Le Contrat Social - anno XI - n. 4 - lug.-ago. 1967

QUELQUES LIVRES des paradoxes scandaleux il arrête le lecteur, l'oblige à réfléchir, l'arrache à son bien-être intellectuel. La réaction attendue est : « Il exagère ; mais il n'a pas tout à fait tort. Qu'y a-t-il de vrai au juste ? » Le procédé est celui de Dostoïevski dans Le Sous-Sol, avec son refus du « deux fois deux,· quatre », à cette différence près que l'homme du souterrain est exaspéré, tandis que Chestov est de sang-froid. Il est sérieux, mais il admet fort bien qu'on ne le prenne pas à la lettre : « Mais le lecteur a déjà cessé de croire ce que je dis. Eh bien ! il a peut-être raison » (Pouvoir des clefs, p. 114). Sa critique des principes de la raison, si on l'entendait stricto sensu, il faut bien le dire, ne serait pas très probante : elle est amusante, spirituelle, ingénieuse, mais imprécise, mal définie. Surtout, quand on lit bien les textes, on s'aperçoit que la négation de ces principes n'est pas absolue ni universelle. Dans les sciences, ils sont à leur place. Il n'y a pas à prouver l'immortalité de l'âme ; par contre, « quand on recherche des preuves dans les sciences expérimentales, .cela va : il ne s'agit ( ...) que d'une vérité conditionnelle et relative » (Pouvoir des clefs, p. 157). De même : « dans la vie pratique, qu'on le veuille ou non, il faut évidemment obéir aux commandements de la raison » (ibid., p. 80). Remarquons aussi cette phrase : « Dans les moments difficiles, la raison refuse de nous guider et l'on est obligé alors de se décider à ses risques et périls, sans avoir la garantie que notre décision se trouvera justifiée par les résultats » (Athènes et Jérusalem, p. 116). C'est donc que, en dehors des moments difficiles, dans l'ordinaire de la vie, la raison est le guide le plus sûr. Mais Chestov, làdessus, n'insiste pas, parce qu'il perdrait l'effet de ses paradoxes. Son intention profonde est de prévenir contre le préjugé qui ferait du raisonnement le seul et infaillible mode de connaissance. Non, la foi aussi apporte la connaissance, et dans les circonstances extraordinaires, tragiques, de la vie, c'est à elle qu'il faut, sans peur, avoir recours, et que pratiquement on a recours. Qu'est cette foi ? Chestov a beau la prendre dans la Bible, on sent bien que ce n'est pas la foi en une religion - il n'adhérait pas à une religion ; dans la Bible, il ne prenait que ce qui s'accordait avec sa pensée ; c'est une confiance dans la valeur de la liberté, de l'intuition, de l'action, plus généralement dans la vie et peut-être dans une certaine Providence. Le sentiment initial qui a inspiré la révolte de Chestov contre Socrate, Aristote et autres, c'est Biblioteca Gino Bianco 249 une grande pitié pour l'homme : qu'il ait non seulement le droit de comprendre, mais aussi le droit, que lui refusait Spinoza, « de rire, ou de pleurer, ou de s'indigner » selon les occasions, le droit de ne pas accueillir avec la même froideur l'empoisonnement de Socrate et l'empoisonnement d'un chien quelconque, le droit de ne pas se trouver heureux dans le taureau de Phalaris, le droit d'être « un certain homme », non confondu dans la généralité « humanité » ... Chestov, dans le groupe des philosophes russes de la première moitié de ce siècle, a tenu une place à part. Il n'a jamais été influencé par l'actualité. Bien qu'il ait donné des articles à des revues, il n'a pas été un publiciste. Il n·a pas connu le marxisme. Il n'a rien fait pour la révolution, rien non plus pour le régime établi. Il n'a jamais sacrifié à la littérature, bien qu'il écrivît fort bien et qu'il ait laissé quelques portraits : Pouchkine, Tchékhov. Il n'a été qu'un penseur, et un penseur intrépidement, malicieusement original. Est-ce pour cela qu'une Histoire de la philosophie russe, du philosophe N. Losski, l'a expédié en 21 lignes, tandis que V. Zienkovski, prêtre et professeur orthodoxe, lui consacre 14 pages ? Il faudrait connaître d'autres écrits de Chestov pour bien juger de ce qu'il a apporté ; mais les trois volumes recens~s donnent de sa pensée une idée suffisante, puisqu'ils contiennent des ouvrages du début, du milieu et de la fin de sa carrière. Ils seront lus avec agrément, car ils sont présentés avec soin, et les traductions de Boris de Schlœzer sont à la fois élégantes et fidèles. L'introduction qu'a écrite pour La Philosophie de la tragédie cet excellent exégète du philosophe, dont il fut l'ami, est extrêmement éclairante. PIERRE PASCAL. De la bibliographie JEANWALCH: Bibliographie du saint-simonisme. Paris 1967, Vrin (Bibliothèque d'histoire de la philosophie), 13 2 pp. Ouvrage publié avec le concours du C.N.R.S. LES BIBLIOGRAPHIEsServent à qui lit les livres, à qui les classe, à qui les collectionne, à qui les vend. C'est-à-dire aux érudits, aux bibliothécaires, aux bibliophiles et aux libraires. Les bibliographes, d'ordinaire, travaillent pour telle ou telle catégorie d'usagers. Ainsi, Jacques-Charles Brunet, comme l'indique le ti-

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==