210 pour peu que le joug de la prison desserre son étreinte et que je puisse épancher mon cœur à des amis ou lire une page sincère, me voilà le plus heureux des hommes ... Je me sens léger, calme, immatériel l Je suis couché sur mon lit de planches, tout en haut de la pyramide, et je regarde le plafond, presque contre mon nez; il est nu, plâtré à la diable, mais je savoure le bonheur de vivre, je m'endors dans la béatitude! Aucun président, aucun premier ministre ne pourra s'endormir aussi heureux de son dimanche l Ce n'est pas des conditions d'existence en prison qu'il est question ici, mais de l'aspiration de l'homme à la liberté,- à l'affranchissement spirituel, à la faculté d'exprimer sans crainte ses pensées. C'est l'affirmation que le bonheur s'identifie parfois à la souffrance, qu'il procède précisément de ce fait que, « en liberté», les hommes sont si enchaînés au système, si dominés par la peur, qu'ils ne peuvent plus échanger franchement leurs idées. · Bien que dans cet institut la surveillance des autorités soit sévère et qu'il y ait des « moutons», l'étroite camaraderie de tous ces hommes est la plus forte, car ils n'ont plus rien à perdre, n'ayant même pas l'espoir de recouvrer un jour la liberté. C'est pourquoi on y parle ouvertement de Staline, qu'on appelle avec mépris le « patron», et . du système instauré par lui. Plusieurs chapitres du livre sont consacrés au dictateur qui vient de fêter ses soixante-dix ans. On peut dire sans craindre de se tromper qu'avant cette œuvre jamais Staline n'avait été peint de cette manière. Soljénitsyne présente ainsi Staline : Mais c'est tout bonnement un petit vieux avec sous la gorge une peau desséchée et saillante (qu'on faisait disparaître des portraits), une bouche puant le gros tabac, des mains grasses qui laissaient des empreintes sur les livres. · Et plus loin : Il y a trois jours; son glorieux soixantedixième anniversaire a fait un bruit de tonnerre. On l'a fêté ainsi : le ·20 au soir· on a battu à mort Traïtcho Kostov. ,Ce n'est que lorsque ses yeux de chien fqrent <;1.evenusvitreux que la fête put commencer pour de bon. Le 21, au Grand Théâtre, il y ~ut une. cérémonie solennelle. Mao Tsé-tourig, D9lorès Ibarruri et d'autres camarades prirent la parole. Soljénitsyne donne aussi une image de l'entourage servile de Staline : « On entendit à la porte quatre petits coups, non, pas même de petits coups, mais de .légers grattements, comme si un chien se f_rottait à la porte.» Et Poskrebychey e:µtra « avec.son air immuable de fidél~té à toute épreuve et d'homme prêt au service». BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT· SOCIAL Un des chapitres du livre porte un jugement sur la littérature soviétique. Sont mentionnés feu le vénérable Alexis« Non»-Tolstoï, Vassili Ajaïev, auteur de la pièce Loin de Moscou ; un certain Galakhov, sous les traits duquel on peut deviner et Mikhaïl Cholokhov et Constantin Simonov; sont également mentionnées des traductions d'auteurs américains dits progressistes : Chaque récit contenait nécessairement une saleté sur l'Amérique. Rassemblées en tas venimeux ces saletés donnaient une telle idée de cauchemar qu'on ne pouvait qu'être .étonné que les Américains ne se fussent pas encqre tous enfuis ou pendus. L'ensemble des problèmes soulevés dans ce livre touche à tous les aspects de la réalité soviétique. Mais il n'y à pas trace de dénigrement. En fin de compte, ce livre est optimiste, car il reflète une force d'âme inébranlable. Ces deux traits de courage, l'attachement à la vérité et la fidélité aux principes, Soljénitsyne les ma nifeste dans ses œuvres littéraires aussi bien que dans sa conduite. La preuve en est la lettre envoyée par lui au IVe Congrès des écrivains soviétiques. Il,-y évoque la' pression de la censure, proteste contre la perquisition de son appartement, la saisie de ses manuscrits et clame son indignation contre le fait que ses œuvres envoyées à des revues n'ont même pas fait l'objet d'une réponse motivant le refus de les publier. Il est significatif que la Litératournaïa Gazeta du 26 juin 1968, tout en soumettant la lettre de Soljénitsyne à une virulente critique, .s.e soit bien gardée d'en donner le texte intégral. Les déclarations catégoriques de Soljénitsyne contenues dans cette lettre sont d'un courage exemplaire : Je suis tranquille, sûr que j'accomplirai, quelles que soient les circonstances, ma tâche d'écrivain - et de la tombe avec encore plus de succès et d'autorité que viv~nt. Nul ne peut barrer la route à la vérité; et pour qu'elle aille de l'avant, je suis prêt à accepter même la mort. Mais peut-être beaucoup de leçons finiront-elles par nous apprendre à ne pas briser la plume de !'écrivain de son vivant; Il n'y a pas encore d'exemple que cela ait donné plus de lustre à notre histoire. Ainsi la tragédie d'Alexandre Solj.énitsyne est loin d'être terminée. Mais de quelque manière 9u'elle s'achève, honneur et gloire ·à !'écrivain qui croise le fer- avec un régimé aussi puissant et inhumain 1 ARKADI G. GAIEV. (Traduit du russe)
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==