Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

M. COLL/NET donna une vue optimiste sur l'accroissement du bien-être général qu'on en peut attendre : Qu'est-ce en effet qu'une machine? Une manière de réunir diverses particules du travail que la division avait séparées. Toute machine peut être définie : un résumé de plusieurs opérations, une simplification de ressorts, une condensation du travail, une réduction de frais. Sous tous ces rapports la machine est la contrepartie de la division. Donc, par la machine, il y aura restauration du travailleur parcellaire, diminution de peine pour l'ouvrier 24 (souligné par nous). Ayant ainsi mis en évidence le rôle combiné des machines, rôle qui « déparcellise » le travail manuel, il le compare avec raison aux algorithmes algébriques qui permettent une économie de pensée sans laquelle tout progrès serait impossible. La science s'introduit donc là où régnait la routine et le tour de main. La machine réhabilite l'homme voué depuis des siècles aux travaux serviles. « Elle est le symbole de la liberté humaine, l'insigne de notre domination sur la nature, l'attribut de notre puissance, l'expression de notre droit, l'emblème de notre personnalité» (ibid.). On croit retrouver sous la plume de Proudhon les propos enthousiastes qu' Andrew Ure tenait dix ans auparavant, en 1833 ; mais la machine ainsi entendue est une abstraction, elle est étrangère à l'utilisation qu'en fait réellement une société donnée. Là commence le drame, la contradiction qui sépare en deux camps les opinions : d'un côté, les ingénieurs technicistes et les économistes libéraux qui en sous-estiment ou vont jusqu'à en nier les conséquences sociales ; de l'autre, Lemontey, Sismondi et Proudhon, qui en soulignent les effets inhumains. Ce qui n'est, pour un J.-B. Say, qu'un simple « déplacement de revenu », se traduit réellement en salaires diminués, en exploitation de la femme et de l'enfant, en chômage chronique. Ces économistes en voient la cause dans l'abus du mariage, l'ivrognerie et l'imprévoyance des ouvriers. Le fait qu'historiquement la population ouvrière s'accroît n'empêche nullement l'individu d'être, durant sa courte vie, soumis à une insécurité permanente, à une alternative démoralisante d'emploi et de chômage. Proudhon raille ingénieùrs et saint-simoniens dans leur espérance que les locomotives propageront les idées : « Qui donc empêche les idées de circuler de l'Institut aux faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dans les rues étroites et misérables de la Cité et du Marais, partout enfin où habite cette multitude encore plus dépourvue d'idées que de pain ? » (Ibid.) Certes, les saintsimoniens ont raison de voir, dans les nouveaux modes de transport, le rapprochement désirable entre les villes et les camr.agnes, ces deux mondes encore étrangers l'un à 1 autre. Mais Proudhon a raison, lui aussi, d'ironiser sur les progrès de l'instruction moyenne quand l'analphabétisme règne aux portes de l'Université. Cet analphabétisme 24. Système des contradictions économiques, chap. 1v. Biblioteca Gino Bianco 191 serait-il vaincu, l'écart augmenterait encore entre les connaissances de l'élite et celles de la masse. Pour Proudhon, il y a, plus grave que la misère, la dégradation du travailleur. La machine« achève de l'avilir en le faisant déchoir du rang d'artisan à celui de manœuvre ». Mais le manœuvre existait en puissance avant les machines, dans le travail parcellaire - que Proudhon qualifie d'homicide - des manufactures traditionnelles. Ce que la machine a modifié, c'est la disponibilité du manœuvre. Alors qu'il était fixé à son étroite spécialité manuelle, la machine l'a rendu interchangeable, comme le remarquait avec raison Andrew Ure. Suivant une heureuse expression de Marx, la division subjective du travail devient objective, c'est-à-dire indépendante des facultés individuelles du travailleur. Mais le travail reste parcellaire, le manœuvre (nous disons aujourd'hui ouvrier spécialisé, ou O.S.) est serviteur de la machine, au lieu d'être celui de ses outils. L'argumentation de Proudhon est, en fait, dirigée contre ceux qui, sans vouloir modifier les relations entre les hommes ou les classes, considèrent l'avènement du machinisme comme une solution à tous les problèmes sociaux. Les apologistes de la civilisation industrielle n'envisagent que des structures immuables : les progrès du bien-être qu'ils en espèrent apparaissent quantitatifs, comme s'il suffisait de leur appliquer un coefficient positif, valable pour toutes les formes d'activité. La critique proudhonienne du capitalisme s'appuie sur les mêmes faits considérés hors du temps, à cela près que les progrès deviennent des régressions, ou, si l'on préfère, deviennent négatifs : Quels que soient donc les progrès de la mécanique, quand on inventerait des machines cent fois plus merveilleuses que la mule-jenny, le métier à bas, la presse à cylindre, quand on découvrirait des forces cent fois plus puissantes que la vapeur, bien loin d'affranchir l'huma~, de lui créer des loisirs et de rendre la production de toute chose gratuite, on ne ferait jamais que multiplier le travail, provoquer la population, appesantir la servitude, rendre la vie de plus en plus chère et creuser l'abîme qui sépare la classe qui commande et qui jouit de la classe qui obéit et qui souffre (ibid.). Ce point de vue très sismondien, ultérieurement repris par Marx, suppose des rapports constants entre le prolétariat et la bourgeûisie, entre la production et la circulation, entre les différentes activités qui en découlent. Dans le contexte, Proudhon raisonne en essayant de fixer numériquement ces rapports, comme le fait Sismondi lorsqu'il établit sa proportion immuable entre manuels et intellectuels. Restent alors imprévisibles les circonstances liées au progrès de l'ind1...strialisation comme le transfert spontané des activités du secteur secondaire au secteur tertiaire, ou comme celles résultant le plus souvent des résistances ouvrières, telles la diminution de la journée de travail et la législation protectrice. Elles modifient la forme et le niveau de l'emploi et contribuent à neutraliser

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