Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

E.- DEL/MARS originales, il lui fallut attendrela mort de Staline et le « dégel » qui ébranla aussitôt la dictature exercée par Lyssenko sur la biologie soviétique 2 • L'académicien P. M. Joukovski, lors de la fameuse session d'août 1948 de la VASKhNIL, s'était rallié à Lyssenko en entonnant un péan en l'honneur du mitchourinisme : Si la doctrine de Mitchourine est entrée dans le trésor de nos connaissances, la biologie progressiste en est redevable à Lénine et à Staline, ces génies de l'humanité (...). Gloire donc au grand ami et au coryphée de la science, notre guide et notre chef, le camarade Staline 8 • Il fut récompensé par le poste de directeur du VIR. Malgré ce ralliement spectaculaire, ce savant nourrissait des doutes quant à la validité du rejet de la théorie chromosomique. Son ouvrage Les Plantes cultivées et variétés apparentées (Moscou 1950) n'est pas d'une orthodoxie lyssenkovienne absolument cristalline. Trop confiant dans le dégel post-stalinien, Joukovski invita Lébédéva, au cours de l'été de 1953, à revenir au VIR continuer ses recherches et lui promit la titularisation : Ravie de cette invitation, Lébédéva avait employé la dernière mensualité de son traitement en Allemagne à l'achat, à Berlin, de près de deux cents plantes de valeur et elle se présenta au VIR avec ce beau cadeau. Le directeur de l'institut lui répéta : « Travaillez, vous aurez un poste de collaborateur titulaire. » Pour ses recherches, on lui avait affecté un terrain expérimental de l'institut. A partir de ce jour, Lébédéva vint quotidiennement pendant huit ans, soit au laboratoire, soit sur son terrain, et elle travaillait jusqu'au soir. Mais la titularisation promise ne venait pas et Lébédéva ne touchait aucun traitement. Le «dégel» n'eut qu'un temps. Khrouchtchev raffermit la situation de Lyssenko et Joukovski dut céder son poste de directeur à son adjoint, le professeur I. A. Sizov, lyssenkovien inconditionnel et ennemi juré de Lébédéva. Le lot alloué par l'institut ne suffisant plus à ses recherches, Lébédéva avait acquis avec son mari un bout de terrain d'une dizaine d'ares au village de Dontso, aux environs de Léningrad. Grâce aux efforts de toute sa famille réunie, elle l'avait débarrassé des blocs erratiques qui l'encombraient et l'avait transformé en une annexe privée du VIR où elle poursuivait ses recherches sur la polyploïdie de la pomme de terre : Lébédéva avait obtenu une série d'hybrides de très grande valeur : l'un pouvait hiverner sur le terrain et fleurir pendant les gelées - c'était la future pomme de terre du Nord soviétique ; un autre résistait au phytophotora 4 et aux maladies à virus qui ravagent la pomme de terre des régions méridionales. 2. Cf. Contrat social, mai 1959. 3. Cité par Jean Rostand in Les Grands Courants de la biologie, Paris 1951, p. n1. 4. Moisissures parasites des plantes. La plus dangereuse est le phytophtora in/ estans qui attaque, entre autres, la pomme de terre et la tomate. Biblioteca Gino Bianco 167 La valeur exceptionnelle des travaux de Lébédéva est indéniable et le VIR en avait largement profité, ainsi qu'en témoigne l'attestation suivante, signée par l'académicien S. M. Boukassov, directeur de travaux au VIR: « N. A. Lébédéva travaille effectivement, mais hors des effectifs [sans rémunération], depuis le mois d'août 1953 jusqu'à présent [1960] à la section des rizocarpées du VIR où elle étudie la polyphoïdie de la pomme de terre. Grâce à ses travaux, effectués sur un matériel varié avec beaucoup de précision et de ténacité, Lébédéva a obtenu, pour la première fois en U.R.S.S., vingtsept variétés polyploïdes de la pomme de terre ... Lébédéva est un expérimentateur doué et plein d'initiative, exceptionnellement appliqué et apte au travail, possédant une maîtrise parfaite des méthodes cytogénétiques et connaissant à fond les diverses variétés de la pomme de terre. Elle connaît l'agrotechnique tant sur le terrain qu'en serre et peut diriger seule le travail d'un laboratoire de recherche ... » Ainsi, pendant une dizaine d'années, le VIR profita des résultats des travaux de Lébédéva et de son talent (...). A l'institut, on présentait toujours aux savants étrangers « notre Frau Doktor Lébédéva », à qui l'on demandait de faire un choix de ses polyploïdes les pl us récents pour ces visiteurs de marque. Indignés par le traitement infligé à une personne dont le seul crime était de poursuivre des recherches fructueuses sur la polyploïdie, révoltés par le mensonge impudent de Sizov, Doudintsev et quelques autres entreprirent aussitôt des démarches pour venir en aide à Lébédéva : Nous nous sommes adressés aux diverses instances. J'en ai parlé personnellement au chef d'un grand établissement scientifique (...). Nul ne niait les mérites de Lébédéva. On ne nous opposait pas un refus, mais on ne promettait rien. Tout le monde paraissait gêné et embarrassé. / Notons que cela se passait en 1963, alors que l'étoile de Lyssenko pâlissait manifestement et que l'arrogance de ses partisans et créatures ne tenait plus qu'à l'appui de Khrouchtchev. Néanmoins, toutes les personnalités sollicitées avaient visiblement peur de se compromettre et de s'attirer les foudres des autorités par une opposition ouverte à Sizov. Le traumatisme moral subi par le monde scientifique soviétique à l'époque du « culte de la personnalité» avait créé un réflexe conditionné bien difficile à surmonter . . Chat échaudé... Or, en 1963-64, le culte de Khrouchtchev semblait devoir remplacer celui de Staline: Je suis allé voir l'ancien directeur du VIR, l'académicien P. M. Joukovski qui, en 1953, avait fait venir Lébédéva à son institut. • Oui, c'est moi qui avait invité Lébédéva ,, me dit-il. • Blle a du talent, mais certains étaient contre elle. » Il finit par avouer que c'était uniquement son ancien suppléant, Sizov, devenu depuis directeur, qui était contre Lébédéva. Je n'avais pas d'autres questions à poser à Joukovski. Tout était clair. Je savais qu'au début du culte de

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