YVES LÉVY assez mal sa première candidature devant le suffrag~ universel. Le contact personnel avec la foule de tous les départements lui parut sans doute l'essentiel de sa campagne électorale. Qui avait vu le général de Gaulle en chair et en os ne pouvait manquer de voter pour lui. Cette présence réelle, revivifiée en temps opportun par une -image sur l'écran de la télévision, lui permettrait de l'emporter sans difficulté sur une tourbe d'adversaires dépourvus de l'influx divin, et n'ayant chacun pour soi qu'une maigre clientèle de fanatiques. On eût pu penser que le président chercherait à susciter - fût-ce au prix de quelque inflation - un sentiment d'euphorie économique, qu'il accorderait des avantages à tel ou tel groupe de la population. Il n'en fut rien. Le général de Gaulle voulait, peut-on dire, être aimé pour lui-même. Pour le chef de l'Etat, le 5 décembre fut l'heure de vérité. On vit pâlir l'auréole charismatique qu'on lui attribuait, et que lui-même s'accordait si volontiers. Eût-il été élu ce jour-là - fût-ce avec la plus mince majorité - il demeurait le chef désigné par la France, et en face de lui les opposants, par leur nombre . même, n'eussent figuré que les survivances de toutes les divisions qui, avant la ve République, ont affligé la France. Or, il avait fixé luimême la règle du jeu : sa défaite l'obligeait, au second tour, à n'affronter qu'un seul adversaire. Et c'est ainsi que le 19 décembre devait nécessairement confirmer, et confirma, ce que le 5 décembre avait montré : le général de Gaulle n'était qu'un chef de parti, le chef, certes, du parti le plus nombreux, mais d'un parti qui n'était même pas démesurément nombreux. On connaît la vieille définition du scrutin à deux tours : au premier tour, on vote pour son candidat, et s'il disparaît de la compétition, on vote au second tour contre le candidat dont on ne veut pas. D'où il ressort qu'en décembre 1965 le général de Gaulle n'eut pour lui qu'un peu moins de 37 % des électeurs inscrits, à quoi s'ajoutèrent environ 8 % d'électeurs qui votaient contre son adversaire. La majorité des votants qui maintenait le général de Gaulle au pouvoir ne formait même pas - il s'en fallait de plus de 10 % - la moitié des électeurs inscrits. Cela n'avait rien de commun avec l'élection du prince-président, qui, cent dix-huit ans plus tôt, avait vu les trois quarts des voix se porter sur son nom. C'était la plus banale de ces élections démocratiques où le plus fort l'emporte, et où le vaincu recense ses forces et attend son tour. Parti contre parti. Biblioteca Gino Bianco 47 Le troisième tour DÈs LE SOIR du 19 décembre, on parla du « troisième tour » que, quinze mois plus tard, seraient les élections législatives. C'était tirer correctement la leçon des événements, et le pouvoir, sur ce point, fut d'accord avec l'opposition. A son corps défendant, car la doctrine sans cesse claironnée, c'était que la manifestation majeure de la vie politique française, désormais, c'était l'élection présidentielle. Mais 1 'élection présidentielle ne pouvait se suffire à elle-même que si elle permettait de procéder, dans son sillage, à une réforme constitutionnelle par référendum. Après le 19 décembre, un tel référendum n'était plus possible : il fût apparu comme un coup d'Etat contre l'opposition, et eût suscité sinon une guerre civile, du moins de grands troubles politiques. D'o;1 le mot du président, qu'ont rapporté les journaux. Au palais de l'Elysée, le 1er janvier 1966, un journaliste demande au chef de l'Etat ce qu'il en est de cette réforme de la Constitution qui devait suivre l'élection présidentielle. Et celui-ci de répondre : « Elle vous déplaît, cette Constitution ? » Ce que le chef charismatique aurait pu faire, un chef de parti ne pouvait se le permettre. « Au lendemain de l'élection présidentielle, disait récemment M. Baumel 1, nous avons compris le sens des élections législatives. » Il y a de la naïveté dans ce propos du secrétaire général de !'U.N.R., mais il éclaire bien ce qui s'est passé. Tant qu'on crut à l'élection triomphale du chef, les élections législatives semblaient _dénuées d'importance : avant qu'elles eussent lieu, la réforme constitutionnelle briserait définitivement l'obstacle parlementaire. L'échec de décembre changea tout, et la majorité dut reconnaître que les élections législatives étaient décisives, qu'elles étaient vraiment un troisième tour. Elles étaient, à vrai dire, un troisième tour assez particulier. Pour l'opposition, l'expression « troisième tour >> n'était qu'une façon figurée d'évoquer le 1nécanisme normal de la Constitution. Sous la législature qui s'achève, le président n'a pu outrepasser sans cesse son rôle constitutionnel que parce que la majorité de l'Assemblée nationale y consentait. En majorité hostile au président, une nouvelle Assemblée pourrait, très constitutionnellement, censurer un premier ministre qui ne serait pas désigné selon ses vœux, et contraindre le prési1, Le 19 décembre 1966 (cf. le Monde du 21 déc.),
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==