Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

E. DELIMARS anglais correct, traita son prisonnier avec ménagement. Cependant, à la Loubianka, la nour riture n'était pas fameuse et Lockhart ne cessait de se plaindre. Peters avait beau lui expliquer que son menu était le même que celui des plus hauts fonctionnaires de la Tchéka, rien n'y faisait. Il fut alors décidé de transférer le détenu au Kremlin. Au Grand Palais, trois pièces avec salle de bains furent mises à sa disposition dans les anciens appartements des demoiselles d'honneur de l'impératrice. La garde était composée de tirailleurs lettons stricts et taciturnes. Chaque matin, le commandant d'armes du Kremlin venait demander à Lockhart s'il désirait quelque chose. Pour se distraire, le prisonnier présentait constamment de nouvelles réclamations : ou son dîner de la veille n'était pas bon, ou le5 gardes refusaient de lui répondre en russe, ou un bruit du dehors l'empêchait de dormir 18 (pp. 226-29 ). Le 7 septembre, le commissariat du peuple aux Affaires étrangères de la R.S.F.S.R. publia la déclaration suivante : « Les données dont dispose le gouvernement ( ... ) prouvent sans contestation possible que tous les fils du complot étaient réunis entre les mains de Lockhart, chef de. la mission anglaise, et de ses agents » (p. 216 ). Les autres diplomates, ses complices, s'étaient réfugiés à l'ambassade de Norvège. Là, à longueur de journée, ils transformaient la cour en terrain de football, Grenard étant ·gardien de but et De Witt Poole arbitre ; le soir, ils jouaient au bridge. Entre-temps, la souricière .établie chez Lockhart avait permis d'arrêter une certaine Marie Friede, porteuse d'un pli volumineux, bourré de renseignements sur l'ordre de bataille de l'Armée rouge et la situation sur les divers fronts. Une nuit, Kolomatiano tenta de franchir la palissade du jardin de l'ambassade de Norvège pour rejoindre son chef. Mais l'exploit était hors de la portée d'un homme âgé et corpulent. Il fut cueilli par une patrouille et dirigé sur la Loubianka. C'est un communiste estonien du nom de Victor Kingissep, depuis peu affecté à la Tchéka, qui fut chargé d'instruire son cas. Aucune accusation concrète ne pouvant encore être articulée contre lui, Kolomatiano, madré et volontiers arrogant, exigeait sa 18. Tant de man1uétude ■'explique par les pourparler■ dilà engagé■ concernant l'échange de Lockhart contre LI vlnov- et quelque■ autre• bolchévtk1 détenu, à Londrest parmi le1queltt la femme de Peten. Biblioteca Gino Bianco · 33 libération immédiate : il devait, disait-il, gagner \e pain de sa famille. En fait, Kingissep était renseigné par Berzine qui affirmait que l'espion détenait des listes d'agents, des adresses clandestines, le chiffre. Pourtant, ni la perquisition effectuée dans son appartement ni la fouille à laquelle il avait été soumis n'avaient rien donné. Kolomatiano admettait sa présence à des conférences chez Lockhart, mais il soutenait qu'elles n'étaient consacrées qu'aux questions commerciales. En tant que négociant, il ne s'intéressait qu'à cela ... Les choses en seraient peut-être restées là si le tchékiste n'avait remarqué que le prévenu, qui avait les pieds plats et marchait aidé d'une canne, ne se séparait jamais de celle-ci. Il demanda à l'examiner et réussit à en dévisser la poignée. Soudain tombèrent sur la _table plusieurs petits rouleaux de papier, étroitement serrés : les preuves jusque-là manquantes étaient en possession de la Tchéka (pp. 231-33 ). Enfin Dzerjinski fit comparaître Lockhart devant lui : - Nous vous avons invité pour un entretien désagréable. - Tout à votre service, répondit Lockhart en s'inclinant avec un sourire. - Sur l'appui de quels partis politiques comptiez.- vous pour votre coup d'Etat contre-révolutionnaire? - Je ne vous comprends pas, monsieur le président. De quels partis, de quel coup d'Etat parlezvous? Croyez-en ma parole de diplomate : je ne suis abouché avec aucun parti, je ne suis mêlé à aucun coup d'Etat. - Et vous ne savez rien, naturellement, d'une conférence à l'ambassade des Etats-Unis? - Rien. - Rappelez-vous la lettre adressée par René Marchand, correspondant du Figaro, au président Poincaré. Cette lettre fut rédigée sous l'impression de l'indignation produite sur son auteur par la conférence en question. Marchand y protestait contre l'intervention occulte des représentants officiels des gouvernements américain, britannique et français dans les affaires intérieures de la Russie. - J'ai horreur des journalistes. Ces hommes sont trop friands de sensationnel. Je ne les crois pas. Dzerjinski sourit : - Je n'attendais pas une autre réponse. Mais reconnaîtrez-vous votre signature? Elle figure sur ce document. Il tendit au diplomate une petite feuille de papi~r. Lockhart fit mine de ne pas comprendre. - Qu'est-ce que c'est ? - Un laissez-passer pour Mourmansk établi au nom de Krych Krankol. Il était destin~ à l'homme qui devait porter au commandement britannique ce pli, qui contient un chiffre.

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