Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

M. COLLINET superstition. La réflexion et l'imagination sont sujettes à s'égarer; mais l'habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l'une ni de l'autre. Ainsi on pourrait dire que la perfection à l'égard des manu/actures consiste à pouvoir se passer de l'esprit, de manière que, sans effort de tête, l'atelier puisse être considéré comme une machine dont les parties sont des hommes (p. 134). Nous avons souligné la dernière phrase, d'allure paradoxale, où Ferguson montre à quel point il a compris, avant la lettre, que le travail se décompose en ces « temps élémentaires » des psychologues et organisateurs modernes. Dans la manufacture, selon l'expression de Marx, l'atelier s'identifie à une machine humaine. Plus tard, cet automatisme humain sera remplacé par une ou plusieurs machines d'acier, mues par une force motrice extérieure et qui combineront et reproduiront les gestes des ouvriers parcellaires, ce que Proudhon résumera en disant que « la première, la plus simple, la plus puissante des machines est l'atelier »3 • Nous avons un exemple moderne de machine-atelier dans les machinestransferts ; l'une de celles-ci, à la Régie Renault, remplace seule vingt-quatre postes d'usinage et actionne cent quarante-sept outils... L'esprit, chassé des travaux parcellaires, Ferguson le retrouve concentré à la direction de l'atelier et il oppose l'« esprit en friche de l'ouvrier» à la « culture du manufacturier». Généralisant cet antagonisme, il oppose l'homme d'Etat à ses « instruments », les fonctionnaires, le général à ses soldats - sans doute pense-t-il à l'armée automatisée de Frédéric II - dont tout le mérite se borne à exécuter « quelques mouvements du pied et dç la main » (p. 136). Cinquante ans plus tard, Sismondi divisait la société en deux classes sans réelle communication entre elles : l'une, manuelle, et l'autre, intellectuelle. C'est ce que fait Ferguson, qui compare la société à un édifice dont les pierres sont des hommes. Les unes, toutes pareilles, sont destinées aux fondations : ce sont les travailleurs manuels, nécessaires mais vivant dans l'obscurité. Les autres, ouvragées et différenciées entre elles, forment la façade : ce sont les intellectuels, identifiés avec la classe dirigeante. Du bel esprit, il fait, en dépit de son oisiveté, un élément utile qui, « aussi bien que l'homme laborieux, contribue à accélérer le progrès des arts et à donner aux nations policées cet air de supériorité» (p. 137). Les professions libérales sont « prestigieuses » parce que l'homme « n'est point à la tâche, qu'il a la liberté de suivre son penchant et ses idées» (p. 140). Autrement dit, le prestige social est d'autant plus grand qu'on échappe aux contraintes fonctionnelles appelées à croître avec les progrès de l'industrie. Ferguson trouve trois sources à l'inégalité : la propriété,le talent, les habitudes,celles-ci dépen3. Sy1thne d11 contradictions ,conomiqu,s, cbap. IV. Marx intcrpr~tc fausaement cette phrase quand il dit de Proudhon qu'• il commença par transformer les machines en atelier• ( Mi1ère d, la Philo1ophie). Biblioteca Gino Bianco 183 dant du travail ; esclaves et ilotes rendaient possible la liberté du citoyen. Avec tristesse, il constate que l'évolution économique des nations modernes « n'aboutirait qu'à rendre serviles et mercenaires toutes les classes d'hommes ; nous sommes des nations entières d'ilotes et nous n'avons point de citoyens libres » (p. 144). A la manière de Jean-Jacques Rousseau, il oppose à ces nations modernes la liberté et l'égalité des sauvages non corrompus et il s'interroge sur les possibilités d'une démocratie : « Les plus fortes objections qu'il y ait contre le gouvernement démocratique sont prises de l'inégalité qui s'introduit nécessairement entre les hommes à la suite des arts de commerce » (p. 145). Il ne s'agit donc pas seulement de différences dans la propriété, mais aussi des formes serviles qu'affecte la division du travail. « Comment, écrit-il, confier la conduite d'une nation à un homme dont toutes les vues se bornent au soin de sa conservation et de sa subsistance? » (P. 146.) Autrement dit, le prolétariat, dont le salaire ne peut assurer que sa stricte subsistance, n'est pas apte à participer aux affaires politiques. Comme Ferguson dénie aux artisans toute connaissance de ce qui n'est pas leur métier, il s'ensuit que seule la classe intellectuelle peut rester classe dirigeante, en dépit du progrès des arts et manufactures. Le pauvre, à ·la manière de ses ancêtres plébéiens, « anéanti par le sentiment de son infériorité et de sa faiblesse personnelle», a tendance à s'abandonner à l'ascendant d'un chef populaire sachant « flatter ses passions ou profiter de ses craintes » (p. 147). Ainsi, pour Ferguson, la division du travail, entretenant la servitude du peuple, est incompatible avec une démocratie au sens plein du terme. Elle suppose soit une aristocratie intellectuelle, dans la mesure où celle-ci échappe à la corruption et aux jalousies qu'entretient la servitude, soit uné tyrannie populaire exploitant cette corruption à ses fins propres. Adam Smith et les difficultés de l'instruction LE PESSIMISMDEEFERGUSOsNe retrouve intégralement dans les analyses d'Adam Smith. Après avoir défini la division du travail comme fondement du progrès économique et en avoir décrit objectivement la nature parcellaire, ce dernier pose la question de l'éducation du peuple en rapport avecl'intelligence qu'implique cette division 4 : L'intelligence de la plupart des hommes se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme dont toute la vie se passe à remplir un petit nombre d'opérations simples, dont les effets sont peutêtre toujours les mêmes ou très approchant les mêmes, 4. Cf. Richuse de1 nations, livre V : • D~penses à la charge du souverain •, chap. 1, section III, article 2 : • Des d~penscs qu'ex.iaent les institutions pour l'~ducation de la jeunesse » (traduction Germain Garnier, Paris 1843).

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