Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

CORRESPONDANCE De Bruxelles, notre ami Léo Moulin nous écrit une lettre dont, à notre habitude, nous retranchons la partie élogieuse pour ne reproduire que la partie critique, suivie d'une réponse. Pour ma part, ;e crois à la filiation directe et très authentique (i.e. : non bâtarde) du léninisme au stalinisme. Evidemment, le léninisme se ressent encore de l'esprit du XIXe siècle occidental; il est obligé de voiler ses objectifs et ses méthodes; peut-être n'en a-t-il pas une vue claire ? Après tout, il a été élaboré dans l'exil et l'opposition,· il ignore tout des impératifs du gouvernement et de l'histoire. Il peut croire, de bonne foi, qu'il ne devra pas anéantir (par exemple) l'opposition qui se manifeste à l'intérieur du Parti. Ceci dit, il me semble que si l'on considère l'ensemble des coordonnées du léninisme, il apparaît qu'il était dans sa logique interne de déboucher sur un régime totalitaire, Staline étant son exécuteur testamentaire, la folie en plus (mais le pouvoir rend fou et le pouvoir absolu affole absolument, dirais-ie en parodiant Lord Acton). Et Plékhanov et Rosa Luxembourg savaient fort bien que cette évolution était dans la nature des choses. Pour moi, Staline est, à bien des égards, le Lénine de l'ère de l'industrialisation dans ., un seul pays et de l'encerclement, Khrouchtchev (et ses successeurs) étant le Staline de l'ère atomique et du desserrement de la ceinture anticommuniste (grâce aux victoires communistes en Asie, à l'institution de régions « socialistes » en Europe occidentale et centrale et à l' « absence » de l'Europe). Bien que les considérations de Léo Moulin prêtent largement à controverse, elles ne contredisent nullement nos vues autant qu'elles semblent le sous-entendre, mais ce sont des vues dispersées depuis plus d'une trentaine d'années dans des publications diverses. Il ne sera donc pas inutile de les réitérer ici avec un « supplément » de cohérence, s'il est permis d'emprunter à Bergson son vocabulaire relatif à un « supplément d'âme ». Une certaine filiation du léninisme au stalinisme est indéniable et n'a jamais été niée dans la présente revue ; encore faut-il la délimiter, la préciser, ce que nous nous efforçons toujours de faire. Car tout confondre, c'est s'exposer à ne plus comprendre. Il y a aussi une certaine filiation du marxisme au léninisme, et le marxisme lui-même a des sources : « la philosophie allemande, l'économie politique anglaise et le socialisme français », comme disait Lénine. Inutile de répéter ce qu'on a répondu, sur ce point, à l'un de nos correspondants, dans le dernier Contrat social, pp. 384-86. Quant au léninisme, il a subi des transformations profondes avant de devenir, sous Staline et de nos jours, sa propre et sinistre caricature. D. Riazanov me disait, voici déjà quelque quarante ans, avec un large sourire : « Emile Poujet a publié en 1896 une brochure intitulée Variations guesdistes. On pourrait en composer une autre, bien intéressante, sur les Variations léninistes. » Au plan supérieur, Bossuet et son Histoire des variations des Eglises protestantes pourraient à présent inspirer une thèse en Sorbonne sur les variations des églises léninistes. J'ose me flatter d'avoir dégrossi le travail dans un liv/e paru en 1935 (a spade work, écrivit alors un BibliotecaGino Bianco -, professeur américain). Dans maintes études et analyses des années suivantes, j'ai poursuivi et complété cet examen impartial. N'empêche qu'une distinction s'impose plus que jamais entre le léninisme de Lénine et celui de Staline, pour l'intelligence de la politique soviétique. Incontestablement, la conception du parti et des révolutionnaires professionnels, exposée dans Que faire?, contraire à celle du Manifeste communiste, est un trait essentiel et invariable du léninisme. Ecrite en 1901, pensée et mûrie antérieurement, on ne peut pas dire que l'exil (volontaire, d'ailleurs) ait influencé son élaboration et il va de soi que l' « opposition » était sa raison d'être. Mais le programme du Parti fut commun aux diverses tendances de la social-démocratie russe, y compris la « dictature du prolétariat », comme l'a justement rappelé G. Aronson dans son article « Bolchéviks et menchéviks » (cf. notre n° 5 de 1964). Seul Akimov, au IIe Congrès du Parti, eut le mérite de voter contre ce programme et ensuite eut la clairvoyance d'écrire, dans sa brochure sur les travaux du Congrès, que « beaucoup confondent dictature du prolétariat et dictature sur le prolétariat ». On n'a pas encore assez rendu justice à la remarquàble personnalité socialiste d'Akimov (pseudonyme de Vladimir Pétrovitch Makhnovetz); faute de temps, nous n'avons pu que saluer sa mémoire, mais nous ne manquerons pas de lui dédier l'hommage ~xplicite et motivé dont il fut digne. La tradition jacobine et blanquiste a irrémédiablement vicié le marxisme de Lénine qui simplifie et dogmatise les idées juvéniles du Marx romantique et quarantuitard que dépasse singulièrement le Marx de la maturité, de l'expérience. Tout au long de la carrière de Lénine jusqu'à la révolution d'Octobre, on discerne dans sa pensée politique une contradiction permanente entre son jacobinisme terroriste initial et les leçons apprises à l'école de la social-démocratie européenne. La guerre de 1914 rompt les liens qui attachaient Lénine et les siens au « mouvement réel » de la classe ouvrière, puis la chute du tsarisme ouvre des perspectives inespérées à une minorité audacieuse .obsédée par un des articles du programme socialiste: la conquête du pouvoir. Une fois le pouvoir conquis, il s'agit de le conserver, et la raison d'Etat a ses raisons que la raison marxiste ne reconnaît plus : Lénine renie alors tous les principes qu'il affichait avant Octobre, il répudie en fait la quintessence de sa doctrine exposée dans L'Etat et la Révolution, il viole les serments démocratiques dont foisonnent ses écrits entre Février et Octobre : de tout cela j'ai traité en détail dans nombre d'articles et notamment dans « Octobre, fictions. et réalités » (Est et Ouest, n° 180, octobre 1957). · Je ne pense nullement que le « léninisme » ait été « obligé de voiler ses objectifs et ses méthodes », comme le t:roit Léo Moulin; au contraire, il a étalé tout au grand jour et, après Octobre, on le voit clairement faire de nécessité vertu, laisser tomber ses utopies au nom de la Realpolitik. Je ne partage nullement l'avis de ceux qui attribuent à Lénine l'intention de tromper le public en écrivant L'Etat et la Révolution; il y croyait dur comme fer et, d'ailleurs, cet opuscule n'a paru qu'en 1918, après la prise du pouvoir, outre qu'il n'aurait trompé que des partisans en petit nombre, non pas le public indifférent à ces

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