Le Contrat Social - anno IX - n. 4 - lug.-ago. 1965

QUELQUES LIVRES possibilité d'un développement pacifique de la Russie vers un régime constitutionnel. Certes, il est impossible de savoir si pareil développement aurait pu avoir lieu. Mais, afin de convaincre le lecteur que ces espoirs n'étaient nullement fondés, M. Lampert a bien trop tendance à exagérer l'opposition Jes paysans au tsarisme dans les années 60. Dans son premier chapitre, il récuse énergiquement l' « acception courante » suivant laquelle, en dépit de l'agitation paysanne qui accompagna la libération, le paysan russe conserva sa naïve dévotion pour la personne quasi surnaturelle du tsar. Comme preuve, il cite le soulèvement de Bezdna au printemps de 1863 : les paysans refusèrent les termes du décret de libération et cessèrent de travailler pour les propriétaires. Le soulèvement fut réduit par la force et se solda par de nombreuses victimes ; il provoqua quelques-unes des premières manifestations publiques d'opposition à Alexandre II de la part de l'intelligentsia révolutionnaire. M. Lampert omet cependant de mentionner que le chef du mouvement, un paysan instruit du nom d'Anton Pétrov, avait promis à ses partisans que, « en temps voulu, un jeune homme viendra, envoyé par le tsar. Il aura dixsept ans et portera sur l'épaule droite une médaille en or et sur la gauche une en argent 2 • » Ce messager, le « véritable » émissaire du tsar, serait porteur, croyait-on, de l'authentique décret de libération ; et toute la jacquerie semble avoir été déclenchée conformément aux souhaits profonds du souverain, trahi, dans l'esprit des paysans, par les fonctionnaires locaux et les grands propriétaires. Les révolutionnaires russes préféraient passer sous silence ces preuves de loyalisme de la part des paysans, ou encore, à l'occasion, en tirer profit en publiant de « véritables » décrets forgés de toutes pièces afin de pousser les paysans à la révolte au nom du tsar. En habillant les faits de la sorte, M. Lampert donne l'impression que les espoirs d'une révolution contre le tsarisme dans les années 60 correspondent à la réalité historique. De nombreux libéraux russes, tels Herzen et Tourguéniev, quant à eux, estimaient que les espoirs révolutionnaires étaient un faux-semblant, que le seul progrès immédiat qui fût possible consistait à mettre en œuvre les réformes tsaristes, si imparfaites qu'elles aient pu être dans leur esprit. M. Lampert est parfaitement libre de trouver cette idée moralement désagréable et de préférer l'intransigeance des révolutionnaires ; mais c'est 2. Pnnco Venturi: Root• of R•.,olutlon, p. 215. Biblioteca Gino Bianco 2SS une autre affaire de prétendre que l'appréciation des faits par les libéraux n'était nullement justifiable et qu'ils fermaient les yeux sur la « réalité ». Etant donné que les efforts des extrémis tes pour provoquer une révolution contre le tsar échouèrent tous lamentablement au milieu du XIXe siècle, il semble que ce soit le contraire qui ait été vrai. Fondamentalement, c'est à partir du jugement qu'elles portaient sur la situation politique immédiate que les deux générations se différenciaient ; et l'âpreté des conflits d'idées dans les années 60 ne peut se comprendre qu'à la lumière du désaccord politique sous-jacent. De manière assez curieuse, après s'être si longuement employé à expliquer la situation économique et sociale née de la libération des serfs, M. Lampert néglige d'en tirer tout le parti possible pour camper les trois personnages principaux. Au lieu de voir dans leur œuvre une tentative de polémique politique alors que la censure les obligeait à présenter leurs arguments sous le couvert de la philosophie, de la critique littéraire ou de l'histoire, M. Lampert s'évertue à juger les écrits des révolutionnaires russes selon leurs mérites en tant qu' « idées ». Ce qui a pour résultat de leur accorder, tout à la fois, trop et trop peu d'importance. En s'efforçant de faire apparaître une espèce de charpente conceptuelle générale dans le journalisme (pour l'essentiel) au jour le jour de ses auteurs, M. Lampert situe leur œuvre dans un contexte où leurs faiblesses ne sont que trop évidentes. D'autre part, en refusant d'y voir essentiellement une forme de journalisme politique engendré dans la fièvre d'une lutte incessante pour exprimer un poi~ de vue interdit, il est loin de rendre justice à leur art consommé de propagandistes et de reconnaître toute l'importance de leurs essais en tant. que reflet des espoirs et des rêves de l'intelligentsia dont ils fixaient les humeurs. DANSCHACUNDESTROISESSAIS, la première partie est invariablement la meilleure. Là, M. Lampert décrit à grands traits les principaux événements de la vie personnelle de ses trois protagonistes ; et la présentation des faits, dénuée de tout apprêt, est d'un grand réconfort. Les spécialistes soviétiques, préoccupés de parer d'une légende dorée les saints immaculés de la Révolution, brossent un tableau des plus édifiants autour de la vie privée des révolutionnaires en fardant tout ce qui pourrait ternir l'icône sacrée. Sans qu'on puisse l'accuser de vouloir à bon compte déboulonner les héros en question, M. Lampert ajoute au tableau les cor-

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==