K. PAPAIOANNOU En dernier résultat, si la question [du sort de la Turquie d'Europe] doit se décider maintenant, il serait peut-être mieux qu'un emp~re indépendant eût son siège à Constantinople et fît un tout de la Grèce. De toute manière, il n'y avait aucun mal à ce que les Russes prissent Constantinople : Presque toutes les capitales de l'Europe dans ces derniers temps ont été prises [par les Russes] : l'Autriche, la Bavière, la Prusse, la France, l'Espagne ontelles péri ? Deux fois les Cosaques et les Pandours sont venus camper dans la cour du Louvre ; le -royaume de Henri IV a été occupé militairement pendant trois années, et nous serions tout émus de voir les Cosaques au sérail, et nous aurions pour l'honneur de la barbarie cette susceptibilité que nous n'avons pas eue pour l'honneur de la civilisation et pour notre propre patrie ! Que l'orgueil de la Porte soit humilié, et peut-être alors l'obligera-t-on à reconnaître quelques-uns de ces droits de l'humanité qu'elle outrage ... On comprend pourquoi Marx tenait Chateaubriand pour un ... « agent russe ». En effet, nul n'a décrit mieux que ... Marx les phantasmes qui peuplaient alors l'imagination des responsables de la politique extérieure de la Grande-Bretagne. Pour lui, Constantinople devait devenir l'objet d'une nouvelle quatrième Croisade : Sous le règne des empereurs grecs, Constantinople était le lieu où la civilisation occidentale se mêlait avec la barbarie orientale, de même que sous les Turcs la barbarie orientale s'y mêla avec la civilisation occidentale, à telle enseigne que cette capitale de l'impérialisme théocratique est devenue un véritable obstac.le au progrès européen (...). Maintenant que le barbare des rives glacées de la Néva a mis ses griffes sur l'opulente Byzance et les côtes ensoleillées du Bosphore ( ...), le Bas-Empire ressuscité est destiné à exercer une influence bien plus démoralisante qu'à l'époque des basileis grecs et à manifester une agressivité et une puissance bien plus grandes qu'à l'époque des sultans. La lutte pour Constantinople pose la question de savoir si la civilisation occidentale va céder le pas au byzantinisme, ou si leur antagonisme ira en s'accentuant et revêtira des formes plus terribles que jamais 18 • Montée du slavisme LE TRIOMPHE de l'Angleterre à la signature de la convention des Détroits (1841 ), qui arracha définitivement la Turquie à l'empire du tsar, ne fut ressenti que comme un simple répit dans la lutte - lutte de la « civilisation » contre la « barbarie », dira Marx - qui s'annonçait entre l'Occident et la Russie. Malgré les déboires des armées russes lors de l'insurrection polonaise de 1831, personne ne pensait alors que le colosse pût avoir des pieds d'argile. Bien au contraire, c'est un ton franchement pessimiste, sinon défaitiste, qui domine la littérature de l'époque. Saint-Marc Girardin constatait : 16. Marx : La Queatlon ruHe, aoQt 1853 (IX, 236); el Lord Palmer,ton, nov. 1853 ( IX, 382). Biblioteca Gino Bianco 49 Les Slaves tombent de plus en plus sous l'influence russe : s'ils parviennent à dominer l'Europe, adieu à tout ce que je considère comme liberté, comme élan, comme essence de la civilisation européenne 17 • Cette hypothèse suscitait chez Montalembert un véritable complexe d'encerclement. La Russie, écrivait-il en 1840, « enserre déjà l'Europe de tous côtés : sa frontière centrale n'est qu'à deux cents lieues du Rhin ( ...). Depuis la Boukovine jusqu'aux bouches de Cattaro, les populations slaves de l'Autriche l'attendent et l'appellent. » Il reviendra sur le même sujet en janvier 1847 dans un discours à la Chambre des pairs où il déplorera la « trahison » de l'Autriche en des termes qui rappellent étonnamment les futures philippiques de Marx. Au lieu, disait-il, de rester ce qu'elle était auparavant, à savoir le « boulevard [ == rempart] de l'Occident contre la barbarie orientale », la monarchie des Habsbourg s'était faite le complice de la Russie dans le partage de la Pologne. Or « quand vingt millions de Slaves auront été agrégés non pas à l'Autriche, non pas à la Prusse, mais à la Russie, vous verrez ce qui se passera en Europe : l'indépendance de l'Occident tremblera sur sa base, et les destinées de la civilisation seront menacées comme elles ne l'ont jamais été depuis les jours d'Attila 18 ». C'est cette ambiance catastrophique qu'exprima Custine dont le livre retentissant : La Russie en 1839, parut en 1843 : La Russie fomente chez nous l'anarchie dans l'espoir de profiter d'une corruption favorisée par elle, puisqu'elle est favorable à ses vues. C'est l'histoire de la Pologne, recommencée en grand. Cette nation expie d'avance chez elle, par une soumission avilissante, l'espoir d'exercer la tyrannie chez les autres (...). Pour se laver du sacrifice inique de toute liberté publique ~t personnelle, l'esclave à genoux rêve de domination du monde (...). Lorsque les nations soi-disant les plus civilisées de la terre auront achevé de s'énerver dans leurs débauches politiques, et que de chute en chute elles seront tombées dans le sommeil au-dedans et dans le mépris au-dehors (...), les écluses du Nord se lèveront de nouveau sur nous : alors nous subirons une dernière invasion, non plus de barbares ignorants, mais de maîtres rusés, éclairés ; plus éclairés que nous, car ils auront appris de nos propres excès comment l'on peut et l'on doit gouverner (III, 386). Ces sinistres prophéties semblèrent se réaliser lors des révolutions de 1848, quand le tsar opposa son veto à l'unification nationale de l'Allemagne et envoya ses troupes écraser la révolte hongroise (ou plutôt polono-hongroise, selon la propre expression de Nesselrode). Pour empêcher la « corruption » morale et politique 17. Saint-Marc Girardin : Noticea politiques ri lillt'raires .mr l'Allemagnt>, Bruxelles 1835, p. xvn. 18. Cf. Ch. Corbet, op. cil., pp. 181 et 251.
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