Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

54 commercial et l'augmentation instantanée (sic) de la production et de la consommation chez tous les peuples: en raison des relations directes qui s'établiront entre eux (sic). Alors, l'Europe pourra tendre à l'unité politique et industrielle, despotiquement d'abord, librement ensuite {p. 365). L'unité économique et politique de l'Europe ne pourra se faire que « despotiquement », c'est-à-dire par et sous l'occupation russe. En effet, la guerre générale comporte une « seconde phase », que Cœurderoy résume sous le titre « Itinéraire des Russes jusqu'à Paris » « Quand le Tsar verra sa domination affermie dans l'Orient, et la France dévorée par l'anarchie, il s'élancera d'un bond à la conquête de l'Occident » (p. 368). Ainsi se dessinent, dans le feu de la guerre et de la révolution mondiales, les contours de l'ère planétaire : « La prochaine Révolution d'Europe sera faite par la Force, par la Centralisation, par la Russie ; celle que doivent opérer la Liberté,, le Fédéralisme et l'Amérique ne viendra que bien longtemps après, quand les conséquences de la première seront épuisées » (p. 402). En attendant cette seconde vague révolutionnaire « libertaire, fédéraliste et américaine », quel sera le sort de l'Europe ? Europa capta ... BRUNO BAVER avait déclaré à Marx qu'à son avis « seuls les collaborateurs des envahisseurs [russes] pourraient dans l'avenir jouer un rôle historique d'envergure mondiale ». Cœurderoy ne voyait, pour sa part, aucun « danger » en la « fatalité » de l'imminente invasion russe, « puisque cette invasion se transformera et se dispersera de mille manières au contact des sociétés civilisées » (p. 81). Nietzsche, qui avait salué avec enthousiasme l'avènement de la Russie ( « Signe du siècle prochain : l'entrée des Russes dans la civilisation. Un but grandiose. Proximité de la barbarie, éveil des arts, enthousiasme de la jeunesse, folie fantastique et force de volonté réelle » ), avait aussi envisagé la possibilité d'une domination russe sur l'Europe et espérait que cette dernière jouerait le rôle de la « Grèce sous la domination de Rome 32 ». Mais c'est peut-être Gioberti qui a exprimé le plus lucidement le « défaitisme » européen devant le Drang nach W esten de la Russie. A la fin du Rinovamento civile d'Italia (1851), il écrit : L'état présent de la civilism:.ionne comporte pius que les Cosaques subjugent l'Occident et en fassent 32. Cf. Die Unschuld des Werdens, in_Werke, éd. Kroner, 1931, vol. II (aphorismes 1035 et 1195). BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET.RECHERCHES une terre brûlée, comme les anciens Barbares : la domination russe n'aura pas forme de conquête, mais de primauté, d'hégémonie, de patronage. Ce sera une nouvelle barbarie, mais moins grossière; un nouvel esclavage, mais moins cruel; un nouveau Moyen Age, mais moins ténébreux et surtout moins long que l'ancien ( ... ). Tandis que la Russie prendra possession d'une certaine manière du corps des autres nations, celles-ci conquerront son esprit. Quand une demibarbarie vient à prédominer sur des nations cultivées, elle assimile une part de leur culture ; de sorte que ces soldats russes qui établirijient la servitude en France et en Italie. apporteraient la liberté à leur propre pays. Quelle que puisse être la suite des événements, il est certain que leur issue finale sera le nivellement de l'Europe non point en un Etat despotique, mais populaire, et qu'ainsi disparaîtront la dualité et l'antagonisme actuels entre l'Orient barbare et l'Occident civilisé. Le moyen de cette transformation est incertain: l'effet est hors de doute. L'Europe sera unifiée comme peuple par les nations occidentales ou par l'autocratie ; par les races latines et germaniques ou par le panslavisme. Dans le premier cas le .. but est plus proche et la route meilleure; dans le second, plus éloigné et précédé d'une voie douloureuse terrible; il ne pourra être atteint qu'au prix du repos, de l'honneur et du sang de nombreuses générations. Bien des Européens, et non des moindres, tiendront le même langage, un siècle plus tard. Mais s'il ne faut pas s'étonner que Gioberti n'ait pas prévu que l'autocratie se parerait un jour des couleurs de la « dictature du prolétariat », il est pour le moins bizarre que tant d'esprits distingués, « marxistes » de surcroît, se soient laissé emporter dans le même « crescendo de mensonges, de faux-semblants et d'illusions » que dénonçait Michelet en 1851, et qu'ils aient oublié que les but~ phantasmatiques qu'ils attribuaient si généreusement au « communisme » avaient déjà servi d' << auréole idéologique » à l'impérialisme russe un siècle plus " tot. Le mythe russe et ses critiques LORSQU'ONFEUILLETTEaujourd'hui Michelet, M_arxou Engels, on est frappé par la permanence du mythe russe. On n'avait pas attendu, par exemple, l' « édification du socialisme » pour s'attendrir sur le « père des peuples ». Michelet entrait en transe devant le « développement diabolique de cette effroyable paternité » : « Providence visible, père des pères », le tsar, disait-il, fait figure de « Messie de serfs, un Messie barbare, terrible à l'Europe 33 ». Les nuances, les plus subtiles, les plus « marxistesléninistes » du « culte qe la personnalité » étaient déjà connues à l'époque. Aussi bien, Michelet s'indignait que, « dans les catéchismes russes, le nom de l'empereur est imprimé en 33. Légendes démocratiques du Nord, pp. 38 et 226.

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