Le Contrat Social - anno IX - n. 5 - set.-ott. 1965

.. INDIFFÉRENCE ET LIBERTÉ par Manès Sperber « L'indifférence est aussi terrible, aussi meurtrière dans ses conséquences que la plus effroyable des violences. » IL EST. GÉNÉRALEMENT ADMIS que tout homme désire ardemment la liberté et qu'il est disposé à se battre pour la conquérir. Or notre siècle a vu surgir d~s régimes autoritaires qui, non sans quelque raison se réclamaient du consentement frénétique ' de leurs victimes. Notre génération, contemporaine de deux guerres mondiales et de tyrannies totalitaires, gardera à jamais le souvenir de ces cris voluptueux qui, dans les capitales du vieux continent, sont montés vers des hommes dont le pouvoir illimité était le résultat de la démission d'innombrables volontés - des suicides de la liberté. L'ignoble grandeur de Mussolini, d'Hitler et de Staline se nourrissait de l'ignoble soumission non seulement des masses anonymes, mais aussi d'hommes qui par leur passé, leur culture et leur énergie semblaient immunisés contre la séduction d'un appel qui exigeait des abandons sans retour. Il y a donc lieu de réexaminer cette idée générale suivant laquelle l'homme tend aussi naturellement vers la liberté qu'il désire le bonheur ou la santé. En dehors de toute soéculation théologique ou philosophique, nous considérons ici la liberté comme un état de rapports dans lequel la personne peut sans frein ni contrainte rechercher les éléments sur lesquels fonder ses jugements, choisir ses buts et les moyens de les atteindre, et n'admettre d'autre limite que celle qui protège la liberté égale d'autrui. Il est certain que le sens de la liberté se révèle à l'individu dans sa première rencontre avec un obstacle qui arrête un acte inspiré par Biblioteca Gino Bianco le désir. Au départ, sa volonté ne soupçonne pas l'existence d'une (orce adverse. Le désir d~ liberté est donc d'abord une volonté subsidiaire ou auxiliaire, tendant à garantir à l'individu le pouvoir d'agir, le droit d'atteindre un but précis. D'une façon générale, on n'aperçoit d'entraves que lorsqu'elles rendent difficile ou impossible l'exécution d'un projet. Le chien paresseux et bien nourri par son maître pourrait fort bien ignorer sa chaîne, à condition que celle-ci soit un peu plus longue que le rayon du cercle que l'animal ne désire point quitter. Sans doute, tout au début, a-t-il senti le fer autour de son cou, mais depuis il s'est fait une raison : il faut vivre, il faut manger et pour cela accepter les conditions, etc. Seul dans les heures où se réveille en lui « l'âme du dimanche » aimerait-il se plaindre de son sort. Mais ces hel\1"es e font de plus en plus rares. Sbrtis de l'adolescence, la plupart des hommes acceptent la condition de ce chien. Leur problème de liberté, quand il se pose, ne concerne que des obstacles qu'ils rencontrent à l'intérieur du cercle dans lequel leur chaîne leur permet de se mouvoir. S'adaptant aux nécessités de leur existence familiale, sociale et économique, ils abandonnent sans difficulté le droit de disposer de leur temps, l'échangeant pour ainsi dire contre des avantages qui leur paraissent bien supérieurs aux libertés qu'ils sacrifient. C'est beau et agréable d'être libre, mais gagner sa vie est d'une urgence vitale et permanente. En dehors de toute oppression politique ou religieuse, chaque individu apprend, à partir de l'âge scolaire, qu'il faut abandonner sa liberté en détail et renoncer à être un homo ludens, un être qui choisit la joie, pour se soumettre à une discipline « librement consentie ». P.lus on le conditionne, plus

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