Le Contrat Social - anno X - n. 3 - mag.-giu. 1966

L. EMERY rantissait qu'on ne l'en chasserait pas, et que pour lui l'usufruit héréditaire équivalait en fait à la pro,riété. Ainsi se définissait dans l'économie rurale une espèce de moyenne, conforme à ce que tout le monde sait de la mentalité paysanne. Dans l'histoire d'une peuplade, l'événement décisif est toujours le passage du nomadisme à la sédentarité, l'enracinement, l'insertion dans un milieu géographique dont on fait terroir ou pays. Cette promotion collective crée, si tout va normalement, les conditions de la pérennité, mais d'une manière encore assez relative, car les premiers progrès notables de l'aisance et de la sécurité fortifient les instincts individualistes et font souhaiter par chacun une appropriation plus complète de son lot. On est ainsi sur le chemin qui conduit à la loi agraire, conçue quelquefois sous la forme d'un partage et d'une redistribution périodique des terres. Si le village n'avait à tenir compte que de son développement autonome, son histoire serait une idylle ; mais au cours des siècles, les paysans apprennent à redouter, plus encore à détester, les agresseurs qui viennent leur imposer les divers modes de l'exploitation ; ils tournent des regards méfiants vers le château du noble, la cité administrative d'où viennent les collecteurs d'impôts, la ville où prospère le bourgeois-propriétaire, le rentier qui envoie ses ordres à son fermier, le maître lointain des grands ou très grands domaines. Ce qui est en cause au cours d'une lutte séculaire, tantôt dramatique, tantôt sourde et sournoise, c'est toujours le droit de disposer de la terre et de ses produits ; on sent bien d'ailleurs qu'une implacable loi d'airain tend à faire considérer l'homme de la glèbe comme une espèce humaine servile, à peine différente de son bétail et dont on use en fonction des tâches qu'on décrète nécessaires. L'histoire de l'esclavage est à la fois monotone et multiforme, mais peutêtre faudrait-il considérer avec plus de soin le trait par lequel on a coutume de définir l'esclave. On dit couramment que l'homme devient esclave lorsqu'il est dépouillé de ses droits personnels, transformé en marchandise ou en instrument. Sans doute, mais cette formule encore abstraite rappelle un peu trop le moraliste et le juriste. Mieux vaudrait préciser que l'homme se sent esclave à partir du moment où l'on vient l'arracher à sa famille, à sa maison, à la terre sur laquelle il vit pour l'envoyer n'importe où comme un bœuf ou un âne; être attaché à la glèbe, c'est fort lourd, mais en être absolument détaché, c'est bien pis. En tout temps, dans toutes les sociétés, il y eut des esclaves qui, intégrés BibliotecaGino Bianco 137 à la domesticité d'une grande maison, s'accomodèrent de leur sort parce que des liens normaux se reformaient entre eux et leur habitat, la servitude n'étant pas forcément intolérable. Pour que la pire abjection soit atteinte, il faut qu'on soit chose errante, qui n'est plus associée à rien, qui ne peut même pas se considérer comme un peu chez soi sur la marche la plus humble de l'édifice. Il est possible d'être un esclave misérable même par rapport à d'autres esclaves. CES REMARQUES trop brèves permettront peut-être de jeter quelques lueurs sur l'immense tragédie qu'est l'histoire de la révolution communiste imposée aux paysans, histoire qui est morale et psychologique au moins autant qu'économique et sociale. Tout le monde sait que dans la Russie tsariste la condition paysanne se définissait p·ar le servage et que le fameux ukase de 1861 n'avait été que très lentement et très partiellement aooliqué, la même situation existant d'ailleurs dans toute la zone féodo-agraire de l'Europe. On sait aussi qu'en dépit de tout ce qui nous scandalise rétrospectivement dans ce régime, il fut admis presque passivement par la très grande majorité des serfs et des tenanciers des grands domaines ; ceux-ci étaient solidaires du sol, liés mais aussi soutenus en un réseau de relations sociales définies par la coutume, habilités à mener la vie semi-communautaire, le village, le mir, étant en même temps la cellule de base de la vie religieuse. Ainsi qu'il en fut dans toute l'Europe au cours du XIXe siècle, le combat révolutionnaire fut engagé en Russie par les étudiants, les intellectuels, puis une petite minorité d'artisans et d'ouvriers, non certes par les placides moujiks qu'on nous a tant décrits dans les ron1ans. Pour eux, la chute dans l'enfer de l'esclavage date de la mobilisation générale de 1914. Nul doute qu'ils aient fait preuve pendant longtemps de courage et de résignation, mais enfin ils étaient arrachés à leurs villages, traités comme un prolétariat anonyme, soumis à une cruelle discipline, lancés presque sans armes en des batailles où ils étaient massacrés sans espoir. Le moment vint où la révolte balaya tout, où les moujiks jouèrent leur rôle dans une révolution qui commença par une dissolution anarchique, par la phase transitoire du chaos. Pour le peuple des villes, la réaction spontanée était la grève liée à la manifestation dans la rue ; pour les soldats-paysans, ce fut la désertion, la débandade, la fuite vers le terroir et la chau-

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