Le Contrat Social - anno XI - n. 3 - mag.-giu. 1967

180 divisés sur la manière d'exprimer cette audace. Une direction courageuse faisait défaut à l'Union des compositeurs : des hommes d'âge mur et d'esprit conservateur y tenaient les rênes depuis longtemps. Leurs œuvres semblaient prouver que le réalisme socialiste était viable et obtenait du succès. Aussi, à quoi bon changer ?. Qu'il suffise de mentionner les opéras La Mère (1957) de Khrennikov, Les Décabristes ( 1953) de Chaporine, Nikita Verchinine (1954) de Kabalevski, La Mégère apprivoisée (1955) de Chéhaline; le ballet Spartacus (1956) de Khatchatourian, !'Oratorio pathétique ( 1959) de Sviridov. Chostakovitch luimême prouva qu'il. savait être aussi réaliste que n'importe qui : ses symphonies numéros 11 et 12 sont de la musique à programme, la onzième décrivant. l'année révolutionnaire de 1905, la douzième étant dédiée à la révolution de 1917. La position de Chostakovitch demeurait quelque peu ambiguë : ayant beaucoup souffert de la répression, il fut parmi les premiers à réclamer une plus grande liberté dans la création 23 ; d'un autre côté, il fit des réserv'es sur cette liberté en prenant souvent à partie la dodécaphonie et la musique d'avant-garde i 4 • Sa façon de voir était partagée par Kabalevski, Khatchatourian et Khrennikov, influents non seulement en tant que compositeurs, mais comme ·maîtres de la jeunesse. Ils firent nettement savoir que les expériences à la mode occidentale ne seraient pas tolérées. Jusqu'à ces derniers temps, les jeunes acceptèrent cette tutelle sans entrer en rébellion ouverte : « Chez nous autres musiciens, il n'y a absolument aucune raison pour que les générations se heurtent entre elles », déclarait en 1963 Rodion Chtchédrine, jeune compositeur des plus en vue 25 • Très rares furent ceux qui osèrent braver les tabous en utilisant le langage dodécaphonique, et ils furent dûment bannis. Vue de haut, la scène musicale soviétique durant les années de « dégel » offrait un étrange paradoxe. Alors que les compositeurs semblaient peu désireux ou incapables de tirer plein avantage de la libéralisation, les autres provinces du monde musical - exécutants, critiques, théoriciens et, surtout, mélomanes - étaient avides d'horizons plus larges. Les échanges culturels jouèrent un rôle important. Les visiteurs étrangers - orchestres, chœurs, 23. Pravda, 17 juin 1956. 24. La Musique soviétique, 1959, n° 11. Résumés dans Alexander Werth : Russia under Khrushchev, New York 1962, pp. 267-70 et The Guardian (Londres et Manchester), 14 Janv. 1960. 25. La Musique soviétique, 1963, n° 6, p. 10, BibliotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE ensembles de chambre, virtuoses - attirèrent l'attention sur un répertoire peu familier aux 1 auditoires soviétiques, y compris des œuvres entièrement nouvelles ou qui n'avaient pas été. jouées-en U.R.S.S. depuis l'accession de Staline au pouvoir. Des noms prestigieux reparurent : Hindemith,· Bartok, Stravinsky, Honegger, Orff, etc. Des noms nouveaux s'y ajoutèrent : parmi eux, Benjamin Britten, Aaron Copland et Samuel Barber. Le Wozzeck d'Alban Berg fut étudié au conservatoire de Léningrad.· En règle générale, cependant, Schœnberg et son école dodécaphonique demeuraient exclus des concerts publics, ainsi que des extrémistes tels que Pierre Boulez et Stockhausen. Leurs œuvres n'en parvenaient pas moins à la connaissance des membres de l'Union des compositeurs au moyen d'auditions régulières de disques, et les chercheurs pouvaient disposer d'un dossier complet. Un intéressant effet subsidiaire de cette tendance fut la réhabilitation d'œuvres de . . ., . compositeurs russes auparavant Jugees macceptables. Prokofiev devint un .« classique moderne » : non seulement ses œuvres écrite~ en émigration (1918-32) revirent le jour avec succès (par exemple, la Deuxième Symphonie), mais . des compositions plus tardives . furent réhabilitées, notamment son dernier opéra, !'Histoire d'un homme véritable, représenté au · Grand Théâtre de Moscou en 1960. Chostakovitch vit renaître Lady Macbeth, l'opéra qui avait déchaîné une tempête en 1936 : révisé, et rebaptisé (Katerina Ismaïlova), il fut joué à Moscou en décembre 1962. L'ovation, à l'issue· de la première, à laquelle nous assistâmes, n'honorait pas seulement un grand compositeur : elle réparait une injustice historique. Non moins dramatique fut la visite en Russie d'Igor Stravinsky, alors âgé de quatre- ·vingts ans, en automne de 1962, après cinquante années d'absence. Ce fut une réconciliation de grand style. « Aucun· nom d'artiste n'a été plus dénigré que le mien en Union soviétique, devait-il déclarer, mais il n'est pas possible de préparer l'avenir auquel nous devons parvenir avec les Russes en nourrissant des rancunes 26 • » En dépit de la cordialité extérieure, certains griefs demeuraient de part et d'autre : les Soviétiques restaient opposés aux récentes œuvres dodécaphoniques de Stra- · 26. Newsweek, 21 mai 1962. Cf. également Boris Schwarz : • Stravinsky in Soviet Russian Criticism •, in The Musical Quarterly, juillet 1962, pp. 340-61. Reproduit dans Stravinsky : A New Appraisal of his Work, Ed, P. H, Lang, New York 1963, /

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==