DOCUMENTS Chez Lénine, au Kremlin C F. SOIR-LA, ayant obtenu un rendez-vous précis et muni d'un lai6sez-passer du commissaire aux Affaires étrangères, je franchis sans difficulté les portes du Kremlin. La fantasmagorie d'un hiémal coucher de soleil agonisait sur les vieux créneaux rouges; les neiges accumulées avaient des reflets de carmin ; les tours antiques et les bulbes d'or rougeoyaient dans une symphonie magnifique. Et je me trouvais cheminant péniblement dans des cours intérieures pleines de glace et de verglas. J'arrivai à un vaste palais devant lequel sont entassés les canons napoléoniens, nos canons de 1812. Quelqu'un me dit, me montrant, en face de ces tristes reliques, une porte : « C'est là. » Des escaliers sombres, de longs couloirs déserts et, baïonnette au canon, des sentinelles inquiètes épelant avec hésitation mon sauf- ,conduit. Je revois tout cela. Je finis par déboucher dans un petit bureau où, au lieu d'un huissier, je trouvai une demoiselle du téléphone installée devant un appareil qui devait être une sorte de « central » desservant tout le Kremlin. Elle écouta ma requête et aussitôt la communiqua à celui que je voulais voir. Et l'on m'introduisit dans une pièce assez exiguë à la porte de laquelle j'eus le temps de lire cette affiche, imprµnée en gros caractères : « Les visiteurs sont priés de prendre en considération qu'ils vont parler à un homme dont les occupations sont énormes. Par conséquent, il leur est demandé d'exposer clairement et brièvement le but de leur démarche. » Le cabinet dans iequel je venais de pénétrer était meublé sommairement, sans aucune recherche ni affectation. Quelques rayons de livres derrière le fauteuil et, au mur, juste en face du bureau, un gigantesque portrait de Karl Marx, enrubanné d'écarlate. C'était tout. Aucun autre ornement que l'image de ce Mahomet dont Lénine prétend connaître, mieux que personne au monde, le Coran. .Le fameux manifeste de Tchitchérine, daté du 4 février et adressé aux grandes puissances, venait de paraître. Sans aucun doute, Lénine ne ferait que le confirmer et le commenter. Mais dans quel termes? La porte s'ouvrit. Le « Réformateur » apparut, plutôt petit que grand, brave homme au-delà de l'imaginable, ondoyant, doux et le visage éclairé par un sourire. Mais il n'est pas du tout terrible, cet homme dont les discours et les décrets l'ont été si souvent ! Il avait le torse enveloppé d'un de ces gilets de laine ou de prétendu poil de chameau, . qui se prolongent d'un col de même matière; un de ces gilets qu'on appelle en Angleterre des « sweaters ». M. Lénine me parut très pâli et amaigri et il avait le nez rouge des gens enchifrenés. J'ai maintes fois décrit ce personnage énigmatique au gros crâne chauve, aux petits yeux obliques, si typiques chez les Grands-Russiens. Parler du manifeste de Tchitchérine était une ma- · nière commode de commencer l'entretien. Je le fis. Lénine me répondit en excellent français : - Eh bien oui, nous voulons tenter le plus sérieux effort pour nous adapter aux circonstances, dans la période de transition que traverse l'Europe. Un Etat communiste comme le nôtre peut-il exister, entouré, ainsi que nous le sommes, d'Etats capitalistes ? Ma foi, pourquoi pas ? Nous reconnaissons sans ambages qu'il est très difficile à un peuple jeune et peu Biblioteca Gino Bianco 109 développé, comme le peuple russe, de subsister sans de nombreux rapports avec les nations plus avancées qui l'avoisinent. Nous avons besoin de techniciens, de savants et de toutes les innombrables œuvres de l'industrie universelle. Aujourd'hui surtout que les forces productrices de la Russie sont détruites, il est clair que nous sommes incapables de développer par nos seuls moyens les immenses ressources de ce pays. Dans ces conditions, et bien que cela ne nous soit pas agréable, il nous faut admettre que nos principes, valables actuellement à l'intérieur de nos frontières, doivent hors de nos frontières faire place à des accords politiques qui nous permettent de vivre. Ainsi donc, nous proposons très sincèrement de reconnaître que nous devons payer les intérêts des emprunts extérieurs et, faute de numéraire, nous les payerons avec du blé, du pétrole et toutes sortes de matières premières qui, certes, ne nous feront pas déf3ut dès que nous pourrons travailler à peu près normalement. J'écoutais, fort édifié, les propos du maître du Kremlin, car cinq mois auparavant, j'avais été traîné en prison, et durement tenu en réclusion de rigueur pour avoir écrit que les Russes finiraient par être obligés de rémunérer leurs emprunts extérieurs. Je me rappelais aussi tels meetings de l'été de 1917 où l'agitateur Lénine annonçait l'imminence d'une révolution universelle et préconisait l'annulation de tous les emprunts. Je revoyais ce drame révoltant : la dissolution de la Constituante, accusée par la minorité bolchéviste de vouloir faire des concessions aux Alliés. 'i '. 1 1 ,1 - Nous sommes décidés aussi, moyennant des arrangements qu'il faudrait préalablement discuter, à accorder des concessions forestières _et minières à des citoyens des puissances de !'Entente, à la condition toutefois que les principes essentiels de la Russie soviétiste soient respectés. Bien plus, nous irions jusqu'à consentir, sans plaisir, il est vrai, mais avec résignation, à des cessions de territoires de l'ancien Empire de Russie à certaines puissances de !'Entente. Nous savons que des capitalistes anglais, japonais et américains désirent vivement de telles cessions. En ce qui concerne la France, nous ne savons pas. Il semble qu'il y ait en France, à notre endroit, deux courants opposés. Quoi qu'il en soit, dit M. Lénine en faisant entendre pour la première fois un de ces petits éclats de rire étouffés qui, lorsqu'il est à la tribune, font partie, pourrait-on croire, de ses procédés oratoires, si l'on nous présente des demandes raisonnables, nous y obtempérerons pour obtenir la paix. Si l'on veut exiger de nous trop de choses, nous lutterons, nous nous défendrons. Les puissances occidentales
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