112 d'élèves fut ineffaçable, trouva peut-être son meilleur moyen d'expression en une sorte de journalisme philosophique où le monologue et le dialogue se confondent et qui nous contraint à évoquer les écoles de sagesse de la Grèce antique. Les thèmes conducteurs sont constamment fournis par la grande tradition du rationalisme critique qui va de Platon à Kant en passant par Descartes ; les applications existentielles sont innombrablts, souvent relatives à l'actualité, encore que très cohérentes. On voit qu'Alain, qui n'était point un penseur solitaire, avait besoin d'un public, plus large et plus librement composé que celui d'une classe. C'est pourquoi la partie la plus caractéristique de sa vie fut peut-être celle où, pendant une quinzaine d'années, il put, grâce à ses amis, publier régulièrement le journal de ses pensées, jugements et opinions sous la forme de ces Libres Propos qui constituèrent un foyer intellectuel tout aussi significatif et noble que les Cahiers de Péguy bien que d'orientation très différente, sinon touiours différente. Il faut rappeler qu'au lendemain de la première guerre mondiale Alain pour un temps n'avait plus de tribune ; c'est alors que Jeanne et Michel Alexandre, tous deux professeurs à Nîmes, firent paraître, d'abord à leurs frais, cette très dense petite revue dont la fonction première était de rassembler en des fascicules mensuels tous les « Propos » qu'Alain donnait çà et là. Elle parut tant que la dévorante politique et l'approche de la nouvelle guerre ne vinrent pas à bout des forces d'Alexandre, valétudinaire qui semblait infatigable ; sa veuve vient de faire paraître l'histoire de cette expérience mémorable en un petit livre dont l'ardeur fervente et sobre gagne encore les lecteurs d'autrefois et doit toucher ceux qui ne connurent pas ce passé. Oh retrouve autour du maître, en une hiérarchie aisément acceptée que marqua naguère la typographie, la phalange des fidèles qui reflétèrent sa lumière sans la moindre servilité et apportèrent des contributions souvent précieuses ou curieuses. Les enseignants philosophes en formaient naturellement le plus grand nombre, mais il est permis de faire ressortir trois ou qüatre figures inoubliables. · D'abord, bien entendu, les fondateurs et directeurs. Michel Alexandre n'avait pas été l'élève d'Alain, mais il a dit lui-même, avec le généreux enthousiasme qui formait le fonds de son être, comment, l'ayant rencontré à vingt ans, il avait reconnu en lui un maître, son maître. Il le représentait, il le servait avec toute son intelligence chaleureuse et subtile, avec l'incomparable capacité de sympathie hum~ine qui le BibllotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL . ' mettait en contact avec tous, avec ce qu on pourrait appeler sa soif de modestie. Jeanne Alexandre, non moins profonde et résolue, s'imposait par sa pensée virile, intransigeante et fière. On vit paraître dans la revue la signature de la jeune Simone Weil, tout le monde ignorant alors qu'elle était promise à la transcendance du sacrifice chrétien le plus brûlant, mais qui dut sans doute en partie à son professeur Alain la rigueur hautaine de sa puissante intèlligence et son culte pour les Grecs. Nous ne pouvons enfin oublier Lucien Cancouët, le bon camarade de guerre, le cheminot, le militant syndicaliste qui, pasticheur involontaire de son grand compagnon, n'en gardait pas moins sa carrure plébéienne et sa rude saveur d'autodidacte loyal et pur, toujours dévoué à ses tâches. N'y avait-il pas là les éléments d'un microcosme social digne d'agir durablement sur le réel d'une époque? Nous pouvons maintenant revenir au chef de file, mais en nous bornant à préciser la portée politique de son œuvre et de son exemple. * * * JEANNEALEXANDREaffirme et prouve que l'action politique des Libres Propos fut toujours commandée par la lutte contre la guerre dont on craignait de plus en plus le retour. C'est un fait qu'en dépit de l'exiguïté de leur public, Alain devint pour nombre de pacifistes un des chefs qu'ils invoquaient. Mais cela n'était pas sans confusion, car ils lui prêtaient souvent leurs propres pensées qui n 'étaient guère que des sentiments ; aussi étaient-ils stupéfaits, voire scandalisés, lorsqu'ils apprenaient qu'au début de la guerre mondiale et en la quarante-septième année de son âge, Alain s'était engagé. Ce n'était point geste de théâtre ou bien enrôlement en quelque service civil : l'artilleur Alain combattit avec la piétaille dans un secteur qui, pour n'être pas des pires, n'était pas non plus de tout repos. Un banal accident, qui lui valut à la fois sa claudication et sa réforme, le dispensa de partir pour Verdun. Il faut bien préciser que pendant ce long séjour au front, notre soldat n'avait jamais rusé avec sa situation ni médité d'héroïques révoltes, mais fait correctement son métier sans dissimuler' sa joie de voir les obus de sa batterie atteindre la cible qu'on choisissait pour eux. N'oublions pas qu'il imitait non pas Gandhi mais Socrate, qui fut lui aussi bon citoyen e~ bon soldat ; il avait en tout cas conquis de la sorte plein droit de parler · de la guerre en homme qui la connaît bien.
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