Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

180 Il est difficile de déterminer avec précision les normes et l'efficacité de la censure pendant la période post-stalinienne du fait que les bornes imposées sont très souvent déterminées par des critiques fonctionnant en dehors des voies normales de la censure et de l'édition. Par exemfle, l'opérette remaniée de Paul Abrahams, Le Ba du Savoy, avait été vraisemblablement approuvée pour représentation avant de déchaîner la critique. Un incident du même ordre s'est produit l'été dernier : le 12 juillet 1964, la Pravda publiait une attaque contre la pièce d'Alexandre Stein, Entre les ondées, dans laquelle l'auteur avait commis, selon le critique, de graves erreurs idéologiques; par exemple, il n'avait pas montré que la révolte de Cronstadt en 1921 avait été inspirée par des impérialistes étrangers et des gardesblancs, non plus que Trotski était « l'ennemi juré de Lénine ». L'importance de cette critique résidait dans l'allusion transparente du fait que le texte publié de la pièce, c'est-à-dire un texte déjà approuvé par la censure au stade « impression», devrait être révisé encore une fois avant d'être mis en scène. Il semble ainsi que les principes de conformité idéologique soient appliqués plus strictement au théâtre qu'à la chose imprimée. Finalement, il faut envisager aussi la possibilité d'un veto mis en très haut lieu. Ainsi, dans son discours du 8 mars 1963, Khrouchtchev attaqua violemment le film Zastava llitcha (Le Poste de garde d'Ilitch) pour avoir laissé entendre que la nouvelle génération ne peut pas s'appuyer sur les conseils de ses anciens et qu'elle doit trouver ses propres solutions aux problèmes de l'existence. Le film, que Khrouchtchev avait évidemment vu en avant-première (!'écrivain Victor Nékrassov l'avait vu également et l'avait aimé), n'a pas été projeté jusqu'à présent. Il est probable qu'on lui fait subir des changements importants. Somme toute, les choses ne semblent guère avoir changé depuis 1955. I. Kouzmitchev, rédacteur en chef adjoint de Sovietskaïa Estonia, s'élevait alors dans le Kommounist (n° 11, juillet), revue théorique du Comité central, contre certaines pratiques courantes parmi les éditeurs soviétiques ; révision des manuscrits sans que l'auteur soit consulté, remplacement des idées originales mais dangereuses par des clichés inoffensifs, et autres fi.celles du métier de censeur. Assurément, Kouzmitchev reconnaissait à l'éditeur le droit de « suggérer de quelle façon l'article pouvait être amélioré », tâche difficile car « il n'existe jusqu'à présent aucun manuel sérieux de révision à l'usage des éditeurs ». Biblioteca G·ino Bian·co L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE La èensure la plus efficace est évidemment l'autocensure, autrement dit le contrôle exercé par !'écrivain sur lui-même. Vivement désireux de voir son travail publié, il est peu probable que !'écrivain soumette un sujet n'ayant aucune chance de « passer ». Les autorités encouragent cette attitude en offrant aux auteurs des stimulants matériels pour qu'ils se conforment aux fluctuations de la « ligne » et incorporent les nouvelles vérités dans les rééditions. Une version substantiellement révisée d'un ouvrage continue d'être considérée comme un «nouvel» ouvrage et !'écrivain touche de nouveaux droits d'auteur. Dans les multiples sous-comités du syndicat des écrivains, on conseille aux auteurs de lire leurs travaux en cours afin qu'ils bénéficient des cc critiques fraternelles» de leurs camarades. La censure « officielle » intervient en dernier lieu. Les effets désastreux de la censure sur l' évolution des lettres soviétiques sont bien connus. Pendant les périodes d'indulgence relative, de 1920 à 1930 et de nouveau au cours des dix dernières années, les écrivains les mieux doués ont pu créer quelques œuvres qui resteront. Au plus fort des périodes de terreur politique, par exemple de 1946 à 1953, bien peu d'écrits méritaient d'être lus sur le moment et méritent encore moins qu'on s'en souvienne aujourd'hui. Rappelons à cet égard l'avertissement lancé en 1921 par Eugène Zamiatine, écrivain « non réhabilité » : Je crains que nous n'ayons pas de vraie littérature tant que la population russe sera considérée comme un enfant dont l'innocence doit être préservée. Je crains que nous n'ayons pas de vraie littérature tant que nous ne saurons pas nous guérir d'un certain catholicisme nouveau qui, non moins que l'ancien, redoute la moindre expression d'hérésie 32 • En remontant encore plus haut, rappelons enfin les paroles de Fédor Tioutchev, l'un des plus grands poètes russes du x1xe siècle qui fut d'ailleurs, pendant quelque temps, chef du Bureau impérial de la censure étrangère : cc On ne peut soumettre les esprits à des restrictions et à une oppression totales et prolongées sans causer un tort considérable à l'ensemble du corps social (.'..). A la longue, l'autorité elle-même ne peut échapper aux conséquences d'un pareil régime 33 • » MAURICE FRIEDBERG. (Traduit de l'anglais) 32. E. Zamiatine : Litsa, New York 1955, pp. 189-90. 33. Cité dans Ernest J. Simmons édit. : Continuity and Change in Russian"f.andSoviet Thought, Harvard University Press,~1955, p. 426. ,

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