274 Cela ressemblait aux premières passes d'un duel où chacun des deux adversaires s'efforce de prendre la mesure de l'autre. Enfin, nous nous installâmes, on nous servit des boissons et l'atmosphère se détendit. M. Brantwein semblait d'humeur plus communicative et il exprima le désir de changer d'hôtel. C'était chose facile, mais dans un hôtel d'une meilleure catégorie, un étranger sans occupation visible ne tarderait pas à attirer l'attention. Les étrangers étaient suspects dans un pays qui avait eu beaucoup à pâtir de l'intervention étrangère. M. Brantwein le comprit fort bien ; il ne pouvait cependant pas habiter plus longtemps dans ce sale endroit, qui,_en outre, était atrocement cher. Il emménagerait très probablement dans une maison privée; en attendant, il devait prendre certains risques et les réduire par une habile simulation. Je sentis que le moment était venu de prendre le taureau par les cornes. Pourquoi ne pas inviter l'homme-mystère à s'installer chez moi jusqu'à ce qu'il ait ,trouvé une solution définitive ? Cela me donnerait la possibilité de l' observer de plus près. A ma grande surprise, il accepta ma proposition avec un soulagement non dissimulé. Jusqu'alors, j'avais eu l'impression d'avoir affaire à quelqu'un de plutôt conventionnel dans son comportement en public, et je ne pensais pas qu'il accepterait mon hospitalité aussi vite. Mais au cours de notre deuxième entrevue, j'appris à le connaître beaucoup mieux. D'un air des plus· nonchalant, il déclara que ce n'était guère dans sa manière habituelle d'accepter ce genre d'invitation. Mais, ainsi qu'il l'avait avoué la veille, il avait quelques ennuis ; s'expliquer à ce sujet était le moins qu'il puisse faire pour me témoigner sa reconnaissance. Il était arrivé à Mexico pratiquement sans le sou et il ignorait combien de temps ça durerait. Il était visible que cet aveu était une pilule difficile à avaler pour un homme aussi fier. Cependant, cette vérité désagréable une fois lâchée, il parut plus à l'aise et, renonçant au ton solennel adopté jusque-là, il se mit à rire, quoique avec encore une certaine gêne. Ainsi, j'avais recueilli un homme à la côte sans savoir quoi que ce soit à son sujet. Je pouvais encore faire machine arrière : il n'insisterait pas pour que je· tienne une promesse faite sans réfléchir. Je me rendais compte qu'il s'efforçait d'adopter le ton cavalier afin de surmonter sa gêne. Or, j'estimais qu'il était temps de parler sérieusement. En prétendant être offensé par son insinuation, qui, en· réalité, n'était pas Biblioteca Gino Bi-anco LE CONTRAT SOCIAL faite pour être prise à la lettre, je rétorquai avec vivacité : si l'endroit n'était pas assez bon pour lui~ je lui trouverais un meilleur hôtel; mais mon hospitalité était offerte à un homme que j'espérais apprécier en faisant plus ample connaissance. Si mon attente n'était pas fondée, je n'hésiterais pas une seconde à flanquer à la rue l'hôte indésirable. M. Brantwein éclata de rire, pour la première fois sans aucune réserve, et dit : « Eh .bien ! à nous deux nous faisons la paire : un matérialiste marxiste et un spiritualiste hindou ! » Puis, il se hâta d'ajouter qu'il ignorait tout de l'Orient, mais qu'il avait entendu dire: alors qu'il était aux . Etats-Unis, que les Hindous étaient un peuple spiritualiste. C'était une ouverture. Combien de temps avait-il vécu aux Etats-Unis ? Effectivement, il avait un léger accent .américain. Il protesta en prétendant qu'il ne parlait pas du nez en massacrant le « King's English », quoiqu'il ait vécu un bon bout de temps au « pays de cocagne ». Il avait émigré de Russie après l'échec de la révolution de 1905 et vécu a'1)CU.S.A. jusqu'en 1917 avant de rentrer au pays. La glace était rompue, et il était plus sage de ne pas l'inciter à d'autres confidences. Cela, non seulement pour ne pas avoir l'air trop curieux, mais également pour faire des confidences à mon tour. Je lui touchai deux mots de mes rapports avec le gouvernement mexicain, et j'insinuai que j'étais en mesure de favoriser une bonne cause, quelle qu'elle soit. Pour l'argent, il n'avait pas à se gêner : j'avais constitué des réserves pour des objectifs révolutionnaires. Ce fut à son tour d'être discret et de ne poser aucune des questions c:> qui devaient naturellement lui venir à l'esprit. La sonnette de la porte tinta et M. Brantwein parut mal à l'aise. Je le rassurai en lui disant que ce n'était pas un étranger, mais des amis de, i'Heraldo. C'étaient de vieux adeptes de la révolution sociale, tout autant que moimême : c'eût été injuste de ma part de monopoliser la compagnie d'un ami de Lénine. Ils venaient dîner, sur mon invitation. Mon stratagème pour vérifier le renseignement communiqué par Charlie· n'échappa naturellement pas à · M. Brantwein. Il partit d'un gros rire : « .Ainsi, Charlie a bavardé. » Il· était visiblement gêné. Je me _demandai s'il avait alors blagué. De toute façon, la vérité finirait bien par se faire jour. Pour le moment, les deux jeunes compè- · res étaient d'excellente hµmeur et l'atmosphère se relâcha. M. Brantwein reprit le ton badin · et demanda ce que des révolutionnaires prolé.. ·
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