Le Contrat Social - anno XII - n. 4 - dicembre 1968

B. SOUVARINE effigie à Canton (Reuter, 21 mai 1967). Mais objecter là-contre serait ne rien entendre aux profonds desseins de la haute politique. Au mois d'août de la même année, l'ambassade de la Grande-Bretagne à Pékin est incendiée, mise à sac par la racaille, les diplomates anglais sont malmenés, les femmes outragées, le chargé d'affaires empoigné, obligé de courber la tête sous les huées. Ce gentleman, retenu en Chine contre son gré, ne pourra partir qu'un an plus tard, alors que « les treize membres de la mission britannique, notamment des femmes et des enfants, attendent toujours leur visa », et ses premiers mots en arrivant à Hong Kong (15 août 1968) seront pour préconiser le maintien des relations avec la Chine, « nation la plus peuplée du monde, sur le point de devenir une puissance nucléaire ». ( Le gouvernement travailliste de Sa Majesté se rattrape largement de ses avanies en Chine en fournissant au Nigéria, concurremment avec l'Union soviétique, l'armement nécessaire à l'extermination des habitants du Biafra, nation peu peuplée et dépourvue de potentiel atomique.) On devine aisément ce qu'il serait advenu à une ambassade américaine à Pékin si les injonctions des têtes de linotte en faveur d'une reconnaissance officielle de Mao par les Etats-Unis avaient été suivies d'effet, et en quel état seraient revenus les envoyés du State Department après avoir été soumis à des démonstrations « culturelles ». On pressent aussi le spectacle qu'offrirait l'assemblée des Nations unies si les disciples de Mao étaient invités à y réciter les « pensées » de leur seigneur et maître. En matière de diplomatie, le monde civilisé avait établi non sans peine des règles de protection et de courtoisie : Staline a « changé tout cela » en propulsant des troupeaux de braillards contre les ambassades, traitant les diplomates en otages, et Mao ne fait que l'imiter au centuple, avec la tolérance de l' « Occident pourri » qui s'incline bien bas devant .ces manifestations originales de la « culture ». A l'imitation (en moins drôle) de Sganarelle qui a décidé que le foie se trouve à gauche et le cœur à droite, qui persuade un Géronte incrédule en lui disant que « nous avons changé tout cela », Mao a prétendu aussi changer l'espèce humaine, transformer l'homo sinicus (pour commencer ...) en sorte de le contraindre à marcher sur la tête, pour ainsi dire*, les * Ce~tes, pas a~ sens où l'entendait Hegel, dont Marx s est approprié ]a métaphore vice versa. BibliotecaGino Bianco 201 pieds en l'air, sans se séparer du petit livre rouge. Il a voulu que ses bipèdes avancent par « grands bonds en avant » comme les kangourous, ou plutôt « comme les sauterelles innombrables, et comme elles insatiables » (Vladimir Soloviev dixit). Dans son délire paranoïaque, il a voulu pour sa part également « changer tout cela », même et surtout ce qui n'est pas changeable, il a voulu plier à son caprice pathologique, outre la nature humaine, l'économie politique et les lois sociologiques. Et ce, en invoquant Karl Marx, ce penseur oriental, après avoir adoré Confucius, ce philosophe occidental, qu'il voue à présent aux gémonies du « révisionnisme ». Il n'a pas réussi et ne réussira pas dans son entreprise contre nature. En 1962, nous écrivions dans le numéro de novembre de cette revue : « Mao n'est pas seul, il y a certainement dans son voisinage des hommes plus intelligents qui réprouvent sa politique, condamnent ses méthodes, ne servent son culte qu'à contre-cœur... » On sait main tenant qu'au Comité central et au gouvernement, la majorité tentait de s'opposer à Mao, mais que la défaite des opposants ne donne à leur vainqueur qu'un triomphe apparent et éphémère. Liu Shao-chi n'était pas un aigle, sa brochure Comment être un bon communiste ne vaut certes pas mieux que celle des citations de Mao, mais avec son « infime poignée de traîtres révisionnistes », il aura eu raison sur le plan pratique, en fin de compte. D'ores et déjà, il s'avère que la Chine a surmonté par ses voies et moyens imprévisibles le terrible ébranlement que Mao lui a infligé sans merci. Une troisième force sui generis que représentent Chou En-lai et les chefs de l'armée, assez adroits pour servir Mao dans sa gloriole et le desservir dans son dessein absurde, a retenu le pays au bord de la catastrophe et s'emploie à restaurer un ordre de choses peu différent du précédent, en partie avec d'autres hommes qui ressemblent aux vaincus comme des frères. Peut-être eût-il mieux valu, dans l'intérêt de la Chine et du monde, que Mao ait eu licence de poursuivre jusqu'au bout sa sinistre entreprise ? La Chine et le monde seraient aujourd'hui débarrassés de lui et de sa bande. Mais rien ne servirait d'épilogue: sur une perspective déjà évanouie, tel un mirage. QUE le « groupe » de Mao, comme on dit à Moscou, l'ait emporté sur une « poignée » de traîtres, comme on dit à Pékin, cela n'affaiblit en rien le jugement lucide et courageux porté par André Sakharov sur

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