Le Contrat Social - anno X - n. 5 - set.-ott. 1966

revue kistorique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - SEPT .-OCT. 1966 B. SOUVARINE .......... . BOGDAN RADITSA ...... . M. N. ROY ............... . PETER GOSZTONY ...... . Vol. X, N° 5 La France entre l'Est et l'Ouest Le titisme à l'épreuve Michel Borodine en Amérique (1919) Le général Maleter DÉBATS ET RECHERCHES G. C. ALROY .. ........... . YVES LÉVY .............. . Les radicaux après la révolution de 1848 Libertés formelles, libertés réelles L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE BASILE KERBLAY. ....... . La planification soviétique DOCUMENTS De Gaulle et le communisme QUELQUES LIVRES Comptes rendus par LUCIEN LAURAT et JEAN-PAUL DELBÈGUE L'OBSERVATOIRE DES DEUX MONDES Les Etats-Unis et l'Indochine INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

. . Au • sommaire des des:niers numéros du ·CONTRAT ..SOCIAL JANV.-FÉV. 1966 · B. Souvarine· Ainsi parla Khrouchtchev Manès Sperber Tradition et culture de masse Joseph Frank Dostoïevski et les socialistes Nicholas Gage Albanie, ilot de misère Valery M. Albert la vie aux champs en U.R.S.S. Yves Lévy L·opinion publique H. D. Stassova Pages de ma vie William Korey la conférence de Zimmerwald MAI-JUIN 1966 B. Souvarine Simulacre de congrès David Anine Février et Octobre Léon Emery les paysans et le communism~ G. Aronson Staline, grand capitaine E. Delimars la- Tchéka et son «. Trust » K. Papaioannou le parti totalit~ire (I) Documents MARS-AVRIL 1966 B. Souvarine Mi-paix, mi-guerre E. Delimars la Tchéka à r œuvre N. Valentinov « Tout est permis » Pierre Hassner les ,industriels comme classe dirigeante Simone Pétremen~ . Rousseau et la démocratie Eugène Kamenka la conception soviétique du droit, T. Katelbach les déportés polonais eri U.R.S.S. L'Observatoire des deux Mondes Toujours le Vietnam - Un comble JUIL.-AOUT 1966 B. Souvarine Perspective d'anniversaire G. Aronson Ouvriersrusses contre le bolchévisme Basile Kerblay Aspects de /'agriculture soviétique ( 1954-1965) Stephen U halley Les « quatre histoires » en Chine Yves Lévy Raymond Aron et la sociologie K. Papaioannou le parti totalitaire (//} Documents les entretiens Staline-de Gaulle, .1944 La conférence de Ialta, 1945 Quelques livres L'Observatoire des deux Mondes Quelques livres L'Observatoire des· deux Mondes· Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7• Le numéro : 4 F Biblioteca Gino Bianco

,~,,, l,istorifllt tl ,,itifllt '" /•ils tl ,,, iJ/11 SEPT.-OCT. 1988 SOMMAIRE Page B. Souvarine ........ . LA FRANCE ENTRE L'EST ET L'OUEST . . . 257 Bogdan Raditsa ..... . LE TITISME A L'ÉPREUVE.. . . . . . . . . . . . . . . 259 M. N. Roy.......... . MICHEL BORODINE EN AMÉRIQUE (1919). 267 Peter Gosztony ..... . LE GÉNÉRAL MALETER . . . . . . . . . . . . . . . . 283 Débats et recherches G. C. AIRoy ........ ~ LES RADICAUX APRÈS LA RÉVOLUTION DE 1848 290 Yves Lévy . . . . . . . . . . LIBERTÉS FORMELLES, LIBERTÉS RÉELLES. 295 L'Expérience communiste Basile Kerblay. . . . . . . . LA PLANIFICATION SOVIÉTIQUE . . . . . . . . . 301 • Documents DE GAULLE ET LE COMMUNISME ........ : ~ ·. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309 Quelques livres Lucien Laurat . . . . . . . . NELL' UNGHERIA Dl BELA KUN, de GUIDO ROMANELLI •. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313 Jean-Paul Delbègue. . . EXtGtSE DES NOUVEAUX LIEUX COMMUNS, de JACQUES ELLUL ..... ·. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 314 TACITE, OU LE DESTIN DEL 'EMPIRE, d'ALAIN MICHEL 315 L'Observatoire des deux Mondes LES ttATS-UNIS ET L'INDOCHINE Livre• reçue Biblioteca Gino Bianco 316 r

DIOGENE - Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGER CAILLOIS N° 56 : Octobre-Décembre 1966 Bernard LassudrieDuchêne ....... ·... . Jacques Soustelle . .... . Adam Scbaff . ........ . SOMMAIRE La croissance économique et ses coOts. Dieux terrestres et dieux célestes dans l'antiquité mexicaine. L'aliénation et l'action sociale. Lawrence Krader. . . . . . . La notion de réification dans la mythologie primitive. Indra Deva . . . . . . . . . . . Une hypothèse sur l'évolution sociale. Marcel Neveux . . . . . . . . Les jeux dits de hasard. Chronique Jacques Merleau-Ponty. . Problèmes du temps physique. RtDACTION ET ADMINISTRATION : '• 6, rue Franklin, Paris 168 (TRO 82-21) Revue trimBStrielleparaissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française. est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris 78 Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F Tarif d'abonnement : France : 20 F; 1:tranger : 25,50 F Biblioteca Gino Bia. co·

revue l,istorÏIJue et critique Jes fait1 et Je1 idées Septembre-Octobre 1966 Vol. X, N° 5 LA FRANCE ENTRE L'EST ET L'OUEST I L N'EST PAS toujours possible d'intituler un écrit en termes à la fois concis et exacts, dont le sens ne prêterait à aucune équivoque. Est et Ouest n'ont plus, dans la langue politique de nos jours, leur signification initiale, ni même celle que leur conférait Kipling dans sa fameuse Ballad of East and West. Puisque la terre est ronde, tout pays est à l'est de l'un et à l'ouest de l'autre, mais depuis la dernière guerre on entend couramment par l'Est les Etats tombés sous la domination communiste et par l'Ouest ceux qui ont pu rester eux-mêmes, ceux que l'on englobe aussi sous la dénomination de « monde libre », non moins imparfaite. La Russie est à l'orient de l'Europe et à l'occident de l'Asie, le Japon est à l'ouest par rapport à l'Amérique, il y a des exemples de despotisme oriental en Occident, et il ne manque pas de nations privées de liberté dans le « monde libre ». C'est affaire de convention imposée par l'insuffisance du vocabulaire et par le besoin de schématiser. D'autre part, si la France officielle rompt certains liens avec l'Ouest, elle en garde assez pour se réserver une marge de manœuvre tout en nouant de nombreux rapports avec l'Est. Elle se déclare fidèle à l'alliance atlantique dont elle répudie avec éclat· l'organisation qui la rend effective et elle multiplie les avances aux régimes hostiles à cette alliance, motivant sa défection grosse de conséquences par les « changements » accomplis depuis la mort de Staline, affirme-t-on, dans le monde communiste. Cette affirmation concerne notre revue qui prétend traiter la matière communiste en connaissance de cause. La question des changements intervenus dans le communisme après Staline n'est pas nouvelle, notamment ici où l'on n'a cessé de l'examiner au cours de nos dix années d'existence. Une multitude de spécialistes plus ou moins qualifiés, en Occident, s'en occupe et observe, relève, collectionne, signale et cornBiblioteca Gino Bianco mente les moindres signes révélant quelque nouveauté dans l'état précédent des choses. Lé bilan bien établi prouve qu'aux changements de personnes ne correspond aucun changement de principes, que les variations d'aspects ou de formes n'entament en rien le régime en profondeur, que les changements à l'intérieur du système ne réalisent pas un changement du système. Mais à Paris la doctrine officielle professe qu'il ne saurait être question de s'immiscer dans les affaires intérieures d'autres pays et, par conséquent, il ne s'agit pas de reconsidérer ce bilan, pour l'heure. On aura tout loisir de le faire et de s'en expliquer à l'occasion du prochain cinquantenaire des événements mémorables de 1.917. Pour comprendre le revirement politique et diplomatique opéré graduellement par la France sur le plan , international, il faut donc s'en tenir à la politique étrangère de l'Union soviétique et de la Chine communiste, que partagent leurs satellites. Or cette politique étrangère commune à tous les communistes a été définie et proclamée lors des conférences internationales tenues à Moscou en novembre 1957 et novembre 1960, conférences auxquelles se réfèrent constamment les dirigeants russes et chinois en rivalité d'orthodoxie et dont les déclarations finales sont de véritables déclarations de guerre aux nations non communistes, de guerre froide si l'on veut, mais de guerre, et en premier lieu contre les Etats-Unis, l'Angleterre et la France accusés d'impérialisme, de colonialisme et de néo-colonialisme. Rien ne sert de biaiser, d'ergoter, de chicaner, les violences de langage qui précèdent ou accompagnent les violences en action partout où s'offrent des occasions propices, ces violences ne visent pas la principauté de Monaco ni la république d'Andorre, elles visent les Etats-Unis, l'Angleterre et la France. Nul ne peut honnêtement contester que si les Etats-Unis sont plus spécialement attaqués, . . ,

258 c'est parce qu'ils protègent l'Europe occidentale et les autres régions du globe menacées par l'impérialisme communiste. Mais les déclarations solennelles de tous les pouvoirs et partis communistes solidarisent explicitement les grands pays démocratiques. Citons quelques lignes de cette prose éc-œurante : « L'impérialisme américain, avec la participation des impérialistes d'Angleterre, de France et d'Allemagne occidentale, a entraîné de nombreux pays dans des blocs militaires ( ...). Les forces impérialistes des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France ont conclu un marché criminel avec l'Allemagne occidentale... ». Etc. (la Documentation française, Notes et études documentaires, n° 3914 du 31 juillet 1963). Qui ose voir là une différence .avec la politique extérieure de Staline ? Il n'est donc pas vrai qu'un changement imaginaire dans ·l'animadversion communiste vis-à-vis de l'Occident puisse motiver le séparatisme pratiqué par la France à l'égard de l'alliance atlantique. Il faut chercher ailleurs les raisons de ce divorce contre nature et des travaux d'approche vers une entente cordiale avec l'Est. On les trouve, ces raisons, dans la récente publication aux Etats-Unis d'un mémorandum destiné à une sous-commission du Sénat, et qui rend compte d'échanges de vues entre Paris, Washington et Londres sur la réforme éventuelle de l'O.T.A.N., ou Organisation du traité de l'Atlantique-Nord. De la correspondance entre les chefs d'Etat, il appert qu'en 1958 de Gaulle ·avait proposé à Eisenhower l'institution d'un organisme triparti « au niveau de la politique et de la stratégie mondiales », comprenant les Etats-Unis, l'Angleterre et la France, à défaut de quoi la France « subordonnait le développement de sa participation à l'O.T.A.N. (sic) à la prise en considération de ses propositions ». De Gaulle estimait alors, dès 1958, que « l'O.T.A.N., dans sa forme actuelle, ne répond plus aux besoins de la sécurité française, car la France a des responsabilités dans beaucoup de régions du monde ( ...). La situation mondiale ne justifie plus que l'on délègue aux Etats-Unis le pouvoir de prendre les décisions concernant la défense du monde libre. » C'est assez clair. Pas un mot sur le moindre changement dans le communisme. Au contraire, il s'agit toujours de « la défense du monde libre » ( menacé par qui ?). La réponse d'Eisenhower dit que « no~s ne pouvons nous permettre d'adopter un système qui donnerait à nos autres alliés, ou aux autres pays du monde libre, l'impression que les décisions de base touchant leurs intérêts Biblioteca Gino Bi-anco LE CONTRAT SOCIAL vitaux sont prises sans leur participation ». Elle prévoit· de sérieux problèmes à résoudre « si l'on tente de modifier le traité de l'Atlantique-Nord pour étendre son domaine à des zones qu'il ne couvre pas actuellement ». Et elle admet qu'il y ait lieu de poursuivre les consultations pour faire face « à des conditions changeantes ». Ainsi la codirection politiqùe et militaire de l'alliance atlantique était seule en cause. Au cours des deux années suivantes, une singulière controverse entre Paris et Washing- . ton traîna en longueur sans aboutir à aucune conclusion. D'après la documentation rendue publique, il y eut des entretiens diplomatiques à trois, des propositions et contrepropositions de part et d'autre, des lettres restées sans réponse, des décisions laissées sans suite. Estil vrai que Paris n'aurait pas -répondu à une suggestion de Washington tendant à conférer sur les questions intéressant spécialement la France? Que de Gaulle aurait eu, en 1960, avec Eisenhower, des conversations pour ne rien dire, puis un échange de lettres sans résultat ? Que deux ans plus tard, des invites de Kennedy à délibérer entre militaires des trois pays intéressés furent acceptées en principe du côté français, mais non réalisées en pratique ? Il semble, à en croire un compte rendu très confus du New York Times, que le mémorandum de M. Dean Rusk soit incomplet et, en outre, contredit sur certains points par un autre document, non publié, d'après lequel Kennedy se serait abstenu de répondre à deux lettres envoyées en 1961 par de Gaulle. Celui-ci, en 1959, aurait même protesté quand Eisenhower, sans le consulter, invita Khrouchtchev aux Etats-Unis, ce que révèle le journal de New York dans un grand désordre chronologique (cf. le Monde du 16 août et le New York Times du 29 août 1966). On doit espérer que ce déballage finira par la publication en Frgnce d'un Livre blanc correct. et sans lacunes. Toujours est-il que ce conflit dont l'issue est à présent un malheureux fait accompli n'entre pas dans notre dém~nstration, cette fois, sauf sur un point désormais bien mis en lumière : la rupture de la France avec l'O.T.A.N. et la campagne d'information, de déformation, de diffamation menée en France contre l'Amé- . tique et les Américains ne tiennent nullement à de prétendus changements constatés dans la politique des Empires communistes, elles découlent du désaccord datant de 1958 sur la création d'un triumvirat directorial à la tête de l'alliance atlantique. C.Q.F.D .. B. Souv ARINE.

LE TITISME A L'ÉPREUVE par Bogdan Raditsa L A CRISE PERMANENTE du communisme yougoslave, longtemps contenue ou atténuée, a maintenant éclaté au grand jour de manière tumultueuse dans une suite extraordinaire de réunions du Comité central de la Ligue des communistes. Convoquée dans une atmosphère morne à la fin de février, la session initiale donna lieu à un violent désaccord entre communistes « réformistes » et communistes plus doctrinaires ; d'où un ajournement pour rechercher la conciliation. Le Comité central se réunit de nouveau au début, puis à la fin du mois de mars : les problèmes • complexes concernant l'économie et les nationalités dans lesquels le Parti se débat ne trouvèrent toujours pas de solution. Et voilà que le Comité central se réunit derechef, cette foisci, dit-on, pour examiner les propositions du président Josip Broz Tito destinées à mettre fin au monopole du Parti sur l'administration en confiant le rôle dans les affaires à des fonctionnaires élus et à des techniciens. Si elle était consommée, cette réforme serait une victoire spectaculaire pour la fraction révisionniste conduite par Vladimir Bakaritch, secrétaire général du Parti en Croatie, qui a en quelque sorte ouvert la crise en se faisant, il y a deux ans, l'avocat de certaines mesures du même ordre. Mais les problèmes sont trop graves, Tito est par trop vieux et trop équivoque, et l'opposition reste trop forte pour que la réforme soit effectivement mise en œuvre dans un proche avenir. En attendant, les conflits latents ne vont faire que s'envenimer. Tito a franchement reconnu la gravité de la situation dans un discours prononcé à rune des réunions précédentes du Comité central. Le chômage et le cotît de la vie augmentent, Biblioteca Gino Bianco a-t-il fait remarquer, tandis que le séparatisme croissant des Croates, des Serbes, des Slovènes et des Macédoniens menace de diviser l'Etat. Sans les désigner nommément, il a pris à partie certains membres des « plus hautes sphères du Parti » pour avoir saboté le dernier programme économique, lancé en juillet dernier afin de stabiliser l'économie en comprimant les nouveaux investissements et en fermant des centaines d'usines dont le rendement était déficitaire. Héros de la guerre des partisans et, par la suite, de la révolution qui dure depuis plus de vingt années, Tito, à soixante-quatorze ans, a du fil à retordre avec ses partisans querel- · leurs. Bien que sa personnalité charismatique soit depuis longtemps le meilleur atout national et international de la Yougoslavie, la légende est en train de succomber devant la réalité présente : un dictateur âgé et malade aux prises avec une foule de problèmes qu'il ne réussit pas à résoudre et qui est même l'objet de plaisanteries vulgaires. L'histoire ~uivante fait aujourd'hui le tour des restaurants et des terrasses de cafés : Tito va obtenir le prix Nobel de chimie pour avoir transformé le dinar en « crotte ». En effet, après avoir subi, l'année dernière, deux dévaluations (passant de 750 à 1.250 pour un dollar), le dinar se vend actuellement, au marché noir, sur la base de 2.000 pour un dollar. Depuis 1952, lorsque le Vic Congrès, sous la direction idéologique de Milovan Djilas, rompit nettement avec le stalinisme, le Parti n'avait pas éprouvé pareilles dissensions, pareils tâtonnements, pareille confusion ; toutes chqses qui se reflétèrent dans le discours de Tito devant le Comité central. Avouant carrément ,.

260 qu'après plus de vingt années de communisme, · « le chauvinisme [des nationalités] était à vrai dire en croissance », il reprocha aux historiens et écrivains d' « empoisonner les rapports entre les nations » qui constituent la Yougoslavie. Le Parti, poursuivit-il, avait encore à faire face à l'ennemi de classe, la bourgeoisie capitaliste, « ce même adversaire que nous avons combattu, le fusil à la main, pendant la guerre. L'ennemi est encore bien vivant et il est nécessaire de le matraquer à mort. » Il ajouta cependant qu'il n'en appelait pas aux mesures brutales de l'ère stalinienne, mais à un renouveau de l'activisme idéologique. Tout en prônant un renforcement de la discipline dans le Parti et en menaçant d'exclusion tous les non-conformistes, Tito soutient les « libéraux » sur le chapitre des réformes politiques et économiques, lesquelles sapent la discipline et empiètent sur les positions retranchées des fonctionnaires du Parti. Ce programme a été conçu principalement par des économistes slovènes et croates qui, depuis longtemps, déplorent la politique de Belgrade consistant à concentrer les investissements fédéraux dans les républiques comparativement sous-développées de Serbie et de Macédoine plutôt que dans les économies industrielles avancées de Croatie et de Slovénie, là où l' argent· serait employé de manière plus productive. Sous la nouvelle politique économique, pas moins de 70 % de tous les fonds d'investissement seraient peut-être alloués aux républiques fédérées et aux entreprises, et ils seraient utilisés davantage par les techniciens industriels que par les fonctionnaires du Parti. Ce conflit entre les diverses régions est exacerbé par un conflit de générations : les fonctionnaires du Parti, qui, pour la plupart, doivent leurs postes de direction à leurs états de service comme partisans pendant la guerre, sont plus âgés et beaucoup moins instruits que la nouvelle génération 4e jeunes technocrates qui entendent que les investissements soient fondés sur des critères économiques et non plus politiques. Autre élément qui sape la discipline du Parti et encourage la déviation : les contacts étroits avec l'Occident. Les milliers de touristes qui affluent chaque été en Yougoslavie, en particulier pour des vacances sur la côte de l'Adriatique, ·n'apportent pas seulement des voitures, des disques des Beatles et des bikinis, mais des idées politiques et sociales. En outre, 250.000 ouvriers, techniciens, architectes et ingénieurs qui n'ont pu trouver de travail en Yougoslavie ont émigré avec la bénédiction de Biblioteca Gino Bi·anco LE CONTRAT SOCIAL leur gouvernement : en effet, outre qu'elle soulage le chômage domestique, l'opération rapporte chaque année 80 millions de dollars que les travailleurs à. l'étranger envoient à leurs familles demeurées au pays. Tito est ainsi pris dans une nouvelle contradiction. Alors que les nécessités économiques obligent le régime à pardonner, voire à encourager les contacts personnels et financiers qui se multiplient avec l'Occident, Tito s'inquiète des effets explosifs que lesdits contacts ont sur le parti communiste. Devant le Comité central, il a fustigé « l'idéologie décadente de l'Occident » et accusé le monde occidental de chercher à entretenir la subversion « avec de l'argent, en fomentant des coups d'Etat et en instillant son idéologie ». •*• LE « GÉNIE » DE TITO est celui d'un prestidigitateur. Il a accepté une aide économique massive des Etats-Unis et concédé à ses sujets une liberté limitée, sans pour cela démanteler réellement son totalitarisme ; ces dernières années, il a effectué un nouveau virage en direction de Moscou, sans pour cela compromettre l'indépendance de son pays. Mais le jeu tire à sa fin et les tours de passe-passe sont, pour Tito, de plus en plus difficiles. A l'avant-dernière session du Comité central, son indécision et ses hésitations se sont traduites par des mouvements d'humeur. Il a déploré qu'on puis- . se difficilement distinguer entre les vues des communistes et celles des oisifs qui papotent dans les cafés. Cette mentalité de rue, a-t-il souligné, a contaminé les membres du Parti « de pensée bourgeoise », et ils ne sont plus en mesure de raisonner « comme de vrais communistes devraient le faire ». Bref, a averti Tito, il existe un réel danger que l'Etat communiste se Jransforme en un Etat bourgeois, le Parti servant de nouvelle classe dirigeante. · .Si cela devait arriver, ajouta-t-il, le Parti est condamné. Mais là, Tito s'empêtrait pans _une contradiction qui nécessita une quat"rième session. Il exigea catégoriquement la mise en œuvre de nouveaux programmes économiques tendant à instaurer progressivement une . économie de marché. Or les programmes ne peuvent être menés à bien que si les cadres du Parti renoncent à let.Ir haute main sur les usines et les entreprises. Tito est par conséquent tenu de faire fond sur les jeunes technocrates pour réaliser le plan. Mais ces gens sont ceux-là mêmes à qui Tito s'en est pris auparavant pour s'être laissés séduire par l'idéologie « négative »

B. RADITSA de l'Occident et pour être davantage soucieux de productivité que de doctrine communiste. Le succès de la réforme économique est, en outre, compromis par les rapports de cette dernière avec le conflit des nationalités. L'écrasante majorité des communistes slovènes et croates s'est prononcée en faveur de la réforme. Ils aspirent à renforcer les liens économiques avec l'Europe occiélentaleet parlent même d'inviter le capital occidental à investir dans le développement industriel du pays. Les communistes serbes, de leur côté, se méfient de la réforme, précisément parce qu'ils pensent que le transfert des ressources d'investissement de Belgrade vers les républiques fédérées affaiblira la mainmise des Serbes sur le pays et pourrait encourager en fin de compte une sécession de la part des Croates et des Slovènes. Pour cette raison, de nombreux communistes serbes de haut rang ont freiné le mouvement ou même cherché à saboter la réforme, ce qui a incité Tito à les accuser de violer le principe léniniste sacro-saint du « centralisme démocratique » qui veut que tous les membres du Parti exécutent les directives quand bien même ils ne les approuvent pas: La rébellion a atteint le point où Alexandre Rankovitch, communiste serbe le plus en vue et depuis longtemps chef de la police secrète, a mis en garde le Comité central contre une poussée alarmante de chauvinisme en Serbie.. Car « il est franchement absurde et fort nuisible », a-t-il dit, que les Serbes « cherchent à imposer le centralisme ». Contrairement à la plupart des autres partis communistes d'Europe orientale, le P. C. yougoslave a conquis le pouvoir pendant la deuxième guerre en grande partie grâce à ses propres forces. Le fait qu'il ait prôné le fédéralisme ainsi que « la fraternité et l'union » des nationalités yougoslaves, à couteaux tirés entre elles, explique dans une large mesure la victoire des partisans conduits par les communistes dans la guerre civile. Les communistes soutenaient que les âpres conflits, qui ont engendré de terribles massacres fratricides durant la deuxième guerre mondiale, étaient dus au « capitalisme bourgeois » : une fois établi l'ordre économique socialiste, les antagonismes nationaux disparaîtraient. Or, aujourd'hui, lesdits conflits ont repris de plus belle ; pour reprendre un mot de Tito, « ils sont même devenus plus violents qu'auparavant ,., allant jusqu'à contaminer le Parti luimême. « De telles aberrations étaient, dans Biblioteca Gino Bianco 261 une certaine mesure, compréhensibles dans les premières années [du pouvoir communiste] », poursuivit Tito. « Mais qu'elles se manifestent après vingt années et que le chauvinisme soit en pleine ascension, c'est de notre faute et c'est la preuve de notre manque de vigilance. » Tito a été bouleversé de voir les communistes serbes ou croates réagir essentiellement en nationalistes et non pas en internationalistes marxistes. Avec tristesse, Tito a avoué que le VIIP Congrès du Parti, en décembre 1964, bien que préoccupé essentiellement par la croissance des conflits de nationalités, n'avait pas réussi à résoudre l'antagonisme entre communistes serbes et croates. Depuis sa fondation même, en 1918, au Ier Congrès de Varazdin, en Croatie, le parti communiste a été tourmenté par ce même problème. Au début, sous la direction de Sima Markovitch, un Serbe, le Parti s'est voué nettement au centralisme et, en secret, à la doctrine suivant laquelle la Yougoslavie , . . . . . eta1t une nation unitaire. Plus tard, dans les années 30, lorsque la direction passa aux mains du Croate Tito, le Parti dénonça le centralisme et prôna la création d'un Etat fédéral. En conséquence, la Constitution reconnaît la Yougoslavie comme un Etat multinational : en 1945, le pays fut divisé en six républiques, avec une entité politique distincte pour les Serbes, les Croates, les Slovènes, les Macédoniens et les Monténégrins, sans compter une région autonome à l'intérieur de la Serbie pour un million d 'Albanais. Avant de prendre le pouvoir, le P. C. yougoslave tirait son principal soutien des régions périphériques, des petites collines du Monté négro, des populations de nationalités bigarrées de Bosnie et des Croates de Dalmatie, irrités d'avoir été incorporés à l'Italie par Mussolini en 1944. Jusqu'à la fin de la guerre, en 1945, les communistes étaient relativement faibles en Serbie proprement dite et ils craignaient,' cela se comprend, de s'aliéner les Serbes si la capitale de la Yougoslavie n'était plus Belgrade. Mais à Belgrade, le gouvernement fédéral tomba de plus en plus sous l'influence des Serbes, et par son centralisme militant suscita le ressentiment des autres groupes nationaux. En conséquence, au lieu de devenir un Etat entièrement nouveau - avec sa capitale, par exemple, à Sarajevo, - la Yougoslavie communiste ressemble toujours davantage à la vieille Yougoslavie royale dominée par les Serbes. Et aujourd'hui, les communistes croates et slovènes sont en antagonisme avec Belgrade la communiste, tout comme avant la guerre les ,,. r

262 partis paysan et catholique de Croatie et de Slovénie combattaient le gouvernement royaliste serbe. ,,*.,,. IL EN RÉSULTE que la Ligue des communistes yougoslaves est en crise. Pendant longtemps, Tito et ses camarades ont essayé de chasser le spectre en niant tout simplement son existence. Mais en 1964 le conflit des nationalités avait pris des proportions telles qu'il devint la principale préoccupation du VIIIe Congrès du Parti. Là, Tito dut admettre avec un air d'enterrement que la politique « de fraternité et d'unité » avait essuyé un cuisant échec, et il a condamné les efforts faits par les Serbes pour imposer « l'intégralisme yougoslave ». Les dirigeants ont ordonné à maintes reprises au Parti de respecter la personnalité historique et culturelle des diverses nations qui composent la Yougoslavie. Le Parti s'est vu ensuite inviter à rallier les nationalités autour de l'Etat communiste, sous le nouveau slogan du « patriotisme socialiste ». Mais quelques mois seulement après le VIIIe Congrès, au printemps de 1965, Tito reconnaissait, dans un discours prononcé à Varazdin, que le conflit des nationalités avait empiré au point de menacer l'existence même de la Yougoslavie. Il déplorait que le·« nationalisme bourgeois » ait réussi à s'insinuer dans le Parti et dans l'appareil d'Etat. Au fond, Tito ne faisait que répéter ce que Bakaritch avait déclaré dans une interview publiée par l'hebdomadaire de Belgrade Nin, du 8 mars 1964, à la veille du VIIIe Congrès. Bakaritch soutenait que les communistes n'avaient résolu qu'en théorie le problème des nationalités, alors que, dans la pratique, ils avaient ·cherché à imposer « l'intégralisme yougoslave », tout comme le roi Alexandre et son premier ministre, le général Petar Jivkovitch, l'avaient fait pendant la malheureuse dictature royale des années 1929-34. Selon Bakari~ch, le centralisme avait complètement supplanté le fédéralisme national proclamé par la Constitution. De manière prophétique, dès 1.94 5, Djilas avait prévu cette évolution tragique et critiqué l'attitude du Parti devant le ·problème des nationalités. Djilas sentait que _leParti éta~t en train d'exploiter ce_problème pour maintenir sa domination sur les nations yougoslaves en querelle ouverte, mais qu'il ne leur permettait pas de cultiver leur personnalité. Plus tard, Djilas osa dire que le P.· C. yougoslave était Bibli-otecaGino B~anco. LE CONTRAT SOCIAL incapable de résoudre le conflit des nationalités. , parce qu'il était essentiellement un parti stalinien, persuadé que tous les problèmes pouvaient être tranchés d'en haut et par des méthodes policières. Bien que Djilas ait été expulsé ·de la direction du Parti pour hérésie en 1954 et qu'il soit encore enfermé dans la prison de Sremska Mitrovica, ses idées sur la question des nationalités ont été reprises par Tito lui-même au dernier congrès du P-arti, et plus récemm~nt aux réunions du Comité central tenues en février et en mars. Tito a adjuré le Parti de combattre « les accès nationalistes et le chauvinisme » non par des « interventions administratives », en d'autres termes des répressions policières, mais par une nouvelle « lutte idéologique ». Mais lorsque plusieurs centaines d'étudiants et d'ouvriers croates imprimèrent des tracts antigouvernementaux et les firent pleuvoir sur Zagreb du haut d'un grand bâtiment du centre de la ville, le. gouvernement « intervint administrativement ». La police cueillit quatre cents suspects, les passa à tabac et enferma bon nombre d'entre· eux dans les camps de concentration de Goli et de Sveti Grgur dans l'Adriatique. Le désenchantement des· intellectuels par suite de l'incapacité du régime à résoudre le problème des nationalités s'exprime jusque dans les écrits des idéologues marxistes. L'écrivain serbe Dobrica Cosic ·a accusé ses camarades croates et slovènes de glorifier leur propre culture et histoire nationales au détriment du commun héritage yougoslave. L'au- .teur slovène V. Vidmar a riposté en accusant les Serbes de vouloir faire disparaître la langue slo~ne. Et récemment, les écrivains croates ont quitté l'Association des_ écrivains yougoslaves pour fonder leur propre association. . Les Slovènes sont particulièrement amers sur ce .qu'ils considèrent comme étant, de la part de Belgrade, une exploitation systématique de leur république : ils font valoir que; avec seulement 8,6 % de la population du pays, la Slovénie paie 38 % des impôts fédéraux, alors qu'elle n'a pratiquement bénéficié d'aucun· investissement fédéral pour construire son industrie. Le réveil du conflit des nationalités, le chômage croissant (lequel est censé ne pas exister dans, un Etat socialiste), et d'autres échecs du système, ont forcé les théoriciens marxistes à reconsidérer sans ménagements la validité de leurs professions de foi idéologiques. Cette remise en. question du marxisme est entreprise par la revue Praxis, publiée par les

B. RADITSA jeunes professeurs marxistes les plus en vue de l'université de Zagreb. Pour l'un d'entre eux, Rudi Supek, la présente crise yougoslave prend racine dans la dichotomie entre « positivisme stalinien » et « humanisme socialiste ». Supek reproche aux « positivistes staliniens » de tuer la « pensée marxiste créatrice » dans le Parti. « On ne peut attendre, poursuit Supek, de gens qui viennent à· peine de se dépouiller de leurs guenilles et ont acheté des limousines, et qui adorent par-dessus tout le confort matériel, qu'ils saisissent l'essence humaniste du marxisme. » Ces parvenus idéologiques conçoivent la révolution socialiste comme une « locomotive de l'histoire » grondant sur la voie « qui les a menés à des positions de pouvoir auxquelles ils ne renonceront pas » : Ces gens-là n'ont pas été capables de soumettre les échecs de la société bourgeoise à une critique sensée, et en même temps ils ont provoqué une révolte . à l'intérieur de la société socialiste. Ils ont rendu la société socialiste - par exemple, l'Union soviétique -. insuffisamment attirante pour les hommes amoureux de la liberté. Ces dogmatiques ont vraiment créé les conditions objectives d'une critique anticommuniste de la première expérience socialiste. Selon Supek, c'est une tragédie pour le marxisme que des gens ignorants et sans éducation, qui n'ont que méfiance pour la science, l'art et la culture, aient accédé au pouvoir dans les pays communistes. Ces gens idolâtrent les « sages dirigeants » qui, une fois au pouvoir, imposent un système de « censure d'hygiène mentale ». Ces conditions ont fait douter, dans les prétendues sociétés socialistes, que la révolution finisse par conduire à un ordre meilleur, plus simplement humain. ,,*.,,. Au TROISIÈME PLÉNUM, Tito a condamné ce genre de théories : Nous avons le devoir de combattre les déviations conceptuelles dans notre presse, telles, par exemple, celles qui se manifestent dans la revue Praxis. Souvent, par suite de notre manque de vigilance, des articles paraissent qui n'ont rien de commun avec notre pensée. Faisant écho à la voix de son maître, Milentije Popovitch, l'un des idéologues les plus en vue parmi les Serbes staliniens, s'en est pris à Praxis, coupable, à ses yeux, de prôner des « idées pseudo-libérales », de contester le rôle dirigeant du Parti et de chercher à transformer ce dernier en un « simple club de discussion ». Dans l'esprit de Popovitch, maintenant plus que jamais le rôle du Parti est de faire marcher l'Etat. Or, malgré l'animosité des sommités du Parti, Praxis continue de paraître. Dans l'un Biblioteca Gino Bianco ,263 des derniers numéros, Supek écrivait, sous le titre : « Le mystère du silence », que le Parti devait jeter par-dessus bord le « positivisme stalinien » et adopter une attitude marxiste plus créatrice. A mesure qu'il s'achemine vers la fin de son règne, Tito aura de plus en plus de mal à concilier les diverses fractions. Ce travail de conciliation a été le seul résultat positif des trois premières sessions du Comité central. Après avoir menacé d'épurer l'opposition, Tito s'était contenté d'adresser un nouvel avertissement à ceux qui, « dans les plus hautes sphères du Parti », s'emploient à saboter la politique de ce dernier; il avait fait adopter une résolution, prise à l'unanimité, qui souligne la nécessité de l'unité et incite à _entreprendre pour de bon la réforme économique. Mais, en fait, rien n'a été résolu. Toutes les contradictions qui sont à l'origine de la crise demeurent : elles rendent nécessaire une nouvelle réunion du Comité central, ainsi qu'une réforme politique. A l'arrière-plan se profile la question la plus grave de toutes : la succession de Tito. ,,*.,,. L ES GRAVES DÉCISIONS prises pendant la quatrième session du Comité central, tenue à Brioni le 1er juillet dernier, ont apporté la confirmation que la crise complexe ouverte par la question de la réforme - retardée par le malaise à l'intérieur du Parti et les heurts entre nationalités - n'avait pas été résolue lors des trois précédentes sessions. Certes, la décision la plus spectaculaire est l'élimination d'Alexandre Rankovitch, lequel coiffait, depuis l'établissement du régime communiste, la Sécurité intérieure et extérieure de l'Etat, d'abord sous la forme de l'Ozna, puis de l'Oudba. Personnage le plus puissant après Tito, Rankovitch s'est vu accusé d'avoir concentré un pouvoir tel que Tito lui-même, suivant ses propres dires, était surveillé par les hommes de Rankovitch, plus précisément par le bras droit de ce dernier, le ministre fédéral de l'Intérieur, Svetislav Stefanovitch. Au Comité central, Tito déclara que la Sécurité d'Etat (maintenant dénommée S.U.P.) était devenue puissante au point de réduire l'Etat et la Ligue des communistes au rang d'instruments secondaires. Attaché depuis longtemps par des liens personnels au sinistre « camarade Marko », Tito a rendu hommage à son ami tout en étant contraint de le relever de ses fonctions, car « les amis passent après le peuple, l'Etat et le Parti ». Tito a également reconnu qu'il avait eu tort de retarder pendant si longtemps l'éli- ,

264 mination de Rankovitch et de son appareil. Le ·meilleur moment pour épurer radicalement la p~lice secrète eût été, sel<?nlui, l'~nnée 1962. Rien ne fut cependant fait, car Tito,. en bon réaliste doutait que le régime puisse survivre a~x mains des « libéraux » conduits par Bakaritch, sans la prés~nce d'une. forte police. . Les considération~ ..idéologiques ne durent pas peser bien lourd dans son e~prit quand il se décida en ce sens, car depuis de nom- 'breuses années il donnait son approbation a1,1x mesures de sécurité prises par Rankovitch ... Sur ces entrefaites; il devint · évident que Rankovitch et ses proches collaborateurs marchaient à grands pas vers la _prise du pouvoi~. Dans l'entourage de Rankovitch; on entendait fréquemment dire que Tito était vi~ux,, malade, voire sénile, et que le. temps.. etait venu pour Rankovitch de prendre l'Etat en charge: La théorie de Rankovitch, selon lequel le Parti · ne pouvait survivre ·qu'en écrasant l'optosition révisionniste et « libérale » tout enuere, se faisait entendre de plus en plus haut. Les vieux communistes, en particulier à Belgrade, étaie~t prêts à jouer cartes sur table. La « soekamisation » de Tito avait commencé ·au VIIIe Congrès du Parti, tenu à Belgrade en 1964 ; l'opposition de Bakaritch avait ét~. réduite. au silence. Cela plus que tout avait convaincu Tito qu'il lui faudrait, tôt ou ~ard, agir pour ne pas subir le sort de ses amis Soekarno et Khrouchtchev. Kardelj et Bakaritch surent sans aucun doute le décider en faisant valoir que la réforme était complètement paralysée. Partout Rankovitch et ses hommes mettaient des bâto'ns dans les roues à ladite réforme, en prétendant qu'il fallait la temett~e à plus t~rd dans l'intérêt même de l'Etat. Finalement, Tito se rendit compte qu'il· pouvait se tirer d' aff~ir~ et sauver l'Etat du même coup en se ralliant aux « libéraux » et aux « fédéralistes » contre les « centralistes » de Belgrade et les « conservateurs ». Et soudain, il fit montre de la détermination qui avait été la sienne au cour~ d'une autre crise lors de sa rupture avec Staline, en 1948. Mai~, cette fois, les choses étaient encore plus difficiles, car Rankovitch tènait en main la Sécurité d'Etat. Jusque-là, toutes les tent~- tives pour modifier le statut de cette organisation étaierit demeurées vaines. Le fait fut reconnu au quatrième plénum par le président de la Commission de contrôle, le Macédonien Krste Crvenkovski, lequel, avec d'autres membres du Comité central, avait été incapable de se débarrasser de Rankovitch et de sa clique. C'est sans doute la raison essentielle pour· laquelle il fut décidé de réunir le Comité cenBiblioteca Gino Bianco .. LE CONTRAT. SOCIAL tral à Brioni où Tito disposait de sa garde personnelle c~mposée exclusivement de ses fidèles Croates. Pour lui, Tito avait également l'armée commandée par le Croate Ivan· Gosnjak lequel avait déjà remplacé la garnison de Belgrade par des Slovènes. Comme l'arm_ée, la marine était du côté de Tito, et elle gardait l'île de Brioni pendant la réunion.- Sur l'îl~, R~- 'kovitch était seul et inoffensif. Ce qui explique pourquoi il se laissa convaincre par Tito et quelques-uns de ses amis, notamment Milentije Popovitch, de reconnaître ses erre~s et de prendre sur lui la « responsabilité mor~le et politique » du fonctionnement de la police secrète. Cet aveu fut sincère et empreint d'humilité au point que son principal collaboratell:r, Stefanovitch, en fut stupéfié et tenta en vam de sauver la mise à son patron. · L'étonnement m·anifesté par Stefanovitch lui valut d'être sévèrement condamné par Tito : frappé d'une disgrâce totale, il fut chassé du Parti. La toute-puissance· du service secret fut ·finalement dénoncée· dans sa pleine monstruosité·, tous les grands dirigeants étaient soumis à .. sa surveillance, · y compris Tito, dont les conversations téléphoniq~es étaient écoutées ; quant aux « libéraux » et autres révisionnistes, ils étaient repérés un à un et catalogués pour être écartés tôt ou tard des postes de respon- .sabilité. La police secrète av~it la haute main dans toutes les républiques, particulièrement en Croatie, où elle opérait indépendamment du pouvoir politique. Seule la Slovénie était, dans une certaine mesure, immunisée. La police secrète surveillait toute la vie politique et éconoraique du pays. Elle avait à sa disposition la myice. Parmi le personnel des Affaires é1:rangères, quelque 80 % étaient liés à Rankovitch, y compris une poignée d'ambassadeurs, à défaut de leurs -plus proches collaborateurs. C'est ainsi que l'année dernière, la révocation de Kotcha Popovitch, ministre des Affaires étrangères, ·avait été manigancée par la police secrète. Celle-ci était en contact étroit avec le gouvernement soviétique, lequel voyait d'un bon œil la montée de Rankovitch. Slobodan Sakota, adjoint de Stefanovitch •aujourd'hui débarqué, avait déclaré à Moscou, en présence des autorités soviétiques, que Tito, malade et sénile, devait être retiré de la circulation et que R·ankovitch devait, tôt ou tard, prendre la sucèes&ion.Cette révélation fut faite devant le Comité ·central par le Bosniaque Cvijetin Mijatovitch, alors ambassadeur de Yougoslavie: à Moscou ; .·à l'époque, il avait informé son ministre, Kotcha Popovitch, mais son télégramme· chiffré n'était jamais parvenu à celui-ci. Eri . .

B. RADITSA. faisant cette déclaration, Mijatovitch laissait entendre que les rapports entre Rankovitch et Moscou étaient des plus intimes. Rankovitch lui-même n'avait-il pas déclaré, lors d'un séjour dans la capitale soviétique, que le parti yougoslave demeurait fidèle aux idéaux de Lénine et au leadership de Moscou ? Ce qui avait permis à la radio albanaise d'affirmer ces derniers temps que l'avènement de Rankovitch se préparait déjà. Contrairement à Tito qui semble, en l'occurrence, avoir gardé un calme de marbre sans faire le moindre commentaire, cer- . tains membres du Comité central n'avaient pas mâché leurs mots. Dernièrement, Kadar, à la veille du quatrième plénum, avait demandé à Tito, au nom des dirigeants soviétiques, de ne pas se défaire de Rankovitch. L'éviction de Rankovitch est d'une très grande importance politique, et la suppression des principaux organes de sa police, qui a suivi le dernier plénum, montre à quelle puissance était. parvenue la Sécurité d'Etat : aucune réforme n'était possible tant qu'il faisait la loi. Les condottieri locaux tenaient en main les affaires de l'Etat tout entier. Entre autres, le service secret possédait six navires battant pavillon panaméen qui sillonnaient les océans pour vendre des cigarettes afin de remplir ses caisses. « Grâce à ce genre d'opérations )>, rapportait le Times de Londres du 6 août dernier, « des groupes appartenant à la police secrète furent en mesure -d'ouvrir divers chantiers et de s'immiscer ainsi dans la politiq~e d'investissement, en ne tenant aucun com?te des règles formulées par le gouvernement ni des efforts de ce dernier pour restreindre les dépenses non indispensables. » A Novi-Sad, capitale de la Voïvodine, « des fonctionnaires de la police secrète ont également employé des détenus pour construire des maisons de weekend, passant outre à l'interdiction, formulée il y a six mois, d'utiliser la main-d'œuvre pénale à des fins privées ». De la même manière, plusieurs villas furent bâties sur la côte de l'Adriatique, réservées exclusivement au personnel de la police secrète. L'épuration de cette police, dont le détail le· plus sensationnel est l'arrestation des geôliers du camp de Goli-Otok où des milliers de personnes furent torturées et liquidées durant ces dernières années, se poursuit maintenant par l'élimination des << directeurs politiques » et gérants d'usines. Or cette épuration ne donne pas entière satisfaction : Bakaritch, dans un discours prononcé à Sisak quelques jours après le quatrième plénum, révélait une Biblioteca Gino Bianco 26S fois de plus que la réforme économique ne progressait que lentement. Autre preuve de cette lenteur, les encouragements du gouvernement à expédier à l'étranger des travailleurs dont le nombre atteint déjà les 300 .000. D'un bout à l'autre du pays, les gens demandent quand la réforme va enfin commencer à porter ses fruits. Les réponses restent des plus vagues. Une autre question est présente à tous les esprits : quand les capitaux étrangers vont-ils arriver ? Entre-temps, l'infatigable Bakaritch, chien de garde de la réforme, demande instamment la convocation d'une session extraordinaire du Congrès du Parti pour le début de l'automne ou l'hiver. Dans une interview donnée à l'organe du Parti, Borba, et publiée le 15 août, Bakaritch explique que le congrès devra s'atteler à la réorganisation de la Ligue des communistes, à l'autogestion des conseils ou- .vriers et enfin au problème fondamental : la dictature du prolétariat. En d'autres termes, Bakaritch réclame une refonte totale du système telle que la préconisait Milovan Djilas avant son arrestation. C'était également ce pour quoi militait le groupe Praxis il y a cinq ans, avec l'approbation tacite de Bakaritch. Mais ce dernier aura-t-il assez de poids pour faire pas- ~er dans la réalité ce que formulent les jeunes théoriciens de l' « humanisme socialiste » ? Autre aspect vital du drame de Brioni, une fois de plus, la succession de Tito. La question était à l'arrière-plan de tous les débats. Elle est encore, à 'l'heure présente, dans l'esprit de tous les dirigeants et des membres du Parti, aussi bien que dans l'esprit du vulgum pecus. Avant son « déboulonnage », il était admis que Rankovitch serait le successeur. Aujourd'hui, la compétition est largement ouverte. Après le Croate Tito, il serait normal que le successeur soit un Serbe, d'autant plus que l'élimination de Rankovitch a été ressentie en Serbie avec beaucoup d'appréhension, le pouvoir se déplaçant de Belgrade vers la Croatie et la Slovénie. En l'occurrence, il n'y aurait que deux Serbes à pouvoir prétendre à la succession : Kotcha Popovitch, actuellement premier vice-président du gouvernement fédéral, et Mijalko Todorovitch, chargé de l'appareil du Parti. Le premier sera certainement rejeté en raison de son passé cosmopolite et digne d'un play-boy : avoir été un « communiste de salon » n'est guère une caution pour le poste de dirigeant suprême. Ainsi, à moins que l'aile serbe du Parti ne se décide pour un nouveau candidat, c'est Todorovitch qui aurait les meilleures chances. De toute façon, Milentije Popovitch, dont les vues sont plus proches de ,

266 Rankovitch que des nouveaux courants qui se ·manifestent à l'intérieur du Parti, est hors de course. En admettant que les Serbes puissent s'accommoder d'un Macédonien, Krste Crvenkovski a sa chance. Quant aux Slovènes, Edvard Kardelj semble le moins bien placé, car il a perdu tout poids en Slovénie même; Miha Marinko, lui, peut l'emporter. Parmi les Croates, Bakaritch n'a rien à espérer, en raison de ses idées très tranchées; le seul Croate possible pourrait être Mika Tripalo, lequel a adopté jusqu'à présent une attitude plus réaliste en fa~sant cause commune avec les réformistes tout en gardant le contact avec le centre traditionnel du pouvoir. Bakaritch préférerait assurément avoir affaire à Tripalo. Tout récemment cependant, une nouvelle formule s'est fait jour, celle d'une direction collégiale, déjà e_nusage dans· les commissions où chaque république se trouve représentée par des membres en nombre égal. Dans le cas de la .présidence, chaque république déléguerait l'un de_ses membres nommé pour deux ans. Pareille solution aurait l'avantage de résoudre le problème le plus épineux, celui des nationalités. Ainsi, le conflit entre centralisme et fédéralisme se poursuivra jusqu'à ce que l'un de~ deux l'emporte. La limitation du pouvoir centralisateur semble devoir être l'enjeu de la lutte, en attendant qu'un fédéralisme confédéral s'impose comme. nouvelle structure de l'Etat. Si la confédération l'emporte sur le fédéralisme « centralisateur », l'Etat aura de meilleures chances de se libéraliser et le conflit des nationalités pourra plus facilement se résoudre, ce qui fortifierait l'existence de l'Etat multinational. Tant que Tito est en selle, on· e peut se demander si ·l'état actuel des choses · permettra d'aller jusque-là. En attendant, la solution ·de la crise intérieure doit être recherchée par des méthodes plus libérales. Or, ainsi que le révèle l'affaire Mihajlo Mihajlov, les .mé- - . Biblioteca Gino Bi-anco LE CONTRAT SOCIAL thodes demeurent celles de la police, non pas celles d~ « socialisme démocratique » : Mihajlov avait, à juste titre, proposé de favoriser une opposition constructive dans les limites de la Constitution. L'arrestation de Mihajlov et la décision « administrative » de le priver des· droits que la Constitution lui accorde est une nouvelle preuve que la Sécurité d'Etat est plus forte que la Ligue des communistes. Les décisions. du quatrième plénum, dont il est tant question, sont bafouées par les méthodes policières toujours en usage. Si Tito avait été conséquent avec ses déclarations à la dernière réunion du Comité central, il aurait au moins fait semblant d'ignorer la minuscule opposition de Mihajlov qui ne pouvait en rien porter atteinte à son pouvoir absolu. Ce qu'il a fait prouve qu'avec ou sans Rankovitch, l'Etat totalitaire est incapable de supporter la moindre voix dissonante traduisant 1e désir de liberté des jeunes générations. Si cela n'est pas toléré sous Tito de peur que le régime n'en soit ébranlé, on_peut· sans peine. imaginer ce qui arrivera lorsque Tito ne sera plus là. Les héritiers présomptifs sont loin d'avoir trouvé un dénominateur commun permettant d'assurer à la Yougoslavie la sécurité dont elle a besoin pour maintenir ensemble les diverses. nationalités qui la composent. L'évolution à l'intérieur du Parti montrera jusqu'à quel point la direction est capable de procurer cette sécurité. Cela dit, le dernier plénum a démontré que les communistes yougoslaves n'ont pas résolu les questions fondamentales dont dépend la survie du régime : coexistence des nationalités, amélioration des conditions économiques, démocratisation de l'Etat. L'avenir montrera si les dirigeants sont capables de réaliser ce qu'ils n'ont pu faire pendant deux décennies, malgré leurs promesses et leurs efforts. BoGDAN R.An1TsA. . (Traduit, de l'anglais). ' , <.r ... :

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