Le Contrat Social - anno X - n. 5 - set.-ott. 1966

M.N. ROY à part Trotski, nombre de· ci-devant menchéviks comme loffé, Tchitchérine, Karakhan, Stiéklov, Kollontaï, Lozovski, Antonov, Ouritski, Volodarski, Larine et combien d'autres moins notoires s'étaient diversement distingués sous le régime soviétique. Mais ceux qui ont survécu à Lénine ont péri par ordre de Staline, à de rares exceptions près qui ne donnent pas idée de ce qu'il advint aux infortunés bundistes et menchéviks au cours des épurations successives dont Lénine ne prévoyait pas la tournure cauchemaresque. r En matière de missions à l'étranger, d'autres considérations sont à retenir. Il fallait trouver des militants ayant quelque expérience, capables de parler une ou deux langues étrangères et inspirant confiance quant au maniement des fonds. Il fallait aussi que ces hommes ne soient pas indispensables en Russie et qu'ils offrent toutes garanties en matière de discipline,. qu'on les sache prêts à exécuter sans faiblesse les instructions décidées dans les hautes sphères. Cela implique beaucoup de cas d'espèce, surtout pendant les << années d'apprentissage >>, selon les hommes et les circonstances. Si un Radek, puis un Bela Kun, osèrent d'aventureuses improvisations dans le chaos allemand d'après guerre, rien de tel ne fut concevable quand tout. rentra dans un ordre relatif. Précisément d'anciens bundistes comme. Borodine, Pétrovski, Gouralski, Raf es, que mentionne méchamment Trotski dans l'écrit précité, répondaient aux conditions requises, le poids de leur passé les dissuadant de toute velléité d'enfreindre les ordres reçus, de se permettre une politique personnelle. Last but not least, pour tout .dire, quand il était question de tâche dangereuse, mieux valait risquer la vie ou la liberté d'un socialiste rallié que celle d'un bolchévik de bonne trempe. C'est dans ces conditions qu'en 1923 Borodine fut envoyé en Chine où il devint haut. conseiller (high adviser) de la direction du Kuomintang, à proprement parler agent du pouvoir soviétique et du Comintern, donc du Politburo et du Secrétariat de son parti en dernier ressort. Dans un discours prononcé à Canton le 25 novembre 1924, Sun Yat-sen déclara : << Pour m'instruire auprès des révolutionnaires russes, j'ai invité le camarade Borodine comme dirigeant [conseiller] du Parti. Borodine a une grande expérience du travail de parti et j'espère que vous aussi vous vous mettrez à son école. >>Il va de soi que les astucieux communistes avaient circonvenu l'innocent Sun Yat-sen en le persuadant d'avoir « invité » Borodine, lequel ne se trouvait là que pour mettre en œuvre la« ligne>> tracée par Moscou, ce qui exclut absolument le rôle personnel que toute une littérature occidentale lui prête. La marge très étroite d'initiative laissée à un agent de Moscou soumis aux règles les plus strictes n'accordait point à Borodine la moindre latitude d'action originale. Arthur Ransome, rare observateur compétent des affaires communistes en Russie et en Chine, a commenté avec lucidité': « Borodine pourrait être justement considéré comme un bon gramophone •, ajoutant : c Il avait de l'importance parce que son seul disque était précisément celui que Sun Yat-sen désirait entendre •. • Sans l'ombre d'un doute, Borodine n'a fait que Biblioteca Gino Bianco 269 se conformer aux directives de Staline qui, comme on sait, ont abouti en 1927 à des désastres, au prix de milliers et de milliers de victimes'· En 1927, Roy à son tour était arrivé e_n Chine, lui aussi délégué du Comintern, 11?-rus personnalité plus indépendant~ que Borodin~, de formation profondément différente, et qui, dans une situation des plus complexes et des plus confuses, interprétait le léninisme à sa manière. Les deux amis de Mexico furent bientôt en désaccord, voire en conflit irréductible sur la tactique à suivre dans un enchainement de causes et d'effets que n'avaient prévu ni Marx ni Lénine. Avec ou sans conviction, ..Borodine ne pouvait qu'obéir servilement à son maître. Roy dut bientôt rentrer à Moscou et, désavoué par Staline à bref délai, il partit pour Berlin, désabusé, enclin moralement à rompre avec le communisme officiel, ce qu'il fera dès 1929 en collaborant au Gegen den Strom d'Heinrich Brandler. Quant à Borodine, il sera sacrifié plus cruellement encore par Staline, comme tant de très loyaux serviteurs. << Mais ceci est une autre histoire >>t,out autre que celle qu'a contée Roy dans le Radical Humanist de Calcutta en aoftt 1953 et que la courtoisie de cette publication si peu connue en Occident permet de reproduire ici, à titre de contribution fragmentaire à une histoire plus ample, encore non écrite, celle de la IIIe Internationale. B. S. (Postérieurement à la rédaction du texte qui précède, la Pravda de Moscou du 30 juin 1964 a publié un article du général A. I. Tchérépanov, retraité, pour << réhabiliter >>Borodine en honorant sa mémoire à l'occasion du 80° anniversaire de sa naissance. Ce général Tchérépanov avait servi en Chine, en même temps que Borodine, sous les ordres du maréchal Blücher (alias Galen), autre victime de Staline. Selon sa version, Borodine aurait disparu en février 1949 quand Staline fit arrêter, torturer et périr de nombreux intellectuels d'origine juive, et il serait mort dans un camp de concentration, non en 1953, mais dès 1951, n'ayant donc survécu que deux ans à sa disgràce.) 3. Cf. l'éditorial du Manche$ter Guardian (2 octobre 1954) signalant à retardement la mort de Borodine dans un camp de concentration en Sibérie, à une date imprécise. D'après certaines informations dignes d'être retenues, Borodine aurait été arrêté en mars 1949, alors qu'il était directeur des Moscow Dailu News et serait décédé au début de 1953, peu avant Staline. 4. André Malraux, 1:rès peu versé en ces matières, avait mis en scène Borodine dans un livre paru en 1928 : Les Conquérants. Il s'ensuivit une controverse avec Trotski publiée dans la Nouvelle Revue Française du 1er avril 1931. • Rlen n'est plus erroné•, écrivait Trotski, que le portrait de Borodine esquissé par Malraux, et l'auteur de La Révolution étranglée poursuit : • Ayant quitté la Russie avant la première révolution et y étant revenu après la troisième, Borodine apparait comme un représentant accompli de cette bureaucratie de l'Etat et du Parti qui ne reconnut la révolution qu'après sa victoire ... • Tout en rendant pleine Justice au talent de l'écrlvaln français, Trotski Juge • entièrement fausse • l'appréciation de fa situation politique en Chine exprimée f.ar Malraux et traite celui-cl d' • aveugle incurable•· C • Est et Ouest, Paris, n° 232, man 1960, p. 7. • r

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