Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

50 de l'Occident de pénétrer en Russie, Nicolas Ier (comme plus tard Staline et ses épigones) dressa entre l'Europe et le peuple russe un « véritable mur chinois », selon ses propres termes. Après l'écrasement de la révolte hongroise, son chancelier Nesselrode déclarait au corps diplomatique que « les dangers qui auraient compromis la sécurité de nos frontières sont écartés : la Hongrie est rentrée sous l'obédience de son souverain légitime » 19 , tandis que son ambassadeur à Londres présentait l'intervention russe en Hongrie comme un fait accompli « dont il était superflu de parler· ». C'est alors qu'éclata au grand jour la veulerie des classes dirigeantes européennes qui ne devait cesser de hanter Marx et Engels jusqu'à la fin de leurs jours. « Finissez-en le plus vite possible », déclara Palmerston. « Tâchez d'agir avec de grandes masses pour écraser d'un coup l'anarchie, conseilla de son côté le duc de Wellington. Il importe que vous ne subissiez pas d'échec. » Et l'ambassadeur du tsar concluait : Je suis convaincu que notre accord avec l'Autriche pour une action commune en Hongrie ne rencontrera ici [en Angleterre] aucun obstacle si cette action est décisive. Les sympathies hongroises se sont refroidies dans l'opinion anglaise parce que la canaille révolutionnaire s'est jointe au mouvement ( ...). Nous n'avons plus rien à demander à l'Angleterre, du moment qu'elle nous laisse agir de concert avec l'Autriche pour restaurer l'ordre en Hongrie. Ses regrets ne nous intéressent pas, et nous n'avons pas davantage besoin de son approbation. L'Autriche demandait la protection du tsar ; l'Angleterre laissait faire ; l'Allemagne restait paralysée devant les menaces tsaristes ; la seconde République ne bougeait pas. Comme dira Michelet, « en 1851, une ombre froide et malsaine pesait sur l'Europe. Le gouvernement d'alors, en préparant le Deux-Décembre, faisait au tsar les plus humbles, les plus lâches soumissions. Son ambassadeur siégea dans le conseil de nos ministres ! Quelqu'un me dit avec horreur : L'Empire russe va jusqu'à Calais. Moi, je pars pour l'Amérique 20 ••• » En même temps qu'on écarquillait les yeux devant ce « gros nuage noir » qu'on voyait s'étendre ... de l'Oural à Calais, les Slaves que redoutaient Girardin et Montalembert fais-aient leur première apparition massive sur la scène 19. Il y a tout lieu de penser que l'idée que les hommes d'Etat russes se font de la • légitimité & n'a pas varié depuis. Voici comment Khrouchtchev justifia, le 2 décembre 1959, devant un auditoire hongrois, l'écrasement de la révolution de 1956: • Camarades, à l'époque de la révolution de 1848, le tsar Nicolas Jer, voyant que le trône de François-Joseph était ébranlé, envoya son armée pour écraser la révolution ... Comment nous, travailleurs (sic) de l'Union soviétique, dont les troupes étaient stationnées sur votre sol en vertu du pacte de Varsovie (sic), aurions-nous pu tolérer l'anéantissement du pouvoir populaire (sic) ? • 20. Michelet : La France devant l'Europe, 1871, p. 99. BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES européenne. Le 2 juin 1848 s'ouvrit à Prague le congrès slave qui menaçait directement l'Autriche de démembrement. En juillet, les députés slaves, qui détenaient la majorité dans le Parlement de Vienne, se déclarèrent massivement pour la droite conservatrice. Dès septembre, les Slovaques, les Croates et les Serbes de Hongrie ainsi que les Roumains de Transylvanie prirent les armes contre la domination magyare. C'est à eux et aux troupes russes que les Habsbourg feront appel pour écraser la révolution à Vienne et en Hongrie. Les Slaves, dira Engels, en exceptant naturellement les Polonais, ont toujours été l'instrument de la contre-révolution. Opprimés chez eux, ils étaient à l'étranger, aussi loin que s'étendait l'influence slave, les oppresseurs de toutes les nations révolutionnaires ( ...). On sait que ce sont les Croates, les Slovènes, les Dalmates, les Tchèques, les Moraves qui ont fourni à Windischgrretz et à Jellachich les contingents avec lesquels ils ont étouffé la révolution à Vienne, à Cracovie, à Lemberg [aujourd'hui Lvov] et en Hongrie. Et nous apprenons par Bakounine lui-même [le principal représentant du panslavisme démocratique] que le congrès slave de Prague a été dispersé non par des Allemands, mais par des Slaves galiciens, tchèques, slovaques - rien que par des Slaves 21 • Pour Marx, ce retour offensif du slavisme n'était qu'un aspect d'une catastrophe historique de plus vaste envergure : la victoire de la contre-révolution dans l'ens~mble de l'Europe continentale. De même que le triomphe de Bonaparte avait été une « revanche des paysans », une « réaction de la campagne contre la ville 22 », de même le panslavisme représentait . un mouvement essentiellement réactionnaire puisqu'il visait à faire tourner en arrière la roue de l'histoire : revanche des nations « moribondes » sur les nations « porteuses de progrès », le panslavisme est un « mouvement . ridicule et antihistorique » qui aspire à « soumettre l'Occident civilisé à l'Orient barbare, la ville à la 'campagne, le commerce, l'industrie, la vie intellectuelle [des cités germaniques ou germanisées] à l'agriculture primitive des serfs slaves 23 ». Aussi bien, la victoire de la contrerévolution en Europe centrale signifiait « le triomphe de l'Orient sur l'Occident, la défaite de la civilisation sous la barbarie. En Valachie, les Russes et leurs instruments, les Turcs, oppriment les Roumains ; à Vienne, les Croates, les Pandours, 'les Tchèques, les Seresckanes et le reste de la racaille étouffent la liberté germa21. Engels : Le Panslavisme démocratique, fév. 1849; W, VI, 280 et 281-82. . 22. Marx : Le 18 Brumaire ... , W, VIII, 131. 23. Engels : VIII, 53. Sur le thème Est-Ouest dans l'œuvre de Marx et Engels, cf, notre étude in Contrat social, sept.-oct. 1967.

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