Le Contrat Social - anno X - n. 4 - lug.-ago. 1966

revue historique et critique Jes faits et des iJées bimestrielle - JUILLET-AOUT 1966 B. SO UVARINE .......... . G. ARONSON ............ . Vol. X, N° 4 Perspective d'anniversab-e Ouvriers russes contre le bolchévisme L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE BASILE KERBLAY . . . . . . . . Aspects de l'agriculture soviétique (1954-1965) STEPHEN UHALLEY . . . . . . Les « quatre histoires » en Chine DOCUMENTS La conférence de Ialta, 1945 DÉBATS ET RECHERCHES WES LÉVY .............. . K. PAP AIOANNOU ....... . Raymond Aron et la sociologie Le parti totalitaire (Il) QUELQUES LIVRES Comptes rendus par JEAN-PAUL DELBÈGUE et MICHEL CoLLINET L'OBSERVATOIRE DES DEUX MONDES Impasse au Vietnam - Trêve dominicaine - Réalités soviétiques Electionspresque-parfaites - La Tchéka Correspondance INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL NOV.-DÊC.··1965 B. Souvarine Mythes et fictions Branko Lazitch Le martyrologe du Comintern B. Souvarine Commentaires sur « le martyrologe» Alexandre Kérenski La franc-maçonnerie en Russie Donald D. Barry L'automobile en U.R.S.S. Simone Pétrement Démocratie et technique Anniversaires De Ialta à Bandoeng Chronique Nobel tel quel MARS-AVRIL 1966 B. Souvarine Mi-paix, mi-guerre E. Delimars La Tchéka à /'œuvre N. Valentinov « Tout est permis » Pierre Hassner Les industriels comme classe dirigeante Simone Pétrement Rousseau et la démocratie Eugène Kamenka La conception soviétique du droit T. Katelbach Les déportés polonais en U.R.S.S. L'Observatoire des deux Mondes Toujours le Vietnam - Un comble JANV.-FÉV. 1966 B. Soùvarine Ainsi parla Khrouchtchev Manès Sperber Tradition et culture de masse Joseph Frank Dostoïevski et les socialistes Nicholas Gage Albanie, ilot de misère Valery M. Albert La vie aux champs en U.R.S.S. Yves Lévy L'opinion publique H. D. Stassova Pages de ma vie William Korey La conférence de Zimmerwald MAI-JUIN 1966 B. Souvarine Simulacre de congrès David Anine Février et Octobre Léon Emery Les paysans et Je communisme G. Aronson ,· Staline, grand capitaine E. Delimars La Tchéka et son « Trust » K. Papaioannou Le parti totalitaire (/) Documents Les entretiens Staline-de Gaulle, 1944 ~ Quelques livres L'Observatoire des deux Mondes Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7" Le num6ro : 4 F Bjblioteca Gino Bianco

kCOMl?ili rnu, l,istorÎIJIU d <rÎIÎIJIU Jrs f,u'ts d Jrs iJüs JUILLET-AOUT 1966 - VOL. X, N° 4 SOMMAIRE B. Souvarine PERSPECTIVE D'ANNIVERSAIRE ......... . Page 199 G. Aronson ... · . . . . . . OUVRIERS RUSSES CONTRE LE BOLCHÉVISME 201 L'Expérience communiste Basile Kerblay . . . . . . . ASPECTS DE L'AGRICULTURE SOVIÉTIQUE (1954-1965) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212 Stephen Uhalley . . . . . LES « QUATRE HISTOIRES» EN CHINE . . 219 Documents LA CONFÉRENCE DE IALTA, 1945 226 Débats et recherches Yves Lévy . . . . . . . . . . RAYMOND ARON ET LA SOCIOLOGIE . . 231 K. Papaioannàu . . . . . . LE PARTI TOTALITAIRE (Il) . . . . . . . . . . . . 236 Quelques livres Jean-Paul Delbègue LE GROS ANIMAL; TROIS POÈTES COSMIQUES; DE MONTAIGNE A TEILHARD DE CHARDIN, de LÉON EMERY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246 Michel Collinet . . . . . . L'ESPAGNE DU PLAN, de CHRISTIAN RUDEL...... 247 L'Observatoire des deux Mondes IMPASSE AU VIETNAM . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249 . TR~VE DOMINICAINE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250 RÉALITÉS SOVIÉTIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 ÉLECTIONS PRESQUE-PARFAITES.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 252 LA TCHÉKA....................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253 Correspondance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco

DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef ROGER CAILLOIS N° 55 : Juillet-Septembre 1966 Lewis Mumford ...... . Heinrich H. Volkov ... . Etienne Gilson André Beaufre Christian Merlo et Pierre Vidaud ..... SOMMAIRE La première mégamachine. La société à l'âge de la technique. Photographie et beauté. Les transformations de la stratégie. Le serpent nègre qui ouvrit les yeux 1 aux hommes. Chroniques Daya · Krishna . . . . . ... . . Trois idées fausses sur la philosophie indienne. Jean Chesneaux. . . . . . . Pour une histoire asiocentrique de l'Asie moderne. f RlDACTION ET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Paris 16° (TRO 82-21) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébas ien-Bottin, Paris 71 Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F ___ _.._a..Tt..LLiif cf abonnement France : 20 F ; Étranger 25,50 F .Biblioteca -{Sino·.B·ianco. ·¼.

revue histori'lue et critique Jes faits et Je1 iJée1 Juillet-Aolit 1966 Vol. X, N° 4 PERSPECTIVE D'ANNIVERSAIRE par B. Souvarine L E CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE du coup d'Etat appelé révolution d'Octobre est proche et il faut prévoir que la propagande communiste, qui depuis bientôt un demi-siècle inonde inlassablement la planète, décuplera ses initiatives et ses moyens de persuasion pour la circonstance. L'argument de la « durabilité » du régime soviétique déjà en usage de longue date sera mis en avant comme une preuve d'excellence réfutant les critiques les mieux fondées. On s'étonne que ce sophisme soit accepté aussi aisément par ceux qui, en Occident, se donnent mission d'opposer une résistance intellectuelle pertinente à l'expansion du communisme. En effet, le régime soviétique a duré, mais en reniant son programme initial, ses principes de fondation et jusqu'à sa raison d'être. Ce qui a duré, ce n'est pas le régime improvisé en Octobre au nom du prolétariat, c'est le parti qui avait reçu le pouvoir saisi de vive force par le Comité militaire révolutionnaire du soviet de Pétrograd et qui a réussi à le conserver en se transformant lui-même en une oligarchie omnipotente étrangère au prolétariat dont elle se dit mandataire pour exercer la dictature. Lénine avait promis textuellement la « suppression de la police, de l'armée, du fonctionnarisme », l'égalisation du traitement des fonctionnaires, élus et révocables en tout temps, sur le « salaire moyen d'un bon ouvrier ». Il s'engageait à instaurer un nouveau type d'Etat « comme la Commune de Paris en a donné la figure », donc un régime fédéraliste de communes autonomes, un pouvoir géré par des représentants élus librement au suffrage universel et secret sans distinction de classes. Se référant constamment au précédent de la Biblioteca Gino Bianco Commune parisienne, il affirmait que « dans la mesure où les soviets existent, ( ...) il existe en Russie un Etat du type de la Commune de Paris ». Il préconisait « le remplacement de l'armée permanente par l'armement général du peuple », ainsi que « le remplacement de la police par une milice populaire [dans laquelle] entreront tous les citoyens et citoyennes de 15 à 65 ans ». Enfin il écrit L'Etat et la Révolution pour systématiser ces mêmes propositions à l'appui de sa théorie principale professant que « l'Etat prolétarien commence à dépérir aussitôt après sa victoire, car dans une société sans classes, l'Etat est inutile et impossible ». Les bolchéviks exigeaient du Gouvernement provisoire socialiste-libéral, entre autres, l'abolition de la peine de mort et l'élection urgente de l'Assemblée constituante. Ils prétendaient que « le Congrès des soviets assurera la convocation de la Constituante » et que le pouvoir soviétique « garantira à toutes les nations habitant la Russie un droit véritable à disposer d'elles-mêmes ». Lénine a précisé qu'il s'agissait de « la restitution immédiate et intégrale de leur liberté à la Finlande, à l'Ukraine, à la Russie-Blanche, aux Musulmans, etc. », ajoutant « jusques et y compris la liberté de séparation ». En matière agraire, il réclamait la nationalisation des terres dont les soviets locaux devaient fixer les « conditions locales de possession et de jouissance » en attendant une solution définitive par l'Assemblée constituante. Il s'engageait à respecter « la décision des masses, même si elle ne concorde pas avec nos opinions ( ...). Même si les paysans· suivent encore les socialistes-révolutionnaires, même s'ils donnent à ce parti la majorité à la Constituante ... » ,.

200 Entre autres prévisions explicites, Lénine avait écrit : « Le développement pacifique de la révolution serait possible et probable si tout le pouvoir était remis aux soviets. Au sein des soviets, la lutte des partis pour le pouvoir peut se développer pacifiquement à condition que les soviets soient pleinement démocratiques ... » Et il annonçait des mesures pratiques afin de réaliser « une véritable liberté de la presse pour tous... ». On n'en finirait pas de le citer, comme de citer Trotski disant notamment : « Le pays ne peut être sauvé que par une Assemblée constituante », comme de citer les textes et les résolutions du Parti qui ouvraient, avant Octobre, les perspectives radieuses d'une société vraiment libre, démocratique et égalitaire. Or, sur tous les points sans exception, le régime soviétique a réalisé la négation de ses promesses, l'antithèse absolue de son programme. Entre le coup d'Etat militaire et la dissolution de la Constituante, en moins de trois mois, le parti bolchévik avait pris en pratique le contre-pied de tous ses principes. On ne peut donc tirer argument de la durée, encore moins de la « durabilité » d'un tel « système poli tique », pour justifier ce parti et son régime, pour en inférer que l'un et l'autre ont valeur d'exemple et d'indication quant au « sens de l'histoire ». · Ce qui a duré, ce n'est pas la République des Soviets proclamée en Octobre, c'est un Etat soviétique s~ns soviets réels où le mot a remplacé la chose vidée de sa teneur première, où des soviets factices masquent le pouvoir effectif des parvenus de la révolution. Ce qui a duré, c'est l'emploi de la force allant jusqu'aux pires violences afin de maintenir au pouvoir une minorité résolue à ne reculer devant rien pour perpétuer sa domination sans partage. Il n'y a là d'original, en fait d' « accomplissement », 9e dostijénié, que l'oppression du peuple travailleur par une nouvelle classe privilégiée et l'exploitation de l'homme par l'homme au nom du socialisme et du corn- . mun1sme. Les faits, en revanche, ont pleinement justifié les critiques perspicaces qui déniaient aux social-démocrates bolchéviks toute possibilité · d'instaurer un socialisme authentique dans les conditions russes de l'époque, c'est-à-dire de durer en demeurant fidèles à eux-mêmes. On doit ici rendre justice al;tx quelques compagnons proches· de Lénine qui eurent la clairvoyance de réprouver « la conservation d'un gouvernement purement bolchévik par· les ~ibriotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL moyens de la terreur politique », laquelle devait conduire « à l'établissement d'un régime irresponsable, à la perte de la révolution », et qui accusèrent les dirigeants du Parti de vouloir s'imposer ainsi, « sans compter les victimes en ouvriers et en soldats ». Une coalition des divers partis socialistes que souhaitaient alors Zinoviev, Kamenev, Rykov, Riazanov, Chliapnikov et d'autres eût pacifié la révolution, eût empêché le nouveau pouvoir de verser dans des utopies insensées, eût épargné à la Russie bien des malheurs qui allaient s'ensuivre. Les hommes qui ne croyaient pas à _la durabilité d'un régime strictement bolchévik ne se sont nullement trompés, car ils ne prêtaient pas à leurs adversaires politiques le dessein de durer par une terreur sans fin ni limites. Lénine en personne a longtemps douté de la durabilité de son « expérience ». Obsédé par le souvenir de la Commune dont il se faisait une idée singulièrement _fausse, il commença son rapport au 3e Congrès des soviets~ en janvier 1918, avec autant d'étonnement que de satisfaction, en .notant que les 2 mois et 15 jours écoulés depuis Octobre, c'était « cinq jours de plus que la durée d'existence du pouvoir précédent ( ...) des ouvriers parisiens », lors de la Commune. Par la suite, il s'est maintes fois exprimé dans le même esprit. En 1919, rapporte Hélène Stassova, ex-secrétaire du Parti devenue mémorialiste, « il n'était pas exclu que le Parti fût obligé de rentrer dans la clandestinité » ; en prévision de quoi il · . fallut faire de faux passeports pour Lénine et C1 \ imprimer du papier-monnaie à l'effigie de Catherine II, etc. Bruce Lockhart, ex-consul de Grande-Bretagne à Moscou, atteste qu'au moment du débarquement dérisoire des Alliés à Arkhangelsk (environ 1.200 hommes), les bolchéviks << perdirent la tête et se mirent, dans leur désespoir, à emballer leurs archives. Je vis .Karakhan en pleine crise ; il parlait du bolchévisme comme s'ils fussent perdus. Mais ils ne se rendraient jamais. » Plusieurs fois les communistes se crurent à deux doigts de leur perte, au cours de la guerre civile, preuve que la durabilité précaire du régime ne tenait qu'à un fil. On ne saurait traiter sérieusement de la durabilité en question si l'on fait abstraction des multiples. circpnstances, des causes et des effets qai l'ont rendue possible contre toute raison raisonnable, en particulier contre toute raison « marxiste » en montrant que l'économie politique ·et la morale sociale cèdent le pas à la force _conquérante. · B. Souv ARINE.

OUVRIERS RUSSESCONTRE LE BOLCHÉVISME* par Grégoire Aronson L ORS de la révolution d'Octobre, une grande partie de la classe ouvrière, entraînée dans le sillage du mouvement révolutionnaire, adoptait à l'égard des bolchéviks une position d'attente, voire, de temps à autre, une attitude sympathisante. Les milieux prolétariens qui avaient subi l'influence de l'idéologie socialiste et qui étaient passés par l'école de la lutte sociale, soit politique, soit syndicale, inclinaient à une sorte de neutralité bienveillante. Mais, -parmi les ouvriers, il y avait aussi des sympathisants qui croyaient aux promesses démagogiques des bolchéviks et qui étaient séduits par les mots d'ordre dans le genre de « la paix, le pain et la liberté » lancés par Lénine lors de son arrivée en Russie, en avril 1917. Beaucoup d'ouvriers russes - surtout ceux qui l'étaient devenus pendant la guerre - conservaient des liens étroits avec la classe paysanne, laquelle, personnifiée par les soldats, ces fils de paysans en capote grise, fut précisément la base sociale fondamentale du bolchévisme dans la période d'Octobre et l'élément principal du mouvement. Pendant les huit mois que dura la révolution démocr.atique de Février, l'évolution des soldats et marins, gagnés par la propagande bolchéviste, était évidente. Des régiments et des équipages entiers qui, la veille, se disaient socialistesrévolutionnaires, devenaient le jour suivant bolchéviks. La paix avec l'Allemagne, même une paix séparée, se confondait avec le rêve caressé depuis longtemps par les paysans : s'emparer de la terre, et ce mot d'ordre, joint • Ces pagea sont extraites d'un ouvrage en langue rua1e : La Ru11le d l'lpoque de la rlvolullon, New York 1988. Biblioteca Gino Bianco à celui de « liberté illimitée », était gravé sur le drapeau des bolchéviks, dont la propagande pénétrait profondément les masses. . Aussi n'est-il pas étonnant que les ouvriers n'aient pu résister à la pression des paysans-soldats. De plus, l'un des principaux arguments des bolchéviks consistait à accuser le Gouvernement provisoire de « retarder » de façon criminelle la convocation de l'Assemblée constituante, maîtresse souveraine de la terre russe. Il est donc naturel que, dans les masses profondes du peuple sans expérience politique et, bien que socialement éveillées, sans idée ·précise de ce qu'était un Etat, les bolchéviks aient trouvé des sympathies actives, ou tout au moins des dispositions favorables. C'est ainsi que la Russie aborda Octobre. Etant donné l'état d'esprit des masses et les hésitations qui se manifestaient jusque dans leurs propres rangs (nous voulons parler de l'opposition de Kamenev, Zinoviev et consorts), les bolchéviks, qui venaient de s'emparer du pouvoir, négocièrent avec les menchéviks et les « s.-r. » la formation d'un gouvernement « allant des bolchéviks aux socialistes populistes ». Mais il apparut bien vite que Lénine et Trotski n'étaient pas disposés à des concessions. Le nouveau régime tenait à exploiter ces négociations à seule fin de gagner du temps ; en fait, il poussait délibérément à la guerre civile qui lui fournirait des forces pour monopoliser le pouvoir et instaurer sa dictature terroriste. S'appuyant sur des troupes fanatisées de marins et de soldats, recrutant des volontaires pour la garde-rouge qui allait être envoyée à la conquête de la province, encourageant la mentalité anarchisante ( « pille ce qui a été pillé », Lénine dixit), s'entourant r

202 de chenapans et de déserteurs, préparant, sous le slogan « tout le pouvoir aux soviets », la dissolution de l'Assemblée constituante et faisant régner dans tout le pays u11eatmosphère de terreur et d'arbitraire, la dictature bolchéviste ·eut tôt fait de dessiller les yeux des ouvriers et des intellectuels avancés de Pétrograd, Moscou, Toula, Sormovo et autres centres industriels. La désorganisation économique transforma la vie poli tique et sociale en chaos;_ les fabriques et les usines fermèrent leurs portes. Le chômage grandit, ainsi que la disette. Dans les villes, la famine étreignait déjà les ouvriers et les pauvres gens. La révolution d'Octobre avait à peine un mois et demi que les grandes masses ne croyaient déjà plus aux mots d'ordre et aux promesses des bolchéviks. Toute sympathie pour eux avait disparu, et la neutralité bienveillante des semaines précédentes faisait place à une opposition croissante. La dissolution de l'Assemblée constituante (et des organes d'administration locale), au début de janvier 1918, eut presque partout pour effet d'éloigner les masses ouvrières des bolchéviks et de modifier l'état d'esprit des travailleurs à leur égard. Après la conclusion du traité de BrestLitovsk, la convocation de l'Assemblée constituante redevint un mot d'ordre populaire. Le besoin d'un pouvoir d'Etat démocratique qualifié pour parler au nom du pays tout entier se fit de plus en plus sentir. Et dans les milieux ouvriers, après s'être relâchées, les sympathies pour les menchéviks et les s.-r. se ravivèrent. Grâce à l'action de ceux-ci dans les soviets et les syndicats bolchevisés et à l'influence idéologique qu'ils y exerçaient, l'opposition prit le dessus. A Pétrograd, on tenta de créer de nouvelles organisations ouvrières opposées aux soviets bolchévistes : ce furent les comités permanents de délégués de fabrique et d'usine. L'exemple de Pétrograd, accueilli avec sympathie, fut suivi dans d'autres villes et trouva sa plus haute expression dans l'idée de convoquer soit une conférence de ces délégués « sansparti », soit un congrès ouvrier. Au nom de la liberté des organisations ouvrières, au nom de l'Assemblée constituante et du rétablissement des garanties démocratiques, mots d'ordre spécifiquement ouvriers lancés par les initiateurs du mouvement, un vaste front de combat fut établi, avec la grève politique générale comme principal objectif. Ce mouvement, analogue aux greves d'octobre qui marquèrênt le point culminant de la révolution de 190.5, avait pour but de forcer le nouveau régime s·1bliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL absolutiste à· faire d'importantes concessions politiques. Reconstituons donc dans ses grandes lignes, en nous fondant sur des faits précis, l'évolution de l'état d'esprit des travailleurs russes dans la première moitié de 1918. Au DÉBUT de novembre 1917, avant même les élections à .l'Assemblée constituante, sur l'initiative du syndicat des travailleurs du Livre, le combat fut engagé pour la liberté de la presse, déjà soumise à toutes sortes de restrictions de la part du pouvoir bolchéviste. Un comité de lutte fut formé : outre le syndicat des travailleurs du Livre, y entrèrent des délégués du comité central menchéviste et du comité central socialiste-révolutionnaire, ainsi que des délégués du conseil municipal de Pétrograd. Le manifeste publié par ce comité exposait en termes concrets la situation politique : Notre pays est en pleine guerre civile (...). Des fanatiques aveugles sont en train de perdre et la révolution et la Russie (...). La liberté de la· presse est devenue le privilège d'un seul parti, le parti bolchéviste. On a retiré la parole à la révolution. C'est sous ce mot d'ordre de lutte pour la liberté de la presse qu'eut lieu également la première tentative pour galvaniser l'opinion ouvrière et socialiste et regrouper ses forces. Fin décembre, la Conférence panrusse des travailleurs du livre réunie à Moscou adopta une longue résolution sur cette question. Les deux principes suivants avaient une portée générale : 1. « En persécutant la presse, le Conseil des commissaires du peuple enlève à la nation la seule possibilité d'être informée sur les actes du pouvoir et soustrait ce dernier à tout contrôle et à toµte responsabilité » ; 2. « Le fait d'instituer un droit exclusif. à la jouissance de la liberté de la presse au profit d'un seul parti, .d'un seul groupe ou d'une seule classe empêche le peuple de développer ses connaissances et lèse les intérêts de la classe ouvrière en lutte pour le socialisme. » Adoptée à l'unanimité moins douze voix, après un débat au cours duquel Boukharine, au nom des bolchéviks, s'en prit aux leaders syndicaux Kefal, Kibrik, Bovchovski, Romanov, etc., cette résolution est importante à un double titre : non seulement elle concrétise l'opinion des travailleurs du Livre, mais elle montre que leur syndicat fut la première organisation ouvrière de Pétrograd à soutenir l'idée d'une conférence des délégués d'usine. La dissolution de l'Assemblée constituante et l'ordre de tirer sur les manifestants qui ten-

G. ARONSON t~ent de la défendre furent les raisons qui poussèrent à tenir une conférence des délégués d'usine, laquelle eut pour elle la sympathie active du prolétariat de Pétrograd. Le 18 janvier 1918 se tint la première assemblée, présentée dans la presse comme « Conférence ouvrière du syndicat de défense de l'Assemblée constituante » et qui marqua l'ouverture des conférences de délégués d'usine. Ce mouvement ne découlait pas seulement de l'état d'esprit des masses « sans-parti » où il trouvait son principal appui, mais aussi de l'initiative des militants, du parti socialdémocrate surtout, qui, dès la révolution d'Octobre, manifestèrent une opposition irréductible aux « accapareurs du pouvoir ». Au congrès de novembre (1917) du P.O.S.D.R. (parti ouvrier social-démocrate de Russie), « internationalistes » et « centristes » formèrent un bloc symbolisé par les noms de Martov et de Dan. Se tenant strictement sur le plan de la _démocratieet luttant contre la terreur, le bloc tenta néanmoins de trouver un terrain d'entente avec les bolchéviks ; il entra en pourparlers avec eux (par l'intermédiaire du syndicat des cheminots), ayant pour objectif la formation d'un gouvernement socialiste homogène. Un certain nombre de militants en vue du parti social-démocrate, ceux surtout qui dirigeaient l'action ouvrière dans les soviets et les syndicats, refusèrent d'adhérer à ce bloc et, démissionnaires du C.C. avant le congrès, ne le réintégrèrent pas au cours de celui-ci. Ce groupe de « droitiers » socialdémocrates, ne trouvant plus à employer ses forces dans le Parti, se mit à organiser par ses propres moyens les ouvriers· antibolchévistes. C'est ce groupe, où l'on trouvait des militants tels que B. Bogdanov, B. Batourski, H. Koutchine, K. Ermolaïev, A. Dubois, S. Zaretskaïa, A. Troïanovski, A. Krasnianskaïa, _qui lanca, à Pétrograd, l'idée de réunir une conférence de délégués d'usine. D'éminents représentants ouvriers de Pétrograd tels que A. Smirnov, F. Ioudine, K. Gvozdiev, M. Kefal-Kamermakher, Golikov, Borissenko, etc., répandirent l'idée dans les masses. C'est au nom de ce groupe que H. Koutchine fit un rapport à la conférence du 18 janvier des délégués d'usine. De Pétrograd, le mouvement gagna rapidement Moscou, puis s'étendit à la province. L'attitude du comité central du parti ouvrier social-démocrate de Russie passé aux mains des internationalistes n'est pas aisée à définir. A Pétrograd (et plus tard à Moscou); la discussion à l'intérieur du parti roula sur la question suivante : réélection des soviets ou Biblioteca Gino Bianco 203 formation de comités permanents de délégués d'usine. Les internationalistes du C.C. et du comité de Pétrograd étaient pour le· maintien des soviets, tandis que les droitiers s'élevaient qusque dans la presse) contre toute participation à la réélection des soviets, faisant valoir qu~ cela é~u!vaudrait à coopérer avec le pouvo1~ bolchey1ste. D'autre part, les internationalistes craignaient que le parti social-démo- ~rat; n'ait à en pâtir, qu'il ne perde son 1ndependance et sa position de principe en se diluant dans la masse amorphe des « sansparti », où· les initiateurs des comités permanents de délégués propageaient leur mot d'ordre. Remarquons que jusqu'à mars-avril 1918, les dirigeants du parti restaient dans l'expectative et que Martov et Dan se tenaient à distance du mouvement. Mais l'essor pris par celui-ci, l'aggravation de la situation dans le pays et la croissance de l'antagonisme entre la politique bolchéviste et les aspirations de la population les amenèrent à abandonner leur attitude négative. En avril, l'idée des comités permanents de délégués d'usine l'emporta au C.C. et la vieille idée d'Axelrod de faire appel à un congrès ouvrier pour concrétiser l'opinion de la classe ouvrière et rétablir son unité retrouva un accueil favorable chez les dirigeants menchévistes. Quant aux s.-r., en dépit de leurs faibles att~ches avec la classe ouvrière, ils appuyèrent activement le mouvement des délégués d'usine. Parmi les ouvriers s.-r., Berg et quelques autres, de concert avec des ouvriers social-démocrates, prirent la tête du mouvement. A la conférence de Pétrograd, V. Tchernov fit un rapport sur ce dernier. En mai l'organisation social-démocrate de Mosco~ adopta une attitude favorable envers les comités de délégués. Entre-temps, le comité central menchéviste s'était transporté à Moscou. Le 16 mai, le comité de Moscou du P.O.S.D.R., dans une résolution reconnaissait la nécessité de « convoquer à bref délai une g~an_de conférence ouvrière de délégués d usine ». Le mouvement, parvenu à maturité, ayant permis de convoquer une conférence panrusse de délégués d'usine (les !ll~mbres de la conférence furent arrêtés le 23 Juillet par la Tchéka), R. Abramovitch l'un des dirigeants de la tendance internatio~aliste y prit la parole en qualité de délégué d~ comité central du P.O.S.D.R. Ainsi l'idée des comités permanents de délégués d'usine avait fini par faire l'unanimité de toutes les tendances opposées au bolchévisme. Dans une large mesure, ce résultat s'explique par la I r

204 · profonde résonance que ce mouvement trouva dans les masses prolétariennes. QUEL ÉTAIT l'état général de la Russie au printemps et en été de 1918, alors que s'affirmait le mouvement des délé-/ gués d'usine? Après la dissolution de l'Assemblée constituante, le choc le plus rude qu'eut à subir la conscience politique des masses ouvrières fut le traité de Brest-Litovsk. De nombreux bolchéviks eux-mêmes refusaient de l'accepter. Au sentiment d'humiliation nationale se mêlait l'idée que cette paix entraînerait la désagrégation de la Russie en tant qu'Etat : l'Ukraine, la Crimée~ le ~auca~e allaient être coupés de la Russie, Dieu sait pour combien de temps. Capitulant honteusement devant les impérialistes allemands, les bolchéviks avaient accepté toutes leurs conditions afin de maintenir le pouvoir de leut coterie. On les accusa d'avoir « vendu » la Russie, ce qui éloigna d'eux jusqu'aux s.-r. de gauche leurs alliés les plus sûrs. Pendant ce temps,' dans tout le pays, le mot d'ordre du « pouvoir sur place » continuait à favor~S(;f l'arbitraire et l'anarchie. Entre les « comttes révolutionnaires », qui remplaçaient bien souvent les soviets où les bolchéviks ne parvenaient pas à obtenir la majorité, les « troïka >> ou les « piaterka » ( comités de trois ou de cinq membres), enivrés de leurs prérogatives administratives, et la population, des heurts sanglants se produisaient. Les commissaires, recrutés parmi les soldats ~t les marins, appliquaient dans les ville~ leurs ~éthodes expéditives de répression massive. Toutes les libertés, toutes les garanties politiques étaient pratiquement abolies et le règne de la force brutale commençait. · A l'anarchie politique s'ajoutait la ruine économique, le manque de combustible et de produits alimentaires, la désorganisation des transports, la fermeture des entreprises, le chômage et la famine des masses ouvrières, la démobilisation chaotique de l'armée. La « main décharnée » de la famine, évoquée avant Octobre par l'industriel Riabouchinski, menaçait d'étrangler la révolution. A Pétrograd, en avril 19_18, la pénurie de denré~s alimentaires était à son comble. Le 28 avril, le Bureau central. du ravitaillement informa la population qu' « ·en raison de l'épuisement des stocks de blé et du retard survenu dans le transport de céréales, il se voyait obligé, à partir du lundi 29; de réduire la ration quotidienne de pain à un huitième de livre pour B1bliotecaGirJOBianco LE CONTRA.,:SOCIAL toutes les catégories de cartes, y compris les cartes ·de travailleurs de force » 1 • Ce lundi noir entre tous provoqua un tel sentiment de révolte dans les masses populaires que les bolchéviks durent, dès le 30 avril, rétablir la ration d'un quart de livre •de pain· par jour. Les chiffres suivants .témoignent du chômage qui régnait alors à Pétrograd-, · à Moscou et dans d'autres villes industrielles. A Pétrograd, 832 entreprises industrielles employaient, en janvier 1917, 365 .800 ouvriers ; en avril 1918, les effectifs étaient réduits à 1.44.500, soit une baisse· de 60 %. A Moscou et dans ses .environs, en avril· 1918, 36 manufactures de textiles, comptant 130.000 ouvriers, et 24 · usines de constructions mécaniques, occupant 120.000 travailleurs 2, fermèrent leu~s portes. A Pétrograd, le mouvement d'opposition dans les masses ouvrières s'étendait pour d'autres raisons encore. Le traité de Bres~- Litovsk faisait craindre que· la ville ne soit livrée aux Allemands. On envisageait de transférer à Moscou le Conseil des commissaires du peuple. Des rumeurs prêtant au gouvernement l'intention d'évacuer Pétrograd en emmenant l'outillage industriel aggravaient l'effervescence des ouvriers. Aux usines Pôutilov, Oboukhov, Seniiannikov, à la manufacture de cartouches, etc., des meetings de protestation réunissant · des milliers de travailleurs étaient suivis de heurts avec les gardes-rouges. C'est dans cette atmosphère que naq1:1it le mouvement _des délégués d'usine. · . A la conférence du 18 janvier . prirent Ja parole les délégués ouvriers·· des différents arrondissements. Ceux du quartier de Pétrograd (rive droite de la Néva), de l'arrqndissement d'Okhta, de l'usine Poutilov (fermée · à cette époque), des usines Siemens-Schuckert, Oboukhov (dont on attendait la fermeture), etc., constatèrent à l'unisson qu'un « changement · profond s'était produit dans l'état d'esprit des masses ouvrières » et approuvèrent les initiatives prises pour ·grouper les .ouvriers sans-parti autour de la défense de l'Assemblée constituante. La conférence décida également de mettre au point un « plan de travail pour suivre l'évolution de l'état d'esprit des masses ouvrières ». Les comptes rendus des réunions tenues de mars à juin 1918 par les. délégués d'usine de Pétrograd fournissent une ample documentation pour définir les sentiments qui animaient alors les ouvriers. 1. Chélavine : • Histoire du comité bolchéviste de Pétersbourg •, in Annales rouges, 1929. 2. L'Ouvrier de Pétrograd, 2 Juin 1918.

G. ARONSON . · A CETTE ÉPOQUE, alors que l'effervescence était à son comble parmi les prolétaires de Pétrograd, les bolchéviks se trouvaient pour ainsi dire coupés des faubourgs ouvriers. Il leur était impossible de se faire entendre dans les meetings d'usine. A l'usine Sémiannikov, Maria Spiridonova elle-même (s.-r. de gauche:) ne put obtenir la parole. On la refusa également à Evdokimov, à Zaloutski et .autres leaders bolchévistes. De hauts dignataires du Parti comme Zinoviev ne· se risquaient plus dans les assemblées ouvrières, du moins sans garanties sur l'accueil qui les attendait. Or, dès février, la vie battait son plein dans les assemblées de délégués d'usine qui. venaient de s'ouvrir et qui, en mars, allaient concentrer sur elles l'attention de la population active de Pétrograd. Les motions votées dans ces assemblées contenaient toutes des revendications politiques majeures : fin de la terreur, rétablissement des libertés, convocation de l'Assemblée . constituante. A Cronstadt, hier encore citadelle du bolchévisme, après la mobilisation de la flotte et l'exécution de l'amiral Chtchastny (qui souleva d'indignation la Russie tout entière), les marins eux-mêmes se joignirent au mouvement d'opposition des ouvriers de Pétrograd. Dans les motions de protestation votées à Cronstadt, les bolchéviks s'en~endaient déjà demander : « Pourquoi faites-vous couler le sang? Pourquoi avezvous dissous l'Assemblée constituante ? » Nous avons consulté onze comptes rendus d'assemblées · de délégués d'usine : ·üne tenue en mars, quatre en avril, trois en mai et trois en juin. A la première de ces assemblées (27 mars) assistaient 170 délégués de 56 entreprises industrielles. Les rapporteurs M. Kefal, A. Smirnov et Glébov (S. Goloub) firent une analyse pénétrante de la politique des bolchévilcs à l'égard de la classe ouvrière et protestèrent contre la guerre civile et la terreur déclenchées par ceux-ci. Aux dernières assemblées (26 et 29 juin), les motions votées appelaient à une grève politique générale contre le régime bolchéviste sous le mot d'ordre : tout le pouvoir à l'Assemblée constituante. Ainsi, en quelqùes mois, le mouvement était passé du stade des timides tentatives pour sortir de l'impasse à celui des çlaires revendications poli tiques pour tirer le pays de la situation où les bolchéviks l'avaient mis. Entre-temps, l'assemblée de délégués du 3 avril avait préconisé certaines mesures pour combattre le chômage et voté une protestation contre l'évacuation des entreprises industrielles ; elle avait entendu avec sympathie la Biblioteca Gino Bianco 205 motion des ouvriers ' des usines SiemensSchuckert réclamant la formation d'un gouvernement composé des représentants de tous les partis socialistes et de nouvelles élections aux soviets. Les débats consacrés au 1er Mai avaient porté sur la famine, sur l'envoi d'une délégation à Moscou pour établir un contact permanent entre les travailleurs de Pétrograd et ceux des autres villes, étendre le mouvement d'opposition à l'ensemble du pays. Au cours de ces débats, Glébov, ouvrier de l'usine Poutilov, s'éleva contre toute participation à la manifestation organisée par le gouvernement : . Nous devons appeler tous les travailleurs à décider que la journée du 1er Mai sera un jour de deuil, à arborer aux fenêtres des drapeaux noirs et à ne pas sortir de chez soi. Nous soulignerons ainsi tout ce que nous avons perdu depuis un an. L'assemblée décida néanmoins de prendre part au cortège, mais sans se mêler aux bolchéviks qui, par la bouche de Zinoviev, menaçaient de réprimer toute manifestation d'esprit d'indépendance. Mentionnons encore que, dans son rapport, le délégué Smirnov proposa les mots d'ordre suivants : « Du pain et du travail ! A bas Brest-Litovsk ! Convocation de l'Assemblée constituante ! A bas l'arbitraire et la violence ! » En avril et en mai, il devint évident qu'il ne fallait compter sur aucun changement substantiel de .la politique bolchéviste. Lénine n'entendait faire ni concessions ni réformes. Alors. les ouvriers comprirent qu'il fallait changer les hommes au pouvoir. A la conférence du 18 mai, lorsque la pénurie alimentaire vint en discussion, les délégués de Pétrograd présentèrent une motion liant indissolublement la question du ravitaillement à celle du pouvoir : « La conférence des délégués d'usine, disait la motion, réclame la convocation de l'Assemblée constituante. » Pour combattre la famine, il fallait « rétablir les organes administratifs locaux et leur confier le ravitaillement ». La question de la grève politique générale fut posée. d'abord pour des raisons d'autodéfense. Dès la fin mars, on savait que les autorités bolchévistes s'apprêtaient à interdire la conférence. Un communiqué d' A. Krasnianskaïa, secrétaire du bureau de la conférence, publié dans le journal Outro (le Matin), annonça que le 31 mars, à 8 heures du matin, six gardes-rouges s'étaient présentés au siège de la conférence avec un mandat de perquisition délivré par la Tchéka : ils avaient emporté livres, brochures et autres documents. Cette , ,

206 perquisition exceptée, le mouvement des délégués d'usine se développait légalement à Pétrograd et dans le reste de la Russie. Les assemblées se tenaient ouvertement, les convocations et les comptes rendus étaient publiés dans la presse. Parfois, les organisations ouvrières bolchévistes furent amenées à participer aux assemblées. Alors que le mouvement touchait déjà à sa fin, le bureau d'organisation de la conférence panrusse des délégués d'usine invita même les bolchéviks à envoyer leurs délégués. Dès mai, cependant, les autorités étaient visiblement à bout de patience. Zinoviev décida de se servir du soviet de Pétrograd pour interdire les réunions. Aussitôt une campagne d'agitation contre le soviet commença dans les usines. L'assemblée du 23 mai vota une motion de protestation : Comme tous les pouvoirs minoritaires, le pouvoir soviétique s'appuie sur les baïonnettes et toute organisation démocratique est pour lui un ennemi. Nous, délégués des ouvriers de Pétrograd, considérons les libertés syndicales comme inséparables des droits du peuple et comme l'une des plus précieuses conquêtes de la révolution. Nous déclarons que nous défendrons ces libertés par tous les moyens en notre pouvoir et nous irons jusqu'à organiser une grève politique générale (Viétcher [le Soir], 24 mai 1918). Dès l'assemblée du 1er juin, la grève se posa avec plus d'urgence, car l'aggravation de la situation dans le pays, l'ampleur croissante de la terreur, les exécutions qui se multipliaient provoquaient de violentes réactions chez les délégués de Pétrograd. Voici le texte de la motion votée par ceux-ci : Après avoir entendu le rapport des délégués d'usine de Pétrograd, l'assemblée constate avec satisfaction que les masses s'éloignent de plus en plus du pouvoir qui s'intitule faussement ouvrier. Elle salue la détermination des travailleurs prêts à répondre à l'appel lancé par les délégués d'usine en faveur de la grève politique générale. Elle convie tous les travailleurs de Pétrograd à préparer activement les masses ouvrières à la grève contre le régime actuel qui, au nom de la classe ouvrière, fusille, jette en prison les travailleurs et étouffe la liberté d'expression, la liberté de la presse, les libertés syndicales, y compris le droit de grève, comme il a étouffé la représentation populaire. Cette grève aura pour mots d'ordre : « Transmission du pouvoir à l'Assemblée constituante, rétablissement des organes administratifs locaux, lutte pour l'unité et l'indépendance de la République panrusse. » Repoussant les actes individuels, l'assemblée invite les travailleurs à se grouper autour d'elle, en tant qu'unique organisme élu des ouvriers de Pétrograd, qualifié pour parler au nom des prolétaires de la capitale du Nord ( Outro, 3 juin 1918). En juin, l'idée de la grève politique générale se concrétisa. Ce devait être une grève de - protestation de vingt-quatre heures étendue à Biblioteca Gi.no Bianco LE CONTRAT SOCIAL toute la Russie; elle fut décidée pour le 2 juillet. A l'assemblée du 26 juin, il fut question de l'état d'esprit des travailleurs. Malgré. le ralentissement de l'agitation dû. au chômage et à la famine, en dépit des menaces de répression proférées par les bolchéviks, les usines - Poutilov, · Riéchkine, Westinghouse, Sémiannikov, Kolpino, Siemens-Schuckert, le nouvel arsenal, les manufactures de cartonnage, de cartouches, etc., en un mot, les principales entreprises industrielles de Pétrograd récla- . maient la convocation d'une conférence des délégués d'usine et se tenaient prêtes à se joindre à la grève. L'usine Oboukhov s'était déjà mise en grève en raison de sa fermeture prochaine. La motion, votée par l'assemblée à l'unanimité moins quatre abstentions, était rédigée en termes très énergiques : Les crimes du pouvoir soviétique continuent. Les prisons sont bondées. La liberté syndicale est morte, tuée par les bolchéviks qui, aux grèves, répondent par le lock-out. Les travailleurs d'un certain nombre de villes sont' déjà en lutte contre la terreur politique. Se taire plus longtemps n'est pas possible. Ayant examiné la situation intenable dans laquelle se trouvent le prolétariat et tout le pays, l'assemblée des délégués de fabrique et d'usine décide d'appeler tous les travailleurs de Pétrograd à déclencher une grève de protestation de vingt-quatre heures (Iskra, 27 juin 1918). Le bruit de la grève courait déjà à Moscou où, à la même heure, se déroulaient les préparatifs pour la conférence panrusse des délégués d'usine. A Pétrograd, les délégués furent désignés au grand jour. Quant à la province, des informations reçues de Rybinsk,· Iaroslavl, Toula, Sormovo, etc., annonçaient que des mesures étaient prises en vue de la grève. La dernière assemblée des délégués de Pétrograd sur laquelle nous possédons des renseignements eut lieu le 29 juin. Elle vota la motion suivante : · ' La famine nous tient à la gorge. Le chômage resserre son étreinte. Nos. enfants tombent d'inanition. Nos organisations sont anéanties .. Le droit de grève est aboli. Et quand nous essayons de faire entendre notre voix, on tire sur nous ou l'on nous jette à la rue, comme nos camarades de l'usine Oboukhov. La R-µssie est redevenue une prison tsariste. Le pays est livré à ses ennemis qui ouvrent le feu sur lui et le dépouillent. Nous ne pouvons plus endurer cette vie ( ...). Délégués des fabriques et usines de Pétrograd, nous vous appelons à la grève politique de vingt-quatre heures. La grève du 2 juillet montrera que, comme naguère sous le tsarisme, les travailleurs luttent pour le pouvoir du peuple, pour les libertés civiques, pour une République indépendante une et indivisible. A bas la peine de mort ! Vive l'Assemblée constituante ! Vive la liberté d'expression . et les libertés syndicales ! Vive le ·droit de grève ! Vive la grève du 2 juillet ! (Viétcher, 30 juin 1918).

G. ARONSON C'est alors que les bolchéviks réagirent. La voix indépendante des assemblées de délégués d'usine n'était plus tolérable sous le régime d'Octobre. Interdite, la grève du 2 juillet n'eut pas lieu. Le mouvement, saigné à blanc par la répression, la famine et le chômage, déclina. A vrai dire, la vague d'opposition reflua non seulement à cause de la terreur bolchéviste, mais aussi en raison du tiédissement des forces morales des individus. Opprimée, dispersée, privée de toute liberté, la classe ouvrière ne voyait plus d'issue. Quand les bolchéviks, revenus de leur affolement et résolus à mettre fin à toute manifestation d' « ouvriérisme », se furent ressaisis, l'opposition ouvrière et socialiste ne put leur arracher ni concessions ni réformes. •*• A PRÈS LE TRANSFERT du gouvernement à Moscou, tous les autres « centres » de la vie politique et sociale qui restaient encore debout, du moins en apparence, y furent peu à peu transférés, en premier lieu, les comités centraux des partis socialistes, la presse et les organismes syndicaux. L'activité politique· de Pétrograd n'allait pas tarder à être presque entièrement réduite à néant, alors qu'à Moscou elle était au contraire en plein « essor », pour autant que ce mot ait eu encore un sens à l'époque. Mais le mouvement des délégués d'usine ne commença à Moscou que plus tard et uniquement sur l'initiative de la conférence des délégués de Pétrograd. La première délégation de Pétrograd, composée de Borissenko (fabrique de tuyaux en fibrociment) et Rosenstein (Poutilov ), se rendit à Moscou au début d'avril. Les deux hommes prirent la parole dans les usines où ils furent accueillis avec sympathie. La deuxième délégation, nommée dans la seconde quinzaine de mai, comprenait Kononov (arsenal), Zemnitski (Riéchkine), Borissenko (déjà nommé), Séménov (Ericson), Panine (Siemens-Schuckert), Gribovski (manufacture de papier à cigarettes), Kouznetsov, Khrobostov, Krakovski (usine de Sestroriesk), Kouzmine (usine Oboukhov ). Elle fit du bon travail. En mai et juin, les ouvriers de Moscou manifestèrent à leur tour des sentiments antibolchévistes. Des meetings de protestation eurent lieu, notamment dans les usines Bogatyr, Gustave List, Gratchev, Bromley, dans les dépôts de chemins de fer des gares de Kazan et d'Alexandrovsk, dans les grande~ imprimeries. Moins visible, mais passablement actif, le mouvement gagna les ateliers de Sokolniki et le dépôt de Biblioteca Gino Bianco 207 tramways du faubourg Minoussine, la manufacture du faubourg Séménov, etc. Le mandat confié à la délégation de Pétrograd pour être communiqué aux ouvriers de Moscou sous forme de tract comportait une véhémente protestation contre le traité de Brest-Litovsk, la dissolution de l'Assemblée constituante, la guerre civile et la terreur : Le pouvoir qui se couvre de notre nom est notre ennemi. C'est un pouvoir contre le peuple, il ne nous a apporté que la souffrance et le déshonneur. Qu'il s'en aille ! Le rapport de la délégation à la conférence des délégués d'usine de Pétrograd, publié dans les journaux, présente un intérêt exception1;1el: La situation que nous avons trouvée à Moscou a beaucoup de traits communs avec celle de Pétrograd (...). Les soviets, coupés des masses ouvrières, sont transformés en instruments d'une politique antiouvrière et antirévolutionnaire (...). L'état de siège règne en permanence. Des dizaines de journaux sont interdits. Des travailleurs sont emprisonnés. La Sûreté d'Etat est autorisée à fusiller sans jugement et elle fait un large usage de ce droit ( ...). Dans plusieurs usines, nous avons été l'objet de véritables ovations et partout nous avons trouvé l'accueil le plus sympathique (Diélo naroda [la Cause du peuple], 19 juin 1918). Ayant appris l'arrivée de la délégation de Pétrograd, les ouvriers de la région moscovite "et d'autres provinces plus lointaines envoyèrent des délégués à Moscou. Il y eut des délégués des usines de Briansk et de Maltsev (provinces de Kalouga et d'Orel) et une délégation des usines de Kolomna. On attendait des délégations de Sormovo (où le 9 juillet les autorités locales interdirent, comme « contre-révolutionnaire », une conférence ouvrière) et de Toula. D'accord avec les ouvriers des usines Bogatyr, Bromley et du dépôt de chemin de fer de la gare d' Alexandrovsk, la délégation de Pétrograd convoqua à Moscou une assemblée des délégués d'usine désignés sur les lieux du travail. A ce moment, les bolchéviks décidèrent de mettre un terme à l'action « factieuse » des délégués de Pétrograd. Les agents du pouvoir sabotèrent les assemblées d'usine et s'opposèrent au vote du mandat que les délégués de Pétrograd étaient chargés de faire approuver. Avec le concours des comités d'usine, organes du pouvoir dans les entreprises, les agents bolchévistes interdirent les assemblées ouvrières. Les soviets de la région de Moscou firent de même. La presse bolchéviste se mit à traiter les délégués de « commis-voyageurs des socialtraîtres », d' « agents du bloc des ;aunes et des noirs » [ socialistes et anarchistes]. Passant à ,

208 · la répression, les autorités firent ·arrêter deux membres de la délégation de Pétrograd, Krakovski et Kouzmine. Une partie de la délégation· était à peine rentrée à Pétrograd qu'à Moscou le mouvement local des délégués d'usine fut démantelé. Le 13 juin, tous les membres de la conférence qui se tenait au dépôt de chemin de fer d'Alexandrovsk furent arrêtés, y compris un certain nombre de délégués de Pétrograd, Briansk et Toula, soit au total 56 délégués d'usine, tous ouvriers, à l'exception de 6 ou 7 intellectuels. Parmi les personnes incarcérées se trouvaient également quelques initiateurs du mouvement à Pétrograd · tels- que Koutchine, Kefal, Troïanovski. Ces arrestations eurent des répercussions immédiates à Toula : après des heurts violents entre autorités et travailleurs, un comité de grève fut formé et une grève de protestation décidée pour les 18-20 juin en vue d'obtenir la mise en liberté des ouvriers emprisonnés. D'une manière générale, surtout à partir d'avril, le mouvement d'opposition prit en province une ampleur croissante. Mais il ne se cristallisa pas partout autour des comités permanents de délégués d'usine : en maints endroits, l'opposition se manifesta au cours des nouvelles élections aux so.viets, la majorité allant aux menchéviks et aux s.~r.· Le printemps et l'été de 1918 furent, en province, une période des plus agitée. Dans un certain nombre de localités, la population entra en conflit avec les comités révolutionnaires et les commissaires politiques, voire avec les soviets à majorité bolchéviste (Riazan, Orel, etc.). On n'en :finirait pas d'énumérer les villes où,,le pouvoir soviétique s'illustra par des actes de répression sanglante. Bornons-nous à citer des agglomérations telles que Zlatooust, · Syzran, Biély, Toula, Balachov, Kalouga, _Koursk, Rybinsk, Vitebsk, Kiev, Ijevsk, Tambov. Voyons brièvement la situation dans . de grands centres industriels. A Kolorima, un meeting, ténu le 25 mai, auquel assistaient environ 10.0_00 personnes, décida d'adhérer au mouvement des délégués d'usine. Les 26 et 27 mai, ~e nombreuses. arrestation~ ft;irent opérées. Les ouvriers des . usines__loc~le~ se mirent en grève·3 •· A Toula, où q.epuis lé-~ jui11 la ratiori··quotidienne de pain était réçlui~eà. üQ huitième de livre, des échauffouré~s avec la police se produisirent.· L'assemblée des .délégués ouvriers déçida de boycotter le soviet. 3, Novala Jizn (la Vie no1,1velle),4 Juin•1918. · · · Bibliofeca Gino Bianco \ LE CONTRAT SOCIAL L'état ~e siège fut proclamé. Les arrestations commencèrent. Des· grèves éclatèrent•. A Sormovo, après la fermeture des journaux inerichévistes et .socialistes-révolutionnaires, 5 .000 ouvriers cèssèrent le travail. Il y eut des hèu~ts avec la police pendant tout le mois de· juin. La conférence des délégués d'usine ·(les · 180 délégués présents représentaient 40.000 travailleurs· des provinces de Nijni-Novgorod..et de Vladimir) fut dissoute· par -la .force armée. Il y. eut cinq blessés. Une grève de protestation commença le 18 juin. « Le ·pouvoir n'a plus confiance dans le peuple, disait un appel à la population. Il aggrave la situation déj~ très dure du pays. » · Les revendications soumises aux électeurs étaient les suivantes·: « Démis-/ sion immédiate du Conseil des commissaires du peuple, réouverture de l'Assemblée constituante, garantie des libertés, indépendance du mouvement syndical » 5 • En province, les assemblées .ouvrières prirent; en juin, une tournure politique sensiblement plus extrémiste. A Kline, une motion demandait la démission du Conseil des commissaires du peuple. A Penza, les cheminots émirent une protestation contre la dissolution de l'Assemblée constituante. A Rybinsk, à la conférence des syndicats, les bolchéviks recueillirent 28 voix sur 248. A l'usine Botkine, une motion,. fut votée en faveur de l'Assemblée constituante. A ·Odessa,· Kharkov, Kiév (jusqu'à fin mars, avant l'occupation allemande), il y eut des grèves de protestation contre la répression bolchéviste. La presse se faisait l'écho du succès obtenu à Saratov par· les discours de M. Liber, un des dirigeants des soviets lors de la révolution de Février. En d'autres centres industriels depuis ·longtemps acquis aux bolchéviks, leur influence déclinait; à· Ivanovo-Voznessensk notamment, les effectifs bolchévistes étaient tombés de 7.200 à 700. ' La désaffection des ouvriers vis-à-vis des bolchéviks et le changement profond de l'état d'esprit politique devinrent plus manifestes lors -de -la réélection des soviets locaux. Presque partout, les bolchévik~, récemment encore· m~îtres ~es consei,s mu~icipaux, durent céde.t:. la place aux mench~viks et-a~x s.-r. A Ryl:,insk; 7 5 % des voix. ~e_p· ortèrent s:ur ce~-ci. A K 1 · ' l' · d · ' · _~--p1no_, ,-a. usine . e_.construçt1ons ::~~can~_-: ques, 50- % des voix-allèrent aux ·men~héviks_._: Ceux-ci obtinrent la majorité à Briansk, ~ l'usine Maltsev, à Biéjitsa. A Ijevsk, 70 ·social4. Ibid. ··. 5. Ibid. ., . ,

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