Le Contrat Social - anno XII - n. 2-3 - apr.-set. 1968

J. FRANK LE BUT de la juxtaposition et du repli de la durée est évidemment de saper pour le lecteur les mobiles conscients de Raskolnikov. L'état d'hystérie hypnotique au cours de laquelle il tue la vieille prêteuse sur gages ne peut révéler plus clairement, d\1ne manière plus objective, dramatique, que le crime de Raskolnikov n'est pas commis conformément aux préceptes utilitaristes et altruistes. Quoi que le héros ait pu penser de lui-même, il agit maintenant sous l'emprise d'autres forces et non pas suivant sa théorie, encore fraîche à notre mémoire puisque nous l'avons rencontrée juste une page ou deux plus tôt. La technique de Dostoïevski est a1ns1 conçue pour obliger le lecteur, s'il est tant soit peu attentif, à se demander quel peut être le vrai motif de Raskolnikov. A notre avis, la construction de la première partie du roman est tout entière destinée à donner une réponse à cette question, de la même manière dramatique, objective. Cette première partie se compose de deux séries alternées d'épisodes. D'une part, de larges retours en arrière nous instruisent sur le passé de Raskolnikov, sa situation de famille désespérée et toutes les circonstances qui Je poussent au crime. Toutes ces scènes établissent le côté altruiste du personnage et renforcent le sentiment que nous avons de sa bonté essentielle, de son humanité, de sa compassion aux souffrances d'autrui. Cet aspect de sa nature le distingue à jamais d'un véritable criminel et lui donne la pensée d'expier son crime - si l'on peut ici parler de crime - par de futurs services à rendre à l'humanité. Mais alors nous le voyons aussi en action dans les scènes avec Marmeladov et sa famille, et aussi dans l'épisode de la jeune fille sur le boulevard. Et chaque fois apparaît une dialectique très significative, qui mine les fondations de sa théorie utilitariste altruiste, exactement de la même façon que le fera, plus tard, l'ironie dramatique ; cette dernière n'est, vraiment, que le crescendo final de toute cette magistrale partie de l'œuvre. Dans chacun de ces épisodes, Raskolnikov réagit d'abord d'une façon purement instinctive au spectacle de la misère et de la souffrance humaines ; il se précipite spontanément pour aider et secourir. Mais brusquement se produit une transformation totale de sa personnalité. Soudain, il se replie sur lui-même, devient indifférent, méprisant, et, au lieu de plaindre le genre humain, il se met à le haïr pour sa faiblesse et sa déchéance. Dans chaque cas, ce BibliotecaGino Bianco 149 changement de sentiment est présenté comme le résultat d'un calcul d'origine utilitariste. Par exemple, Raskolnikov meurt de faim et cependant il laisse tout son argent aux Marmeladov; mais à peine sorti, il se met à se tourner en dérision à cause de son geste. Pourquoi ? Parce que, pense-t-il, « après tout ils ont Sonia, alors que j'ai moi-même besoin de cet argent ». Ce qui le conduit à des réflexions sur les êtres humains, à ce point méprisables qu'ils peuvent s'accoutumer à tout - par exemple, à vivre du revenu de leur fille prostituée. La même situation se répète, plus longuement, avec la fille sur le boulevard, une fille qui, de toute évidence, vient d'être violée et se trouve en danger de tomber entre les mains d'un nouveau séducteur. Tout d'abord, Raskolnikov vole à son aide, puis il s'en détourne avec une froide répulsion. « Qu'ils se mangent entre eux », se dit-il (après tout, un vrai sentiment darwinien). Et alors il médite la proposition de Malthus selon qui « un certain pourcentage » doit de toute façon prendre ce chemin, pour la protection de la société, si bien que compassion et sympathie sont totalement déplacées. La source de la théorie du « pourcentage » a été récemment retrouvée par l'école soviétique dans un artide du Monde russe signé Zaïtsev, lequel l'utilise pour l'argument philanthropique suivant lequel le vice et le crime étant des phénomènes naturels inévitables, on a tort de punir les coupables. Dostoïevski se sert de la même idée à propos de Raskolnikov, mais il est peut-être plus logique en prenant comme critère le plus grand bien pour le plus grand nombre. Le motif altruiste conscient de Raskolnikov nous est découvert par une remontée progressive dans le passé, mais, à chacun de ses pas, correspond un épisode présent aux yeux du lecteur, préparant l'évolution future qui jette un doute sur le mobile conscient et qui révèle le véritable effet de ses idées sur ses sentiments. Dans chaque cas, le lecteur peut voir clairement que, lorsque Raskolnikov agit sous l'influence de ses idées utilitaristes, il déchaîne en lui-même un égomaniaque froid et impitoyable qui hait l'humanité tout en continuant à croire qu'il l'aime. Cette illustration dramatique répétée de la manière dont les idées de Raskolnikov gauchissent et déforment ses sentiments peut expli- . /\ . . . quer pourquoi ces memes critiques qut taxent Dostoïevski d'inconséquence n'ont jamais été jusqu'à prétendre que la faute artistique qu'ils dénoncent ait nui sérieusement au ro1nan. En fait, ces critiques doivent être sensibl s à l'unité

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