Le Contrat Social - anno XI - n. 6 - nov.-dic. 1967

Variétés SOUVENIRS SUR KARL MARX par Maxinie Kovalevski lviAxIME KovALEVSKI (1851-1916), un des plus éminents juristes de son temps, historien du droit et des institutions, ethnographe et sociologue, homme politique libéral, fut une personnalité des plus représentatives et attachantes de l'intelligentsia russe jusqu'à la guerre de 1914. Professeur de droit public et d'histoire comparée du droit à l'Université de Moscou en 1880, il dirigea en même temps la Revue critique et fit plusieurs enquêtes au Caucase afin d'y étudier le droit coutumier. Héritier d'une grande fortune, il put se permettre de nombreux voyages et séjours en Europe et en Amérique quand ses cours à l'Université furent suspendus par les autorités impériales. Il parlait et écrivait aiséme.nt le français, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol et le suédois, ce qui lui permit de collaborer directement à de nombreuses publications savantes étrangères et, comme invité, de faire des cours et des conférences aux universités d'Oxford, de Paris, de Stockholm. Son Tableau des origines et de l'évolution de la famille et de l.i propriété, en langue française, parut à Stockholm en 1890 avant d'être traduit en russe (Saint-Pétersbourg 1895). On lui devait déjà un Essai sur l'histoire de la juridiction des impôts en France du XIVe siècle jusqu'à la mort de Louis XIV (Moscou 1877) et plusieurs ouvrages de grande érudition sur l'administration des comtés dans l'Angleterre médiévale, sur les tribunaux anglais et la classe ouvrière au XIVe siècle, sur l'ordre social en Angleterre à la fin du Moyen Age, publiés à Prague, à Londres et à Moscou de 1876 à 1880. La liste considérable de ses travaux atteste un savoir très étendu et une activité multiple, ·allant d'un Recueil des actes et documents sur l'administration anglaise du x11° au XIVC siècle (Londres 1877) à l'édition italienne des dépêches des ambassadeurs vénitiens ayant trait à la Révolution française. Ajoutons son opus magnum en quatre volumes sur les Origines de la démocratie contemporaine (Moscou 1895-97), parallèlement à ses recherches originales sur la France, sa législation, son agriculture, sur la Croissance économique de l'Europe capitaliste (1898-1903), sur la Petite Propriété rurale en France (Saint-Pétersbourg 1912). Dans l'ordre ethnographique, il. a laissé des ouvrages sur le droit coutumier en Russie, sur la méthode historico-comparative en jurisprudence, sur la propriété et l'agriculture primitives, en particulier des études sur les montagnards du Caucase, leurs relations sociales chez les Ossètes et au Daghestan. Sa collaboration aux principales revues russes et étrangères fut encyclopédique. L'historiographie soviétique définit Kovalevski comme un « libéral de droite . », réactionnaire et pacifiste. En fait, en tant qu'historien et sociologue, Biblioteca Gino Bianco ses affinités l' apparentent à Auguste Comte et à Herbert Spencer. En 1901, à Paris, avec le philosophe positiviste Eugène de Roberty, il créa une Ecole supérieure de sciences sociales où enseignèrent des professeurs russes en exil, libéraux et socialistes. Lénine y présenta en février 1903 ses « Vues marxistes sur la question agraire en Europe et en Russie ». Après la révolution de 1905, Kovalevski retourne dans son pays. Il est élu député à la première Douma et, en 1907, entre au Conseil d'Etat. Tout en poursuivant son activité universitaire, il édite le journal Strana ( « le Pays ») et, en 1909, le Vestnik Evropy ( « le Messager de l'Europe »), revue qui publiera la même année, sous le titre « Deux vies », les souvenirs· et réflexions de son· directeur sur Herbert Spencer et Karl Marx. La place fait défaut ici pour reproduire le tout ; il ne sera donné que la partie ayant trait au plus controversé des deux personnages. Sur Karl Marx, l'homme et son caractère, rares sont les témoignages directs de contemporains que personne ne puisse récuser. Celui de Kovalevski est donc d'un intérêt exceptionnel : il n'a rien d'un partisan_, il vient d'un homme moralement irréprochable, d'un observateur de qualité, d'un savant désintéressé qui ne partage nullement les théories de son interlocuteur, mais tire néanmoins grand profit intellectuel de sa fréquentation comme de ses rapports d'autre part avec Spencer. Notre revue s'efforce depuis dix ans de montrer Marx sous son vrai jour et d'analyser impartialement le marxisme, les marxismes, contre les apologistes stupides ou menteurs et contre les détracteurs aveugles ou systématiques. Il n'est pas vrai que Marx ait toujours eu raison, il est faux qu'il se soit toujours trompé. En tour état de cause il importe d'être juste envers la mémoire d'nn penseur qui a entièrement consacré sa vie et son labeur au service des classes exploitées et opprimées, qui a voulu faire avancer la cause d'une humanité meilleure. Marx n'a pas été le matérialiste conséquent ni le socialiste scientifique qu'il croyait être ; une bonne part d'idéalisme et d'utopisme entre dans son système de pensée. Ce n'est pas une raison pour l'accuser d'avoir volé 1a Tour de Londres ou violé sa grand-mère. Il est possible d'écrire avec clairvoyance et sérénité à son propos et au sujet du marxisme, œmme l'ont prouvé Raymond Aron dans le Figaro littéraire, Bertrand de Jouvenel dans Preuves, comme le prouvent dans notre revue Aimé Patri, Michel Collinet, Kostas Papaioannou, Lucien Laurat, Sidney Hook, Karl Wittfogel et d'autres. Les pages de Kovalevski qui vont suivre révéleront à beaucoup de lecteurs qu'on pouvait écrire ainsi également ·en Russie au temps du tsarisme.

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