Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

244 fut de retour, il lui dit : « Boris, des jours difficiles t'attendent.» Fadéiev allait souvent chez les Pasternak. Il apportait une bouteille ou deux, demandait à Zinaïda Nicolaïevna de cuire des pommes de terre, puis, quand il était ivre, se mettait à parler avec une telle franchise que, le jour suivant, Pasternak envoyait sa femme de ménage lui porter un billet disant : « Tu n'étais pas chez nous hier, et tu ne nous a rien dit.» Par contre, le pianiste Stanislav Neigauz, second fils du premier mariage de Zinaïda Nicolaïevna, se vit un jour refuser l'autorisation d'aller participer à Varsovie au concours Chopin. Sa mère pria Fadéiev de l'aider. Ce dernier, qui alors n'était pas ivre, lui répondit: « Nous-mêmes, Zina, avant de nous laisser partir pour l'étranger, on nous examine sous toutes les coutures, et c'est très normal.» - « Mais, répliqua-t-elle, vous connaissez Stanislav, il a grandi sous vos yeux.» -·«Ah, ne dites pas ça !» rétorqua Fadéiev en lui lançant un regard qui ne disait rien de bon, « Stanislav a été élevé par Boris». Rougissant, Zinaïda Nicolaïevna s'écria : « Mes compliments pour cette découverte», et elle le planta là. Après quoi, longtemps elle refusa de lui adresser la parole. Souvent on se demande pourquoi Staline ne fit pas arrêter Pasternak. Presque tout son entourage fut anéanti, mais lui, à l'époque, s'en tira. Un moment, on prétendit qu'il avait été sauvé par Fadéiev qui, au fond, l'aimait et avait su le défendre au cours d'un entretien avec Staline. La chose est difficile à croire, mais on le disait. * * * Que pensait vraiment Fadéiev? Faisait-il confiance à Staline ou bien son attitude reflétait-elle une manière personnelle de « s'adapter»? Croyait-il au communisme ou bien faut-il voir là une sorte de « smerdiakovchtchina », * ou encore s'abritait-il derrière Staline? Est-il juste de lui attribuer ce mot : « Mieux vaut mentir que se taire?» Il est difficile de discerner le vrai du faux lorsqu'il s'agit d'un « Soviétique», voire d'un Fadéiev. Toute personne qui vivait alors en U.R.S.S. aurait pu difficilement dire si elle avait confiance ou non en Staline; et à tous les écrivains qui pensaient plus ou moins par eux-mêmes la même question, qu'ils le voulussent ou non, se posait. Fadéiev pouvait-il faire confiance à Staline quand celui-ci le força d'approuver les arrestations de ses collègues et amis? (On sait que rien que pour le village de Pérédelkino, il * Terme formé sur le nom de Smerdiakov, personnage des Frères Karamazov de Dostoïevski, et exrimant l'idée de puanteur, de pourriture, d'infection. L'étymologie du verbe smerdiet' saute aux yeux. - N.d.l.R. BibliotecaGino Bianco IN MEMORIAM dut approuver l'arrestation de vingt écrivains, y compris Spaski), ou quand il lui fit récrire la Jeune garde parce qu'il avait insuffisamment mis en relief le rôle du Parti dans l'Armée rouge et trop souligné au contraire que celle-ci avait agi d'elle-même en battant en retraite? Or ces chapitres étaient les meilleurs du livre. Fadéiev buvait beaucoup; parfois ses périodes d'ivresse duraient deux ou trois semaines, tant que Staline ne le faisait pas appeler. Alors les médecins le dégrisaient, l'installaient dans une voiture officielle et l'expédiaient à Moscou. Naturellement la boisson l'aidait à se mettre en paix avec lui-même; elle était aussi la réponse aux questions dramatiques qui se posaient à lui; et cela dans une certaine mesure réconciliait sa conscience avec la terreur, son talent avec les directives du Parti, son passé prolétarien avec les « bonnes rations» du Kremlin, et ainsi de suite. En dépit de tout cependant, j'avais l'impression que, dans son drame intime, l'élément déterminant était une certaine foi en Staline et en la cause, peu importe que cette foi ait été frelatée ou cynique, car Fadéiev n'était pas par nature un adapté ou un opportuniste à tous crins. Dans un certain sens, le régime stalinien était son régime. Pour lui, un proverbe russe semblait répondre à torit : « Quand on casse du bois, les éclats volent.» Rebâtir la société est impossible sans sacrifices en soi-même et hors de soi. Il fallait les accepter, ce qui signifiait qu'on devait commencer par museler sa conscience, la mutiler et bien souvent qualifier blanc ce qui était noir, au nom des grands mots d'ordre de l'époque. La mort de Staline et le rapport écrasant de Nikita Khrouchtchev au XXe Congrès ouvrirent la dernière phase de la vie de Fadéiev. Sa foi en Staline fit place à une lucide appréciation de la réalité, de sa place dans la société soviétique et de son avenir. Le bois, semblait-il, avait bien été cassé, mais pour rien. Et l'homme qui avait écrit à la fin de la Débâcle qu' « il fallait vivre pour remplir sa tâche», se tua, le 13 mai 1956, d'une balle au cœur. Cette fin était certainement logique, mais était-elle inéluctable? Fadéiev n'aurait-il pu, comme tant d'autres, tranquilliser sa conscience en faisant retomber tous les torts sur Staline ? Il l'aurait pu, mais il ne le fit pas, _car il avait gardé malgré tout un certain sens civique et était prêt à payer pour le passé. Dans des cas semblables, la presse soviétique se borne à mentionner simplement la mort; le~ circonstances, les motifs sont des sujets dont on n'a pas besoin d'entretenir l'homme de la rue. Mais il était impossible de cacher le suicide du Maréchal de la littérature soviétique. La Pravda écrivit donc que c'était dû à l'alcoolisme. Cependant dans les cercles littéraires de Moscou, on savait que,

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==