UNE DOCTRINE CENTENAIRE* par Michel Collinet SANS MÊME PARLER des écrits de jeunesse, l'œuvre de Marx est plus que centenaire. Le Mani/ este communiste parut en 1848, le premier livre du Capital en 1867. Aujourd'hui, Bertram D. Wolfe analyse diverses thèses de Marx, replacées dans leur milieu historique et confrontées soit avec les faits postérieurs, soit avec les interprétations apportées par les marxistes des générations suivantes. A ses intimes, Marx avait déclaré : « Quant à moi, je ne suis pas marxiste ! » On doit donc se demander avec Bertram D. Wolfe ce qui subsiste de la pensée de Marx dans celle de ses successeurs et particulièrement dans l'idéologie marxiste-léniniste revendiquée par Moscou. « On ne peut pas répondre à cette question, écrit-il, car sur ce point la pensée et les écrits de Marx font encore preuve d'ambiguïté. En fait, de tout l'héritage ambigu du marxisme, c'est la plus grande des ambiguïtés » (p. 383). On peut discuter de la nature de cette ambiguïté ; à notre sens, elle réside dans le fait qu'en Marx ont coexisté à des degrés divers le messianisme révolutionnaire de sa jeunesse et sa philosophie déterministe de l'âge mûr. Même dans une œuvre analytique et qui veut être objective comme le Capital coexistent, d'après Benedetto Croce, « un mélange bizarre de théories générales, de polémiques et de satires amères, d'illustrations et de digressions historiques » 1 • • La présente étude, publiée avec l'autorisation des t'~t1001 Fayard, sert de préface à la traduction française, à paraitre en septembre prochain sous le titre : Marxisme, um doctrine centenaire, d un ouvrage de notre collaborateur Bertram D. Wolfe. Sur celui-cl, voir la notice de notre numéro de mars 1958, p. 124. - N.d.1.R. 1. B. Croce : Matérlall,me hlatorlque et ,conomle mar- :d,te, trad. franç. éd. Glard, p. 93. Biblioteca Gino Bianco De nos jours, l'éminent marxologue Maximilien Rubel constate que « les mobiles affectifs ont empêché Marx théoricien de discerner le point où l'analyse et la prévision scientifiques cèdent la place à la postulation et à la prédiction éthique » \ et il ajoute : « ce message n'est pas sans ambiguïté », car Marx n'a pas surmonté les déchirements de son adolescence et tend souvent à confondre « le possible et l'inévitable » (ibid.). C'est justement cette ambiguïté de la pensée marxienne qui tantôt appelle les hommes à transformer le monde et tantôt affirme que leur volonté est soumise à une « force étrangère ». Elle est la source de son influence séculaire : le révolutionnaire marxiste est d'autant plus confiant dans son activité qu'il se sent soutenu par cette « force étrangère », et qu'il se croit agissant dans « le sens de l'histoire ». Si, en 1845, Marx écrit : « L'Histoire n'est que l'activité de l'homme qui poursuit ses objectifs » 3 , quatorze ans plus tard, explicitant sa conception matérialiste de l'histoire, il la réintègre comme démiurge de la société par l'intermédiaire des forces productives : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté » (souligné par nous), ajoutant : « C'est leur être social qui détermine leur conscience •. » Il suffit de prendre à la lettre ces affirmations pour parler de la dialectique de l'Histoire, de la condamnation par l'Histoire, etc., termes en quoi se laïcise la 2. M. Rubel : Karl J\.Iarx. E."lsai dt biographie inttlltc• tuelle. Paris 1957, Rivière, p. 260. 3. La Sainte Famille, éd. Costt>s, t. II, p. 105. 4. Préface à la Contribution ù la critiqut de l't'conomie politique.
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