Le Contrat Social - anno X - n. 3 - mag.-giu. 1966

D. ANINE d'hui, on est plus sceptique, plus méfiant envers eux. On est arrivé à la conclusion que les faits sont légion et que le même fait peut être vu, rapporté et interprété différemment. Les documents sont souvent fabriqués pour les besoins de la cause. A la veille de la révolution d?Octobre, par exemple, certains bolchéviks de la capitale russe décelaient dans la masse ouvrière l'indifférence, la fatigue et l'apathie ; les autres, au . . . " . contraire, estimaient que ces memes ouvriers étaient prêts, dans leur ensemble, à se soulever et à suivre les mots d'ordre des bolchéviks. Des documents tels que les comptes rendus de réunions tenues par les bolchéviks à Pétrograd à la veille d'Octobre témoignent de ces divergences de vue. Le rôle de l'historien, dans ces conditions, sera non point d'accumuler les faits, mais de les trier, de les grouper et surtout de les interpréter. Il est donc permis de poser la question des possibilités, ou plutôt des limites de l'objectivité, de l'histoire en général. Cette question est particulièrement opportune lorsqu'il s'agit d'hommes qui ont suivi de près les événements qu'ils décrivent. Benedetto Croce, par exemple, estimait que toute histoire est, nécessairement, une « histoire contemporaine ». L'historien, en effet, voit inévitablement le passé à travers le prisme du présent et de ses propres préoccupations. Le rôle de l'historien n'est pas tant de rassembler les faits que de les juger : ce n'est que par voie de dépouillement et de classement qu'un historien décide si tel fait mérite d'être relaté. Les raisonnements de ce genre ont amené certains historiens à conclure que puisque l'histoire se résume essentiellement à l'interprétation des faits, il convient avant tout d'étudier l'historien lui-même, son expérience personnelle, ses préférences politiques et intellectuelles, ses penchants affectifs. Désabusés par la première guerre mondiale et la révolution russe, les hommes venaient de faire l'expérience de la relativité des lois « scientifiques » et des constructions du déterminisme historique. Formé à l'école du positivisme, P. N. Milioukov écrivait en 1921, dans la préface au premier volume de son histoire de la révolution russe, qu'il se refusait, par principe, à toute interprétation subjective, et qu'il laissait parler les faits : « Les faits peuvent être contrôlés d'une manière objective, et dans la mesure où ils sont corrects, ils permettent de tirer des conséquences tout aussi indiscutables. L'auteur, historien de profession, ne voulait et ne pouvait adapter les faits aux conclusions. Tout au contraire, il tire les conclusions des BibliotecaGino Bianco 133 faits, comme quelque chose d'incontestable. » Cependant, quelques lignes plus bas, en contradiction apparente avec lui-même, il est contraint d'avouer que la manière dont l'auteur groupe les faits est déjà une sorte de commentaire. Par-ailleurs, en soulignant que ce ne sont point les faits en tant que tels qui l'intéressent, mais l'analyse des événements qui seule permet leur compréhension intime, Milioukov avoue que, de son exposé, il résulte une conclusion politique bien déterminée 3 • De son côté, Trotski, qui a écrit l'une des histoires les plus subjectives de la révolution russe, a tenu, dans sa préface au second volume, à insister sur son objectivité : « L'exactitude des références et des citations du premier tome , " " " . ,, " na ete contestee Jusqu a present par personne : au surplus, cela eût été difficile. » Tout en n'ignorant point que la partialité de l'auteur peut se manifester dans la manière d'assembler et de présenter les faits et les textes, Trotski estimait qu'il avait pu échapper à ce danger grâce à la méthode matérialiste. Niant que la spontanéité jouât un rôle dans les mouvements historiques, ·il affirmait que les révolutions se font conformément à certaines lois immuables, que les événe1nents et la conscience des masses sont subordonnés à la nécessité objective et que celle-ci peut être établie théoriquement, et dès lors servir de guide pour gouverner et pour prévoir 4 • Ces idées peu originales, Trotski les développait alors qu'il se trouvait lui-même en exil à Prinkipo, en mai 1932. Les mécomptes de « sa » révolution et son propre destin d'exilé politique auraient dû ébranler quelque peu sa confiance en des « lois inéluctables », sa croyance en des « prévisions infaillibles ». Mais il faut croire que Trotski appartenait à cette race d'hommes dont La Rochefoucauld disait qu'ils peuvent faire preuve de beaucou!_.) de talent et de brio en même temps que d'une absence totale du sens de l'humour. En fait, le but de Trotski n'était nullement d'écrire une histoire objective de là révolution, mais plutôt de démontrer la justesse des idées et des théories qu'il avait faites siennes longtemps auparavant. Il est vrai que Taine, dont l'histoire de la Révolution française est des plus partiales, prétendait, lui aussi, à une objectivité parfaite et à un détachement complet, tout comme s'il s'agissait d'événements s'étant déroulés à Florence ou à Athènes. Cependant, contrairement 3. Milioukov: lstoriia vtorol rousskol revolioutsii (Histoire de la seconde révolution russe), vol. I, Sof\n 1921, p. 4. 4. L. Trotski : latoriia rou~skol revolioutsiî, vol. Il, &litions Granit, Berlin 1930, pp. 7-9.

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