Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

M. SPERBER diffusent leurs secrets par radio. Les gens de théâtre rêvent d'une scène située en plein auditoire. La gloire d'un peintre dont l'œuvre se réfère à tous les styles de l'histoire et du présent prouve que la juxtaposition et l'équivalence des civilisations ont remplacé leur stratification. Or le pluralisme est de toutes les conceptions la moins acceptable pour le snobisme qui ne tient pour valeur que l'unique. On comprend donc la fuite éperdue des oudénistes vers le confort du néant : s'ils aiment trop la vie pour l'abandonner quand l'unique se meurt, ils doivent au moins affirmer sans équivoque qu'ils ne participent plus à une civilisation où il meurt. Quand une heure de travail permet à un ouvrier américain d'acquérir les œuvres complètes de Shakespeare dans une édition décente; quand le Musée imaginaire rend les créations les plus rares accessibles à tout le monde ; quand tout commence à exister pour tous - et tel est le phénomène le plus révolutionnaire de notre époque ; quand la hiérarchie des prestiges sociaux et esthétiques est menacée, l'oudéniste, refusant sa part d'égalité, se veut homme du néant. Sans doute s'exprime-t-il autrement : ce qui le chagrine c'est la disparition de la profondeur, le règne du superficiel. Mais on peut aussi difficilement savoir à quoi la profondeur lui servirait s'il la rencontrait (et, par bonheur, la reconnaissait) que définir ce que ce mot signifie pour lui. Ses pareils étanchaient hier leur soif de profondeur dans le slogan fasciste : . « Le sang et la terre », dans les mythes racistes et notamment dans Le Mythe du xxc siècle d'un certain Alfred Rosenberg. Depuis leur défaite, ils se rapprochent de la religion, mais de biais - leur rapport avec la fidélité se limitant à celui du consommateur. Saint Jean de la Croix, dit-on, ferait leur affaire : l'époque qui l'a torturé est assez lointaine, et son exemple si difficile à suivre ... On est dispensé de le tenter. (Il y a cent ans, ils eussent ignoré jusqu'au nom de ce grand Espagnol. De son temps, ils se fussent peu soucié de son sort, ou se fussent rangés au côté de ses persécuteurs ... Ne secourons que les victimes dont une petite éternité nous sépare !) Il leur faut un mysticisme tout à fait neuf, et qui ne leur impose pas le moindre sacrifice - une foi qui se laisse prendre comme une fille sans abri. Incapables de créer un mysticisme, ils reprochent à ce siècle ingrat de ne pas le leur fournir en même temps qu'ils le méprisent de ne pas en avoir besoin. BibliotecaGino Bianco 261 Leur hostilité contre la technique ne les pousse pas à refuser les conforts qu'elle apporte ; ils croient seulement qu'elle vide les âmes des autres. Ainsi les aristocrates du XVIIIe siècle exigeaient-ils que le peuple demeurât fidèle au Dieu qu'ils avaient congédié. Les snobs s'enorgueillissent de leur incapacité technique comme les végétariens du poulet qu'ils ne mangent pas ou les antisémites de ce qu'ils ne sont pas juifs. Le chauffage électrique contrôlé, l'éclairage réglé, ils s'asseyent devant la petite machine à laquelle leur voix confie le topo contre la technique destiné à être improvisé au cours de l'entretien radiophonique qui attirera d'innombrables auditeurs. Le snobisme le plus apocalyptique n'exclut pas le goût du succès. On trouve la même sincérité discontinue chez les prédicateurs de la Vanité uni verselle. Qu 'un très jeune homme déclare après une expérience décevante que l'amour est définitivement mort, qu'il charge quelques poèmes de transmettre cette nouvelle à un monde plus désabusé par le bonheur de l'amour que par ses malheurs, rien de plus prévisible. Il faut bien débuter : pourquoi pas par une fausse sortie ? Encore jugerions-nous abusif qu'il substituât au désespoir lyrique une théorie de l'amour, un ars non amandi, ou quelque psycho-physiologie du sexe ... Vous ne lisez plus les romans, et vous déclarez que le roman est mort. Puis, vous publiez un roman pour démontrer que le néant seul est le réel et qu'il ne se laisse pas exprimer. Soit : le reste est silence. Mais vous ne vous taisez pas et vous avez raison : grâce au talent que vous mettez à répéter de mille façons que rien n'arrive, un succès bien mérité finit par vous arriver. Une énergie de fer vous aura permis de lancer en ordre militaire deux millions de mots sur la décrépitude, la vertu de la velléité, la gloire du silence. Vous ressemblez à ce débrouillard qui, pour assurer son existence, fonda le club du suicide. Mais comme les morts ne paient pas de cotisations, il fallait que la nostalgie du néant console les désespérés au lieu de les détruire : la gaîté des banquets et des bals costumés qu'il organisait attrista la police, qui n'y reconnut pas immédiatement la pratique - la praxis, disent les ontistes - d'un désespoir philosophique. On peut pardonner au vaudeville de vouloir faire oublier la tragédie, mais non de vouloir la remplacer. Bénissons la frivolité qui n'exige pas qu'on la prenne au sérieux. Même un siècle de guerres mondiales, de tyrannies totalitaires et d'exterminations ne chasse pas l'ennui, cos-

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