Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

M. BODY Plus loin, des pages sur les rapports russogermaniques, sur le partage de la Pologne et les luttes héroïques de ce pays pour reconquérir son indépendance. On y trouve une analyse pénétrante de la politique des trois puissances : Prusse, Autriche, Russie. L'hégémonie de la Prusse se précise en Europe centrale et dans la Baltique. D'accord avec Bismarck, la Russie va chercher des compensations territoriales en Asie. Comme dans ses autres écrits, Bakounine se livrera une fois de plus à une digression qui nous vaudra sur la Chine des pages étonnantes 2 où sont annoncées l'évolution de ce « continent » et sa transformation inéluctable en grande puissance économique et militaire. Après l'annexion à la Prusse du Schleswig et de !'Holstein, après la victoire de Bismarck sur l'Autriche et sur la France, Bakounine brosse un tableau de la situation en Europe : A l'heure actuelle, sur tout le continent européen, il ne reste qu'un seul Etat vraiment souverain : l'Al• lemagne. En effet, de toutes les puissances continentales - nous ne parlons, bien entendu, que des grandes, car il va sans dire que les petites et moyennes puissances sont condamnées à être, au début, nécessairement asservies et, à bref délai, englouties - de tous les Etats de premier ordre, seul l'Empire germanique remplit toutes les conditions d'une souveraineté totale, alors que tous les autres sont dépendants de lui. Et cela pas seulement parce qu'il a remporté de brillantes victoires sur le Danemark, l'Autriche et la France; qu'il s'est emparé de tout l'armement de celleci et de tous ses dépôts militaires ; qu'il l'a obligée à lui verser cinq milliards ; qu'il a occupé contre elle, en annexant l'Alsace et la Lorraine, sous le rapport défensif ausi bien qu'offensif, une position militaire de premier ordre ; pas seulement non plus parce que l'armée allemande, par ses effectifs, son armement, sa discipline, son organisation, l'esprit d'obéissance et la science militaire de ses officiers, mais aussi de ses sousofficiers et hommes de troupe, sans parler de l'indéniable supériorité de ses états-majors, surclasse absolument aujourd'hui toutes les armées existant en Europe; pas seulement non plus parce que la masse de la population allemande est composée de sujets sachant lire et écrire, appliqués et laborieux, qui produisent, qui sont relativement instruits pour ne pas dire savants, par surcroît dociles, respectueux des autorités et des lois, et que l'administration aussi bien que la bureaucratie allemandes ont pour ainsi dire atteint l'idéal auquel aspirent vainement la bureaucratie et l'administration de tous les autres Etats ... Certes, tous ces avantages ont contribué et contribueront encore aux étonnants succès du nouvel Etat pangermanique, mais on ne doit pas y voir la raison principale de son écrasante force actuelle. Disons même qu'ils ne sont rien de plus que les effets d'une cause g~~rale et plus profonde qui conditionne toute la vie sociale allemande, à savoir l'instinct de communaut~, trait caract~ristique de la nation allemande. 2. Reproduite• dan• k Contrai ,octal, mars-avril 1961. Biblioteca Gino Bianco • 71 Comment cet « instinct de communauté » s'est formé, c'est ce que montre ensuite Bakounine qui conclut : L'obéissance traditionnelle des Allemands aux autorités de tous grades et de tous rangs est attestée par toute l'histoire de l'Allemagne et, surtout, par l'histoire moderne qui constitue une suite ininterrompue d'actes éclatants de soumission et de résignation. Dans le cœur des Allemands s'est formé au cours des siècles un véritable culte du pouvoir d'Etat, culte qui a peu à peu engendré une doctrine et une pratique bureaucratiques et qui, par les soins des savants allemands, est devenu ensuite le fondement de toute la science politique enseignée aujourd'hui dans les universités d'Allemagne. Le besoin de conquérir et d'opprimer qu'a toujours éprouvé la nation germanique, depuis les chevaliers teutoniques et les barons du Moyen Age jusqu'au dernier philistin bourgeois des temps modernes, est aussi attesté avec éclat par l'histoire. Et nul n'en a souffert aussi durement que les Slaves. On peut dire que la mission historique des Allemands, du moins dans le Nord et à l'Est, et, bien entendu, d'après la manière qu'ils ont de la concevoir, a consisté et consiste à peu de chose près, même encore de nos jours, à exterminer, à asservir et à germaniser par la violence les peuples slaves. Cette longue et triste époque historique dont le souvenir reste profondément ancré dans le cœur des Slaves, aura sans aucun doute ses répercussions le jour de l'ultime et inéluctable combat des Slaves contre les Allemands - si la révolution sociale ne les a pas auparavant réconciliés. * * * APRÈS avoir défini les principales périodes de l'histoire de l'Allemagne depuis le xv! siècle et sa renaissance après 1815, Bakounine met en relief l'influence de Lessing, Schiller, Gœthe, Kant, Fichte et surtout de Hegel sur l'évolution de la pensée allemande. Parlant du système philosophique de Hegel, il ne cache pas qu'il subit lui aussi son envoûtement : Ceux qui n'ont pas vécu cette époque ne pourront jamais comprendre combien était fort le culte de ce système philosophique dans les années 30 et 40. On croyait que l'absolu recherché de toute éternité était enfin découvert et expliqué et qu'on pouvait se le procurer en gros et en détail à Berlin. Dans l'histoire de l'évolution de la pensée humaine, la philosophie de Hegel a été, en effet, un événement considérable. Elle fut le dernier mot, le mot définitif du mouvement panthéiste et abstraitement humaniste de la pensée allemande qui débuta par les ouvrages de Lessing et atteignit son plein épanouissement dans les œuvres de Gœthe ( ...). La philosophie de Hegel a été le couronnement de ce monde fondé sur un idéal supérieur. Elle en a été l'expression et en a donné une définition complète par ses constructions et ses catégories métaphysiques ; mais en même temps elle lui a porté un coup mortel en aboutissant, par une logique inflexible, à cette prise de conscience définitive qu'elle et lui n'ont ni consistance ni réalité et, pour tout dire, ne renferment que du vide.

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