! le buste! (sur l'air des lampions). Insensés qui courons à notre perte! Elle a d'un geste charmant haussé les épaules <l'un air indifférent devant nos enthousiasmes et nos flatteries. et le buste s'est un peu dégagé dans ce geste ou du moins, le pli des aiselles est délivré. dans un éclail· d'instinct conservateur elle sent que cette tenue équivoque a plus de [1) satinée et chatoyante. [2) ondulation imperceptible. onrlnlation voiJ-511 BibliotecaGinoBianco
- 54bestial et de signal de làchez-tout que le calme stupéfiant de tout le torse nu, beau comme une douche -- Les Yoici les deux menus coussins jumeaux, dont le décolettage montrait la surface, et dont l'amant ) ' fouille maintenant le suspendu à l'air, la ronde-bosse, le dessous, le tronc. C'est donc ça. 11n'y a plus rien à faire - plus loin c'est le baptême de la ligne,les tropiques, le plat de la bonne bouche gardé au chaud. - Et le reste ne sera vu, détaillé que dans le calme de la possession, la fatuité bcfüttre du sacrilège accompli - et sera incompris. C'est comme ces églises gothiques commencées à une époque de foi, de pàmoison, d'élans et acheYées dans un âge d'indifférence cossue, où l'on a YU le Yentl'e, les parties INFÉRIEULŒS tout cela est Yoilé. pour le Yisionnaire aux sens riche;;, l'imagination d'avance tyrannique de la chose est sinon aussi (2Jintense en son nuclœus que la chose elle-même, du moins plus riche, plus longue, plus fertile, et sinon aussi ~3:;intense en elle-même que la chose du moins plus intense en décor intime, pas d'usure matérielle tanÎaible des nerfs, pas de promiscuité c.à.d. altruisme forcé 4), le repos du corps, l'impalpable seul en trarnil, - et,cette pointe de satisfaction vertigineuse d'aYoir la chose par des voies ésotériques, de se filtrer la volupté par les filtres supérieurs [5]. Pom ce n'était plus la vision des collégiens enfermés [J! dont on. 2 sinon plus intense. 3 sinon plus intense. · ~ c.à.d. sacrifice, le ~5 voies détournées, de la faire descendre par en haut au lieu d'aller la chercher vis-i,-vis notre bas. BibliotecaGino Bianco
- 55 - dans les heut'es de classes, et le mot-à-mot monotone Nwna pompilius. Nu-nu, ma-ma, pom-pom, pi-pi, elc. -, la vision de nus photogrnphiques. ni comme plus tard la vision de quarts de nns modernes dans des linges très-blancs et très-plissés, très-saccag~s. plus, comme une semaine, la couche simple provinciale sentant le réséda ni les pompes papales, sadanapalesques, sur des pelouses aux nuits étoilées au complet. ni la vision de rien de ce que la créature a imaginé. tout cela était pour lui des cordes détendues par des rosées trop nombreuses et dont son arc ne se bandait plus. tout cet arsenal était mis au rancart, pour en revenir en but et en fait i)] à la pure et simple fécondation loyale. :i.\1aisles inouïes forêts Yierges à travers lesquelles il y allait à ce but probe [2:. les beaux entrelacements naturels de lianes coriaces qui lui servaient d'escarpolettes, et les éventails vibrnnts déployés d'un trait de plumages comme peints, et les cuisantes rafales de mouches cautérisantes [3] cornme des pierreries infernales, et la vivisection des lis de lait qui ne filent pas, et les pensées en grand deuil équivoque dont on ne sait si elles pleurent sur Atys semé aux c1uatre vents de la forêt ou sur la grossesse fer1r,entante, impossible il dissimuler :4.J., de leurs pistils - Et les lacs qui Yous portent sous des ciels chargés, etc., - et cœtera surtout (mais c'est ésotérique! ce sont des Mystûres.) Le filon qu'il suivait au départ était le filon métaphynisme nisme · sique, créat et traduc en présence. Un œuf non fécondé a-t-il déjà une âme, etc. - Et il derenait femme très passive Il était hermaphrodite, etc - f l) tout cela était abandonné, pour en revenir en fait et en but à 2J èlfais les forèls vierges inoLües à travers lesquelles il y allait! les beaux (!3 et les mouches atroces pierreries infernales, et la [4j vLLsur la lourdeur fermentante de leLu·s pistils - BibliotecaGinoBianco .
- 56 - Les ongle~ longs, c'était chez lui un besoin de chat, se saYoir des boucliers au bout de chaque doigt, ou plutôt des antennes défensives - Elle en pouvait bien supporter la vue - mais eut bien de la peine à surmonter l'équirnque de ces ongles sur son épiderme dans les premières caresses - mais une fois surmontée cette angoisse devant une chose inconnue, cela devint pour elle au contraire - mais si inconsciemment! - un ragoût, un appendice de plus de ce sexe ,3trangement dominateur. le premier attouchement de ces ongles, tâtant le terrain, était l'avant-garde électrique et fondante des grandes étreintes. Lui ne pùt jamais se faire à ses ongles tout courts à elle - 11 n'osait lui toucher le bout des doigts, ayant peur d'y frôler une plaie it vif - Elle dut les laisser croitre un peu. Pourquoi était-elle si enivrante? parce qu'inconnue .. comme les mystères de Cérès La même attirance que le Caclavre, tant qu·on n'en a pas vu un .. - on le voit, on se cramponne aux barreaux de la Morgue, on le scrute, - Oh! c'est donc ça, c'est donccaEt cependant il n'y a de vrai que de se suspendre it elle, no&bras autour de ses épaules, et les yeux mourants ramper boire à ses lèvres -vipère ou vache - -l'idéal de la vie, la vie inconsciente, végétative. BibliotecaGino Bianco
57 - (Tolsloï et quelques autres Russes) - (Ecole tolstoïcienne) '7] llappelle-toi -- autrefois seul. aux matins quand tu te leYais, café pri8, et sans faire ta toilette restant dans le tiècle, tu t'attablais à des estampes. volets encore mi-clos - la chambre défaite - tu te renversais dans ton fauteuil suffoqué d'ennui, rêvant, en regardant le lit : une qui m'aimerait, ensemble, tout l'un à l'autre, Elle seule au monde - Elle se lèverait, appâlie, moite, s'étirant et circule rait, et nous jouerions ensemble, à tous les baisers [1], nous roulant, embrouillant s.escheveux. puis je ferais sa toilettE' -Je l'épongerai, je la peignerai sans lui faire mal, je lacerai son corset - l'habillant de choses claires puis on irait en bateau et puis je songeai: oui et une fois là au lieu d'en jouir, je rêverai, être seul ! prendre le train, aller voir des amis, déjeuner dans des cafés, faire des emplettes, suivre les passants, me pe1·dre, me perd1·e sans montre ni rendezvous ! -Et en effet maintenant que j'y suis. c'est infiniment ça. Donc je suis un malheureux et ce n'est ni ma faute, ni celle de 1a vie. [l) ensemble, à toutes les volnpl<'·s, nous BibliotecaGino Bianco
ENTRETIEN SUR LES ŒUVRES DE LOUIS MÉNARD .......... p.Ov~o:;o~ i !-y•n-;"1. ! Oto'Ia-~ .. [T,p7<; o'Jàz x.~<tOa•JÛ'I 7tO-:i, -:3' a·&)J\a <J'Jyxaï. TdvO'0 T.a .r.xpa--;·(j'= xpO•,oç (ŒnIPE A CoLo:--E) La nuit était douce et claire : nous nous promenions dans l'un des derniers jardins privés à qui les emahissantes maisons de rapport ont permis de sur\'i\Te, au nord de la Yille, sur la colline assez abrupte pour décourager le commerce. A travers les branehes, nous Yoyions au loin, dans l'amphi théâtre régulier des côteaux, ondulerla houle des toits et s'épanouir d'étincelantes lumières; un bruissement de vie confuse montait vers nous, pareil à la respiration sonore de la mer assoupie, et nous parlions gravement, à cause de l'ombre et des étoiles. Kons? quelques écriYains cLîges divers et d'opinions Yariées, poètes et prosateurs, métaphysiciens et critiques; il y avait aussi, par br1sard, un jeune disciple de Monsieur le Vicomte de Yoguë. ifais celui-là eut la discrélion de se taire parce que nous avions conYenu cl'éYiler autant que possible de dire des parole8 oiseuses et qu'il se méfiait apparemment de son intellige11ce. Je note ce menu fait eu passant, pour ce qu'il a d'inattendu et de quasi miraculeux. Nous causions depuis quelcrue temps déjà cle différentes choses éternelles; run de nous, un poète hau Lainet solitaire, Yenait de déclarer qu'au fond les joies de rart étaient, de gré ou de force, des joies égoïstes, et, tourné vers la ville qui sommeillait à nos pieds, il continua : LE POÈTE Oui, la création de la beauté est le jeu suprê_mede l'üme BibliotecaGino Bianco
-59 - et le Yérilable affranchissen1ent; mais elle satisfait seulement le joueur désintéressé qui joue pour se distraire, sans plus s'inquiéter que les enfants aux Tuileries si d'autres le regardent et prennent part à son plaisir. Et puis, à quoi bon? Ut, dans ces maisons banales, derrière les Yiles murailles de pierre, fleurissent des pensées magnifiques que nous ne connaitrons jamais. Asez-vous songé parfois it ce que l'abîme du passé recèle de génies qui ne se ma!"lifestèrent point et combien la gloire de Shakespeare paie médiocrement le silence irrévocable autour de dramaturges qui régalaient peut-être. Cequ'il y a de fortuit dans le triomphe ou dans l'oubli nous impose d'être modestes, c'est-it-dirc sages et isolés. LE CHITIQGE J'admets qu'autrefois, à !"époque des rares manuscrits, quand les hommes n'avaient les uns avec le~ autres que forL peu de 1elations, il ait pu advenir que des œuvres incomp~rables soient demeurées latentes. i.\Iais maintenant! i\'avons-nous point, gràceitl'imprimerie qui dirnlgue à milliers d'exemplaires, jusqu'aux plus médiocres fantaisies administl'atiYes, l'espoir de nous füire entendre, sinon aujourd'hui, du moins plus tard, ,'t nos petits-ne~ veux. Et remarquez que je dis plus tard, pour vous concéder quelque chose: comment voulez-vous qu'un livre de quelque intérêt échappe à l'attention avec des critiques d'aptitudes aussi dissemblables que :vr. Ferdinand Bmnetière, Francisque Sarcey et Anatole France! Ces annonciateurs désignés des trésors ne sauraient faillir it leur devoir. LE POÈTE Eh! quittez-moi de l'ironie! Ces gens-là, par nature ou par métier, manquent tour à tour d'intelligence ou de stricte intégrité esthétique; et le jour où l'un d'eux, de crainte que sa charge 1 u î soit enlevée, juge ù. propos de décou Hir un homme de génie, il a soin d'élever quelque fantoche rictîculc pour discréditer d'arnnce les louange-, qu'il adresserait ultérieurement it de beaux vers ou à de belles proses. Et n'est-ce pas un des plus révoltants dénis de justice que leur silence têtu sur un homme comme Louis :Ménard, par exemple. BibliotecaGino Bianco
- 60 - LE CRITIQUE 11 me semble, et j'avoue que j'aurais tort, si ce silence devait durer: mais ils le rompront, n'en cloutez pas, avec la joie factice des Musulmans, mauYais observateurs de la loi, qui rompent lo jeùne d'un Hamadan fictif. Les temps sont proches, pour Louis ;,1:énard, et parmi nous tous qui sommes ici, il u'en est pas un qui n'admire la force de sa pensée et le charme impérieux de ses paroles. LE Mi:TAPHYSICIEN C'est uneâme riche,comme cette claire nuit, de ténèbres et de splendeur. Des principes contradictoires s'y résolYent en harmonie etje ne pense pas que depuis les alexandrins, il se soit rencontré d'intelligence plus hospitalière aux religionsetaux philosophies, ces voyageuses suprème:; co-jumelles de la pensée humaine, qui marchent sur la même route depuis rorigino des choses, en affectant de s'ignorer et do se haïr l'une l'autre; et personne, je crois, ne définirait mieux Louis :\Iénard qu'il ne ra fait lui-même en cos cinq mots : « Je suis polythéiste et chrétien. » (1) Le rapprochement de termes qui semblent représenter des idées si adYerses, paraît d"abord paradoxal. :\fais il oxprimo une conception du monde singulièrement puissante et logique, et la Yaleur absolue des énergies indiYiduelles y est affirmée de la manière la plus nette. Ainsi se trouYe écartée l'hypothèse d'une cause unique, extél'ieure ou intérieure au monde, qui le diri<reou qui l'ordonne. L'uni \·ei·s apparait comme un merveifleux concert de forces libres, indestructibles, qui consentent d'elles-mêmes à des lois sans hiérarchie; et quiconque a violé la justice est nécessairement puni par la seule conscience cl'aYoil·désobéi it sa propre nature. Les occasions de péché deviennent plus fréquentes à mesure que les êtres comprennent davantage, et le mérite s'accroît avec les possibilités de faillir : il faut expier par la souffrance la faute d'avoir désiré naitre, le fait seul d'être né impliquant qu'on entre en lutt0 avec la volonté cl':wtrni et qu'on deYient un motif de douleur. Aussi l'homme, après s'être adoré dans sa gloire et sa (1) Étude sw·Leconte de Lisle, publiée <lans le journal La J-uslice, le mercredi 30 mars 1887. B1bliotecaGino Bianco
- 61 - beauté dans les siècles arrogants de la Relias primitiYe, a-t-il enfin divinisé la rédemption et le sacrifice dans le mythe de Jésus-Christ .. LA VOIX D'UN PASSAXT DERRIÈRE LE :-.nm DU JA.RDI1' Alors, il nous conte aussi des histoires de curés, à bas les bondiensards ! LE )IÉTAPUYSICIEN .Je répondrai à cette voix qui passe; elle ne prononce pas des syllabes imprévues et la crainte de quelque tyrannie traditionnelle hante peut-être en ce moment vos rntelligences déprises des reli~ions et qui ne pénètrent pas toujours le sens des mysteres. L'un de nous, moi-même, peut-être, aurait sans doute, moins brutalement, mais avec autant d'antipathie, repoussé l'idée d'une révélation surnaturelle et d'une grâce arbitraire, interprétée et marchandée par des intermédiaires imposés, ;:nalfaisants ou stupides. Mais le sage qui nous est si cher, a déclaré bien souvent que : << le sacerdoce est l'élément diabolique des religions, et le symbole l'élément divin.» Certes, le christianisme a beaucoup perdu depuis l'anéantissement des secte&gnostiques, encore que par le dogme de !'Immaculée Conception il ait étendu jusqu'à la Femme, en attendant les bêteR, les plantes et les pierres, la majesté infinie de la souffrance. Mais les dogmes importent peu et il suffit qu'ils prêtent ::t beaucoup de sens différents. LE PIIILOLOGUE .Je vois bien que Louis :\Iénard a fort justement abandonné les théories récentes et encore admises qui considèrent les mythes comme de simples accidents grammaticaux et expliquent les religions par une maladie du !ancrage;jP. sais qu'il a repris avec beaucoup d'érudition et d'ingéniosité l'excellente symbolique de Natalis Cornes, trop méprisée depuis la tentative hasardeuse de Creuzer, et remise dès lors en honneur par lui et par les travaux parallèles de F. Lenormant. :\fais nous avons à peu près perdu la puissance d'exprimer par la légende, les lois des phénomènes physiques, ce qui nous dispense d'appliquer au christianisme l'herméneutique stoïcienne; et je ne devine pas trop quelle importance morale peut avoir une B1bliotecaGino Bianco
- 62 - religion mourante et quels mythes nouveaux Yont tirer d'elle leur origine. LE llIÉTAPHYSICIEN" Certrs une religion qu'on interprète ne vit plus qu'à demi; et ses jours sont comptés, comme fut présagée sous :::--éronla fin de l'esclavage, le jour où la plèbe furieuse voulut arracher aux bourreaux des esclaves que la loi antique vouait au supplice parce que leur maltre avait été a;;sassiné, bien qu'eux-mêmes n'eussent aucunement pris part au meurtre. Un culte nouveau surgit de même sous nos propres yeux, culte tout humain de la vertu et de la justice idéales, affranchies des défaillances quotidiennes et le passant inconnu de tout à l'heme qui se croit irréligieux y communie avec nous : nous Yénérons dans les morts que nous avons aimés et admirés la mémoire de leurs·etrorts, de leurs bienfaits et de leurs exemples etle sousenir nous environne de tous ceux qui vaincus sont tombés pour les causes saintes ou qui connurent la joie extraordinaire de vaincre, ayant le droitde leur côté! i\1ais l'incantation est plus tragique quand elle s'adresse aux meurtris et aux écrasés et une page, entre tant d'autres, me revient obstinément: « La religion dela cité repose rnr le souvenir de ceux qui sont morts pour elle: plebeiae Deciorum animae. 11 y aura un jour des pèlerinages vers la fosse commune où sont entassées les victimes et Yers la plaine sinistre où s'élevait le poteau sanglant. Quoiqu'on ait gratté sur les pierres la trace des balles, il y a partout, dans les carrefours et sur les places des autels invisibles, là où leur sang a rougi le sol qu'ils défendaient. « Là, dit Eschyle, là! lei encore. Vous ne les voyez pas, mais moi je les vois. »(1) LE POÈTE Chaque jour nous créons des dieux et nous ajoutons au legs héréditaire et immortel des races disparues; il y a autour de nous des fétichistes et des mazdéens qui s'ignorent, comme des sectateurs inconscients de Cakya-Mouni et de ~lohammed : il arriYe même que plusieurs religions hostiles smvivent ataviquem·ent dans une seule âme. Les (l) De la sculpture antique et modenie. Paris, 1867. B1bliotecaGino Bianco
63 dieux dureront autant que le.s hommes, parce qn'ils sont la projection plus belle de l'humanité et que les poètes leur ont soufflé. la vie éternelle. Le culle des morts existe déjù, maintenant qu'un temple lui a étt'l dédié dans une phrase souveraine et eurhythmique. LE SCULPTEUR L'eurhyLlimie ! il me plait qu'un chrétien, peu orthodoxe hélas! ne prêche point la haine et le mépris de la beauté : mais la Hellas maternelle domine en Louis :\Iénard les images des époques barbares et. j'aime qu'il ait appelé « courtisane fatiguée» (1)l'humanité vieillie qui prenait la chair en dégoùt. J;.E POÈTE C'est le secret même de son génie : il a respecté la beauté et n'a point cru inutile de donner à sa pensée la forme définiliYe ùes poèmes. LE liRITIQUE J'ai peur que vous erriez et que la présence de rimes en quelques parties de cette œune si vaste ne vous séduise outre mesure, alors qu'elle pou1Taitpresque Youschoquer. Je me plaindrais plutôt de quelque gaucherie dans les vers de notre maître. LE POÈTE J'y reconnais comme vous un peu d'embarras, et cependant j'y trouve encore un singulier plaisir, malgré la séYérité de nos oreilles. SeraiL-ce pas pour la même raison qui faisait dire à un mystique : « La voix de la colombe est douce, non par soi, mais à cause de l'amour qu'elle signifie'?» Louis :\Iénard a compris que toute poésie était périssable qui ne rendait point Yirnnte par des images et n'incarnait pas clans des êtres sensibles une pensée métaphysique et Eupho1•ion et Prométhée cléli-i;1·é en dépit de certaines imperfections d&détail que je regrette, demeurent de nobles ébauches. Je m'y intéresse même, par une manie Yénielle, à quelques recherches techniques que l'on n'a pas assez remarquées : il y a là de larges strophes, sinueuses et compliquées, qui donnent, sans dépasser la (l) Catéchisme religieux des Wwes-pense1w.0 • Paris, 187-3. BibliotecaGinoBianco
-61.- mesure de l'alexandrin, lïmpression des Yers polymorphes, et dans les décasyllabes des combinaisons alternées d'hémistiches pairs et impairs (5+5 puis, 4. + 6) qui produisent de très étranges effets de dissonance. LE CRITIQUE Et néanmoins vous relisez plus souvent les Rêve1•ies d'un païen mystique que les Poèmes! LE POÈTE Ma dévotion aux Rève1'ies est indicible, et ce petit livre en de brefs chefs-d'œuvre - vous ne Yous effrayez pas de ce mot; car nous sommes sincères, n'est-ce pas, bien que coupables de littérature - sollicite à des méditations délicieuses et sans fin; non qu'il renferme d'autres idées que le Polythéism,e hellénique ou la Morale avant les Philo-· sophes. Mais c·est la fleur même de toute une vie de silence et de recueillement qui surgit des pages vénérables, intègre et sacrée; elle a bu la rosée divine des siècles : je respire dans son parfum l'fune évanouie des générations mortes et celle aussi des générations qui viennent. LA VOIX DU PASSAKT, DERRIÈRE LE :lfUR DU JARDIX Les morts sont morts et, sauf que ce sera un jour de vengeance et de châtiment, vous ne savez rien de demain. LE MÉTAPHYSICIEN Tu te trompes, voix qui viens d'ailleurs. Le Verbe est toujours le maitre des choses et tu es moins loin que tu ne penses de la démagogie de Périclès dont tu n'as jamais out parler. 0 voix de la foule, ta haine et ta colère ne sont que le cri de la justice, ou tu ne vaudrais pas d'être entendue; tu désires confusément l'harmonieuse anarchie sociale, analogue au polythéisme et qui Pn est l_a plus parfaite expression. LE ClUTIQUE · Encore la voix anonyme n'a-t-elle point tout à fait tort et faudra-t-il auparavant que les douleurs antiques des opprimés soient rachetées au prix du sang expiatoire. LE POÈTE Hélas! le sang même ne pourrait laYer les crimes et le mal accompli offense éternellement les étoiles vierges. Et BibliotecaGinoBianco
- 65 - puis l'affranchissement de l'homme serait inutile si la 1-lalureinnocente devait continuer à souffrir et quand l'humanité aura saisi les suprêmes secrets, elle désespérera peut-être de renouveler la face de la terre et s'écriera à son tour : « Si la douleur est l'inévitable condition de la vie, que le rayonnement des planètes amène la congélation prévue, que la vie s\'.ivapore à jamais dans les espaces interstellaires et que la matière incorrigible rentre au néant d'où elle n'aurait pas dù sortir. » (1) La nuit était douce et claire et nous causions gravement. PIERRE QurLL.Urn. ( l) Catéchisme 1·eligieux, etc. BibliotecaGino Bianco
NOTESRÉTROSPECTIVES ETANCIENNES Le Palatin. Cejour j'étais parti vers deux heures avec mon vieil ami Fawcett et suivant notre coutume depuis quelque temps déja, nous nous étions installés au sommet des ruines formidables du palais de Septime Sé\·ère. Cette plate-forme illustre, ô l'étrange attirance qu'elle exerçait sur ce vieux maniaque, fol'tuit compagnon aux parfois singulières et suggestives causeries, et sur l'hésitant et fruste gamin, trop bouné d'histoire conrnntionnelle, de médiocres littératures et de rudimentaire esthétique, qu'alors j'étais. Or,je m'en rendais mal compte et je crus amir considérablement enrichi le patrimoine de mes connaissances en ce long séjour au pays des traditions, et ce ne fut que plus tard que je pus me rendre compte du doute qui prit naissance à l'ombre de ces affirmations en ruines. Et, ô, cette actuelle négation de trop de croyances de ces jours troublés. Et la confiance en l'opinion d'autrui que là je subissais, l'ai-je perdue lorsque la moralité de mes souYenirs s'est dressée devant ma mémoire. Il est tant de choses qu'il cette époque de confiance j'admirai et que je méprise profondément, sùrement, sans les avoir jamais reYnes.Avec le calme tombant après ce bouleversement, que d'écumes pour toujours englouties. Or nous étions attirés par le même aspect, lui le vieux tradit-ionnaliste, moi le déjà pré\·oyant révolté contre ces faciles opinions toutes faites, imposées ,·lnos teop assimilantes et juvéniles intelligences. Et tandis qu'il aqnarellait, Dieu sait avec quel protligieuseincompréhension et quelle inconscience tlu moderne BibliotecaGinoBianco
- 67 mystère, l'énorme paysage qui,mornement s'étalait devant nous; moi, à plat ventre penché sur le bord do ces surplombantes murailles en désastre, je regardais, plus avec mon âme qu'avec mes yeux et j'écoutais les échos railleurs de ce qu' Eu:,: m'avaient dit. Quel prodige tous ces monuments admirable'> au milieu de la désolation de la plaine romaine : le Colisée avec sa masse déconcertante et ses pierres qui paraissent avoir été baignées dans du sang et les arcades cle l' Aqua Claudia qui partant sous moi, rompues un peu plus loin, fragmentairement infinies, réapparaissent dans la campagne et les arcardes d'autres aqueducs peut-être, il semble qu'on en voit fant, ruinées et fières aujourd'hui de leur hautaine inuLilité; et quelques modernes ou à peu près églises viennent choquer, mais si vite oubliées! On finit par ne plus les voir : elles semblent des simples masures de manouvriers destructeurs inconscients do quelque prodigieuse carrière à monuments et même là-bas, St-Jean de Latran et St-Paul hors les murs, et les autres enfin, quoi, sinon les hangars où sont remisés de glorieux débris? Mais plus loin à la masse formidable des Thermes de Caracalla, d'une majesté dominatrice et invincible, et puis des tours et des murs, et la ridicule petite pyramide du bon Cestius, un monsieur qui avait tous les droits au plus strict incognito et dont on se souvient parce qu'il fut somptueusement enfoui, sans qu'on s'inquiète eependanL de savoir qui il put hien être! Ah, elle dresse au milieu des splendeurs orgueilleuses et farouches de la dévastation Yoisine les sottes prétentions fastueuses et parvenues du financier que Cestius fut, vraisemblablement. Enfin je sais que derrière moi St-Pierre dresse bêtement Yers un ciel-qui si dédaigneusement s'incurve qu'il semble dès toujours la mépriser, sa laide coupole, cette mesquine coupole aux proportions colossales, étrange tumeur, bizarre melon poussé sur l'amas de hideurs qu'est cette pseudo-basilique. Belle, oui, peut-être au jour, sculptée par les plus terribles obus. Non, je préfère regarder le tombeau de Cecilia Metella qui érige son fortin un peu encombrant sur cette évocative Via Appia, la conductrice vers les souvenirs des catacombes, vers le berceau de Rome. Cette _\.Jba longa, qui n'exista sans doute jamais, vers BibliotecaGino Bianco
-· 68 - ces cratères noyés sous la transparence noire de leurs eaux inquiétantes, ô lacs que je devais v0il·_et que je ne vis jamais et me poursuivez de votre obsess10n, Albano et toi Nemi, miroir impollue d'Arthèmis, et d'ici paraissant dominer, Castel Gandolfo, que peut-être les papes ~l qui il est resté contemplent du Vatican, sans pouvoir jamais, esclaves et prisonniers de leur conscience et de leur strict devoir, y promener leurs pieds vénérables. Mais, si la Royauté savoyarde n'existe pas it Rome, au Palatin, les papes sont aussi oubliés et seuls resurgissent les vieux Romains, et l'Empire : Regina Mundi U1·bs ! Car tout cela c'est bien mort depuis qu'ils n'y sont plus; ces ruines énormes, centres évidemment d'importants quartiers se dr"ssent au milieu du désert de la campagne - irrémissiblement abandonné dans l'inculie hargneux. - Seul le grotesque mont Testaccio, cet absurde amas de to.us les débris rle vaisselle d'un peuple qui dut en casser pas mal, a su garder autour ~e lui quelques falotes masures. Sa seule excuse ne serait-elle pas d'être l'insoupçonnable symbole de trop nécessaires ordures: de son sommet tel merveilleux panorama se déroule, que seul celui que je domine l'emporte en poignanle évocation. Car je ne vois que la destruction et la désolation. Mais m'attire, quel charme? cet imposant colisée dont le nom français traduit mal l'ampleur transmuée du Cotossewn. C'est vraiment, et surtout lorsque les ombres du soir l'allongent et le noircissent, d·unc beautP- vaguement épique, et cependant, intact, ce que cela devait être abominable! Ah les grands artistes que furent ces fabuleux Yandales, papes et cardinaux qui traitèrent en simples carrières à pierres taillées, le Palatin, le Colisée, les Thermes. Jls ont créé, les inconscients, d'impérissables monuments; enx, les chantres anonymes de ces pierres, ils ont fait l'épopée monumentale de Rome! Oh, il suffit de contempler les parties intactes des masses romaines. Quels veules artistes furent ces mer- ,·eilleux administrateurs de la grande commandite: Rome et Empire ! Oui, pour que la heauté de ces créations BibliotecaGinoBianco
- 69 - naisse, il faut que disparaisse tout ce qu'on a voulu y mettre d'art et que seule subsiste la besogne de l'ingéniem. Ces incomparables aqueducs dont les arcs maintenant désolés vous poignent d'admiration, ces routes qui ont résisté à tant d'épreuves et semblent avoir quelque chose de la beauté de l'immuable, et ces monuments gigantesques,dénués enfin de leurs ornements, quelle sévère eL souveraine grandeur s'en dégage. Car s'il fut dans le monde un peuple qui ne comprit rien à l'art,qui le nia de toute son intelligence, ce fut bien celui-là, et vainement pour me combattre sondais-je mes souvenirs afin de trouver une grande œuvre d'art, romaine, autre chose que le travail d'un hal.Jile praticien subissant les influences hellènes. Je fouillais vainement aussi, les musées romains, dont tous les chefs-d'œuvre sont au moins des copies d'œuvres étrangères. Seul l'Antinous est un type nouveau, mais qu'y a-t-il de romain en lui? Les Romaius ne furent que d'incomparables constructeurs; leur traYail technique, quand il est déshabillé de son oripeau d'art, apparaît alors seulement, cc qu'il est, admirable. Maintenant, ces ruines, ces squelettes tristes et fiers, se dressent farouches témoins au milieu de la plaine plus triste, plus morne et plus désolée qu'eux. Et me rémémorant bien que de hier tant de souvenirs qui paraü,saient déjà si anciens, me demandant avec la crainte angoissée de ne pas trou ver de réponse, pourquoi en somme, cette Home qui ne correspond à aucun de . mes désirs intellectuels séduit cependant ma rêverie, j'arrive à cette sévère conclusion : Rome non plus que toute autre chose défunte ne se relèvera de sa ruine, et l'Italie dent elle est l'âme est un pays mort et sentant effroyablement la charogne, malgré les soubressauts qui l'agitent-soubressauts qui ne sont que les tumultueuses mêlées des helminthes qui la dhorent. Sans son putrescent diadème Rome ne serait qu'une ville infüme et sans intérêt. Si je me retourne, je verrai le Cavitole derrière lequel je devine une vie encore grouillante dominée par le Quirinal - et plus loin l'agonisant Vatican: la ville qui veut BibliotecaGino Bianco
- 70 vivre et se faire moderne gardée par ces deux suprêmes sentinelles du Passé, une Toute-Puissance morte et une Toute-Puissance mourante. Eh bien, cette ville, je la fuis, rien d'elle ne m'intéresse et seule m'attire cette plaine d'une si totale désolation que rien ne pourra jamais l'en arracher. Tout est perdu, tout espoir est mort, et Rome porte autour des flancs de ses murailles ruinées l'écharpe de deuil de sa campagne:· or j'attribue à mon sang franc et gaël l'intense perception des sévères douleurs qui dédaignent de se plaindre et je subis voluptueusement le charme amer de-, choses révolues. Rome fut une comète splendide qui glorieusement traversa le ciel de l'Histoire et s'est brisées contre l'énorme et compacte masse des barbares blonds. Cal' Rome ne fut pas ce que nous crûmes: c'était une entité,unemonstrueusc bureaucratie, un poulpe immense mais avec h seule consistance de son poids, et qui avait embrassé le monde de ses formidables tentacules. Or cc ne fut que peu à peu, par la propre pourriture du monstre mort de pléthore que le monde fut délivré d'un incompréhensible assouvissement. Mais comme les comètes mortes qui laissent parfois derrière elle une éblouissante trainée de lumière, cette étincelante poussière de gloire subsiste et subsistera de:; siècles encore. Car Rome a su créer sa légende et s'y survivre! PIERRE lVI. ÜLlN BibliotecaGino Bianco
LEVOYADGUE JEUNI~ HILARION à fru l'abbé de Barthélemy. Ili/arion: J'en suis revenu, c'est bien moi. 1"1aube1·tTentation. Lorsque Hilarion fut revenu de ses voyages d'outremor, le bruit s'en répandit asscr, vite et la curiosité s'en é\'cilla. Une aussi longue absence promenée sous des cieux différents et parmi tant de variétés humaines no pouvait avoir été que fructueuse pourl'éducation d'un esprit aussi vif que l'était celui d'Hilarion. Le profit de cet apprentissage nomade s'augurait abondant et, la causticité amusante do l'humour du jeune garçon jointe à la perspicacité do son attention, il devait en avoir rapporté cette sorte d'expérience clairvoyante et de connaissance de tout qui donne ù. la conversation des vovageurs tant d'aisance et un tour si plaisant qu'ils profitent parfois de l'intérêt qu'ils excitent pour le lasser en lui donnant trop l'occasion de se satisfaire. Les amis du sympathique aventurier s'apprêtèrent donc i't lui faire fête, car il avait laissé à lem indifférence un bon souvenir qui se réveilla subitement à son retour, qu'ils ·apprirent sans avoir su peut-être son départ. En outre, la jeunesse littéraire ayant ouï dire qu'il avait rencontré, sur les confins du désert, un poète dont la disparition avait fort intrigué les cénacles et dont les traces perdues ou retrouvées étaient un sujet d'hypothèses intarissables, voulut offrir un banquet à celui qui avait été l'interlocuteur de l'insoucieux et problématique exilé, mais Hilarion se refusa, on ne sait trop pourquoi,à cette politesse collective qui, comme on le sait, ne lie pas BibliotecaGino Bianco
- 72 -· pourtant it jamais ceux qui y participent ,:t celui qui en est l'objet. Il n'était point d'ailleurs de la race de ces explorateurs modernes qui, comme ce jeune rept'ésentant d'une famille de bonne bomgeoisie orléanaise, s'empressent, à peine leur valise débouclée, d'en extraire quelques cailloux et une perruche empaillée dont ils enrichissent libéralement nos ~Iuséums ; et comme son avoir consistait surtout en sagesse il eut le bon goùt de n'en point prodiguer la révélation intempestive. Aussi déclina-t-il les aYancesclela Société de Géographie Sédentaire qui lui ouvrait grande la porte de ses salles de conférence. Ces réticences eurent pour résultat de calmer la petite effervescence passagère qui avait fourmillé, un instant, autour du visiteur revenu de tant de pays. L'empressement se déconcerta assez vite du peu de connivence offet't à sa tentative et le héros récalcitrant fut sur le point de passer inaperçu. Une imprudence lui fit perdre le bénéfice de cette sage conduite. Il eut le tort de laisser entendre à quelques in-- discrets qu'au cours de ses voyages, il avait par hasard et sans en avoir provo4ué l'aYenture, surprenante, touché aux rivages des célèbres Iles Ridicitles. Ces Iles - antique métropole perdue parmi des mers inaccessibles, sous des ciels merveilleux mais tempérés, ces Iles d'où, aux âges lointains, notre race provint jadis, à travers mille pénls, par des navigations considérables, jusqu'aux terres que nous habitons aujourd'hui et où nos pères, dans un sentiment de pieuse affiliation et de respectueuse mémoire, instaurèrent une civilisation approximativement semblable à celle de la mère patrie - ces Iles, sorte d'Alsace-Lonaine d'outre-mer, paradis perdu et, croyait-on, irretrouvable avaient donc été visitées par un descendant des anciens transfuges qui rapportait des nouvelles de la Terre originelle et renouait avec elle de Yieux liens interrompus pendant des siècles. On allait enfin savoir si cet esprit de tradition dont nous sommes si justement fiers avait pu garder entre la colonie et sa productrice insulaire quelque conformité, quelque entente ~L travers la séculaire et taciturne séparation. L·émoi fut tel qu'Hilarion ne put se dérober tout à fait BibliotecaGino Bianco
- 7B - it ce qu·on attendait de lui. En ce cas l"abstention eut été antipatriotiqne; aussi consentit-il, d'abord, en quelques milieux officiels, puis dans certains salons à la mode à satisfaire la légitime curiosité qui tourmentait ses plus habiles et ses plus élégants contemporains. Il parla; et à mesure qu'il parlait un sentiment de bienêtre, de juste fierté, de demi!' accompli, grandissait tlans l'auditoire. C'étaient d'abord des murmures approbateurs, puis des chuchotternents, et enfin, un silence où des larmes de satisfaction brillaient au coin des paupières et chacun s'émouvait à la mesure de son cœur d'apprendre que : par une sorte de tradition mystérieuse dont l'intacte conservation est un des faits les plus à l'honneur de l'esprit de notre race, tout clans notre chère patrie : les dieux, les mœurs, les coutumes, le gouvernement, les modes, les travers même, et jusqu'it certaines prétentions, tout y est semblable, point par point, et à s'y méprendre, à ce qui existe clans les vénérables, ataviques et indissolubles Iles Ridicules, tellement, ajoutait l'aimable narrateur en s'inclinant avec un sourire devant un homme aux longs cheveux gris rejetés en arrière et aux traits altérés, et hautains, tellement, n'est-ce pas Monsieur de Villiers? qu'on croirait y être. HENRI DE RÉGNIER. BibliotecaGinoBianco
FIGARlS!ŒETESOCIALTSNIE En un temps où il arrive même h « des fils do famille, pleins <lesève et de santé, avec deux cent mille francs de renterle s'interrompre do la lecture d' A uteuil-Longchainps pour lire le Socialiste de l\I. Guesde ou la Revue socialiste de M. Malon » (1), il est naturel que des littérateurs, moins bien rentés, moins bien portants, et, peut-être pour cette raison même, à la fois moins passionnés de sport et un pou plus curieux des phénomènes intellectuels ambiants, en viennent à s'occuper do la question sociale. Il n'est point de critique dramatique, de critique musical, de critique d'art et de critique littéraire qui ne se soit. Mcouvert une vocation subite et une subite com- }Jétence de sociologue. On est sociologue unanimement, comme on était unanimement enragé et unanimement tuberculeux, par enthousiasme, àUlpoque des découYertes de Koch et de Pasteur. Ce préambule n'est pas dP.trop si l'on veut s'expliquer que M. de \Vyzewa, gentilhomme polonais et collaborateur du Figaro, ait écrit un livre sur le Mouvement socialiste en Europe. M. de \Vyzewa, critique d'art et critique littéraire, s'est senti, dans le grand trouble qui s'est emparé des esprits, une fonction sociale : celle de rassurer la conscience bourgeoise contre l'inquiétudecroissanteoù elle vit des progrès du socialisme. Tout le monde sait que pour remuer jusqu'au fond la conscience bourgeoise, douzca1·ticlesdans le Figaro suffisent. :,iI. \Vyze\rn a écrit dans le Piga1·oclouze articles. Et si l'on peut en croire le témoignage de :'II. Anatole France (2), qui a toujours par nature été disposé aux (1) Téodor cle vVyzewa : Le mouvement socialiste en Europe, p. 5. (2) Voir le Ternps du 30 janvier. BibliotecaGino Bianco
- 75 - craintes vives, il est permis de dire que la bourgeoisie est rassurée. Si l'on reconnaît aisérnent,à le lire, que NI. de \Vyzewa est un peu novice en matière sociale, on ne peut lui refuser une astuce littéraire très exerc('e; et il s'y est pris de manière ingénieuse pour arriYer au but qu'il a si bien atteint. Il a appliqué la méthode de la vaccine homéopathique. Il s'est avisé d'instiller sous la peau du bourgeois, qu'il Yeut rassurer tout d'abord, la terreur la plus virulente. Il lui inocule le socialisme pour l'en guérir. Le virus entre ses mains devient lymphe salutaire. Il faut que le bourgeois non seulement craigne le socialisme, mais l'admire, mais s'en pénètre et le porte dans ses veines; qu'il en tremble, et qu'il en sue. Après quoi il ne restera plus qu'à mettre sous le microscope quelques gouttes de notre sang artificiellement vicié, pour y apercevoir les microbes qui nous ont secoué d'un si Yiolent frisson, pour voir combien au cours de cette évolution, ils sont peu dangereux. C'est de la sorte que NI. de vVyzewa prétend nous guérir de la maladie sociale. Conformément. à cette thérapeutique, il faut commencer par constater que le socialisme déborde; qu'il envahit tout, y compris les cerveaux de ses ennemis; que parmi les capitalistes eux-mêmes le régime du capital ne trouve ·plus que des défenseurs intéressés, mais non convaincus. « Ceux qui ne sont pas devenu~ franchement socialistes, et qui restent fidèles aux traditions de Hicardo et de Mac Cnlloch, ceux-là même n'osent plus af(lriner avec leur assurance de naguère l'origine naturelle de la propriété, la nécessité de la misère, l'infaillible excellence du laissez-faire et du laissez-passer .... « Ainsi craq·uent de toutes parts les vieilles assises philosophiques de notre société... Le socialisme n'est mort ni en 1853 ni en 1871; il a pris an contraire depuis quelques années une vie toute nouvelle ... On a l'impression que partout le socialisme inter-national ne cesse pas de devenir plus actif, plus i·ésolu, vzus pratique. Il nous parait à présent s'organiser sans bruit, avancer très vite au-dessous de nous en racolant à chaque pas de nouvelles recrues.» Remarquer. que la conclusion à laquelle :M. de \Vyr.ewrt BibliotecaGino Bianco
- 76 -- lend, et par laquelle il finirn, c'est que le socialisme n·est pas international, 1t'e:;t pas pratique, et enfin que clans la société actuelle rien ne craque. Mais, dans l'intél'êt de la médication à laquelle il nous soumet, il est tenu de le soutenir et de le croire. Autrement le vaccin n'opérerait pas. li opère, 11upt·ix de cet ingénieux mensonge. Aussi commençons-nous déjà à sentir les premiers symptômes, accompagnés de frissons, qui caractérisent la maladie sociale. Mais où elle nous prend tout entier, c'est quand apparaissent les microbes arrivés à l'apogée de leur érnlution, les plus parfaits produits de la tuberculose socialiste, les chefs socialistes eux-mêmes. Voici Benoit i\Ialon, doué d'une influence si redoutable et si ét.range. Car, chose curieuse, bien qu'il n'ait pas de lecteurs (p. 36) ses idées se répandent; bien qu'il soit un peu bègue, il sait se faire écouter; bien qu'il u'ait pas de parti, c'est lui qui au fond décidera de la voie que suivront les ouvriers français. f:a1· il est d'une intelligence supérieure, bien que d'un cœur ingénu. Gare encore! Voici Guesde,« un vrai diable de boite à malice, tout noir, tout barbu et tout che,·elu. » li a, il est vrai, une parole sèche et mécanique. C'est qu'en effet il ne faut pas s'y tromper. Guesde « en réalité n'est pas un homme :, c'est une machine intellectuelle, un automate dialecticien, outillé, admirablement outillé, et compliqué à souhait ... » (p. 145). Et place surtout à ceux qui vont suivre! Yoici Vollmar, l'homme qui puise clans la contemplation des lacs du Tyrol le sentiment des choses éternelles, le respect de l'impassibilité de la nature et c< le mépris des passagères opinions des hommes» ; Vollmar qni sait tout, qui a tout lu, qui a la physionomie, les moustaches et jusqu',U'énergie du duc cl' Albe. Que ne fera-t-il point, résolu, comme il l'est, à agir, et ayant la force d'agir seul si personne ne veut l'aider? » Yoici Anseele. Il ressemble, celui-là, à .Jacquemart d'Artevelte, par le physique, par la passion, par le tempérament pratique : il a réalisé Jès maintenant - et an milieu de quels obstacles! - toute l~yart aujourd'hui réalisable de l'idéal socialiste. li a cree le cc Yolkshuys » de Gand, et ::\1. de \Vyze,Ya nous {•numère longuement les avantages moraux et matéBibliotecaGino Bianco
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