284 ne se souciaient point d'examiner d'un peu plus près ses arguments. Sans être au courant de ce dont il s'agissait, il n'était pas difficile de se ranger à son avis. Se détourner de ce qui est « réellement beau » est en effet une erreur, à condition de ne pas le confondre avec le « ressemblant » ou le joli-joli. Suivre aveuglément une mode est en effet un peu bébête, mais pas plus ridicule que de vouloir imposer à ceux qui venaient de s'en libérer les goûts et les opinions de l'intelligentsia très peu artistique de 1860, en préparant ainsi la relève d~ l'art par de la propagande, « monumentale » ou autre. Et comme l'Orient de nos jours n'a créé aucune mode, souligner le caractère occidental de celle qui attirait les artistes russes eût été superflu, si derrière ces paroles ne se dissimulait l'intention de diminuer le prestige de l'Occident. Il n'est pas encore question ici de « servilité à l'égard de l'Occident », mais le sens de cette formule transparaît déjà dans la phrase ironique sur la « hauteur de la culture contemporaine · » et sur le désir de démontrer que « nous » sommes à cette hauteur. Par cette ironie, le prestige de la culture est atteint en même temps que celui de l'Occident, comme si on ignorait que la culture ne peut pas ne pas déchoir à mesure que déchoit ou qu'on lui fait perdre son prestige. Peut-être Lénine l'ignorait-il. Peut-être ignorait-il aussi que ces paroles, en apparence si modestes, « je ne les comprends pas », allaient devenir aussitôt et pour longtemps une permission, une . . . . . . . ' 1nc1tat1on,voire une 1nt1mat1ona ne pas comprendre bien des choses. On allait vivre en tout cas une époque de très grande servilité, mais non point devant la culture, occidentale ou autre. L'insatiable Occident, comme s'il le prévoyait, s'empressa d'engloutir une bonne pelletée d'artistes russes. Les sculpteurs Arkhipenko, Lipchitz, Zadkine étaient installés depuis longtemps à 'l'étranger. La plupart des peintres qui avaient un nom et du talent avaient émigré. Par exemple : Benais, Somov, Doboujinski, Tchekhonine, Roerich, Bakst, Korovine, Iakovlev, Grigoriev (qui revint plus tard), Annenkov, Milioti, Soudéïkine, Stelletski, Serebriakova, Bouchène ; parmi les plus jeunes, Térechkovitch, Lanskoï et une série d'autres qui, comme eux, arrivèrent à s'implanter à Paris, ainsi Ivan Pouni, qui devint bientôt le peintre français (non abstrait) Jean Pougny. Ceux qui étaient restés n'avaient pas la vie facile. Ils durent s'adapter à des exigences formulées de plus en plus clairement et au goût nouveau, défini avec de plus en plus de précision (ou plutôt au goût ancien, BibliotecaGino Bianco -.. LE CONTRAT SOCIAL que l'on avait avec peine fait passer tout récemment des premiers rangs de l'orchestre au poulailler). Un des plus doués, Côme (Kouzma) Petrov-Vodkine (1878-1939), pensa se faire pardonner son moderniste Bain du cheval rouge en peignant le Commandant rouge qui tombe sur le champ de bataille, mais le choix de ce thème héroïque fut jugé insuffisant et il lui fallut changer non seulement de sujet mais de manière. C'est auparavant, au cours de l'hiver de famine 1920, qu'il composa sa meilleure œuvre : une suite de dessins pour l'Evangile selon saint Jean ; il les fit parvenir à Paris où ils furent exposés à deux reprises ; ensuite, on les emporta aux EtatsUnis. Je ne sais ce qu'ils sont devenus, mais du peintre il advint ce qu'il adviendrait d'un poète qu'on contraindrait à transposer ses vers en prose - en une prose exempte de la moiµdre parcelle de poésie. Un peintre beaucoup plus âgé que· lui, et qui avait atteint la renommée dès le début du siècle, lui survécut : Nesterov (1862-1942). On avait porté aux nues ses paysages monastiques (par l'état d'âme ou le sujet), tendres, un peu mièvres. Il lui fallut abandonner tout cela pour devenir un portraitiste appliqué, s'efforçant de satisfaire plutôt sa clientèle que soi-même. Mais sans doute regardait-il non sans tristesse au Musée russe le portrait de sa fille qu'il avait exécuté jadis librement, à sa guise, sans se soucier de rester le plus près possible de la photographie. Les sculpteurs Matvéïev, Konenkov, Goloubkina s'assagirent. L'insolent « Valet de carreau » lui-même revint à la raison : .Machkov, Kontchalovski, Lentoulov étaient maintenant des enfants sages. A Paris, ils n'exposeraient désormais qu'au Salon des artistes français: Paul Kouznetsov s'efforça d'oublier l'exposition de la « Rose bleue » et la peinture plate de son maître Moussatov : qui donc oserait dorénavant omettre le volume, et n'est-il pas bien connu que dans la nature il n'y a pas de roses bleues ? Sariane, qui s'était hâté <le rejoindre son Arménie natale, garda dans une certaine mesure sa palette qui devait beaucoup à celle de Matisse. Robert Falk (1886-1958), peu enclin à se plier aux contraintes, s'enfuit (le dernier ou presque) à Paris, y resta dix ans, revint, gagna des amis à son art, mais fut blâmé par Khrouchtchev avant et après sa mort. « Je ne comprends pas. Je n'éprouve aucune joie. » Non, ce n'est pas cela qu'il a dit : il s'exprimait avec beaucoup moins de· fausse modestie. Le talent, bien sûr, quelle que soit la façon dont il est accommodé, se fait jour de temps ~
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