156 pour intervenir in fine avec de grandes armées intactes 19 • Dans ce calcul effronté, le contraste se révèle frappant entre la spéculation de Staline sur le jeu des forces militaires et le défaitisme révolutionnaire de Lénine. On discerne en germe bien des traits du régime stalinien dans l'état des choses soviétiques créé par Lénine, mais il n'en reste pas moins que les différences de degré se transforment en différences de nature, outre que l'évolution de Lénine à l'expérience se dessinait indubitablement en direction inverse de celle de Staline. Celui-ci n'a pas inventé le système politique où le parti unique se substitue au prolétariat traité en mineur; où le cercle étroit des dirigeants se substitue au parti de plus en plus asservi; où finalement un seul homme incarne la Loi et les Prophètes ; où se confondent l'intérêt du Parti et la raison d'Etat interprétés bientôt par un Secrétaire inamovible ; où n'existent ni checksand balances ni séparation des pouvoirs ; où l'état de siège devient peu à peu l'état normal de la société; où la fin et les moyens se contredisent au point de sacrifier les générations présentes à l'avantage irréel des générations futures. Il n'a pas conçu tout seul un « centralisme démocratique »dénué de toute espèce de démocratie, ni le dogme de l'infaillibilité du Comité central ou du Politburo ou du Secrétariat recrutés, en définitive, par cooptation, ni la terreur comme procédé permanent de gouvernement, ni la peine de mort prononcée sans contrôle d'aucune sorte par la police secrète tenant lieu d'organe judiciaire. Avant lui, la coterie hégémonique s'arrogeait l'omniscience doctrinale et le droit exclusif de définir pour les condamner hérésies de gauche et déviations de droite, opportunisme et inopportunisme, révisionnisme et dogmatisme. Cela reconnu, l'impartialité doit induire à penser que, sans pour autant recourir au cliché hégélo-marxiste de la quantité changée en qualité 20 , ce qui existait déjà sous Lénine a été précisément porté sous Staline à un degré qui en a changé la nature, et que ce qui évoluait dans un sens plus humain et moral a été brutalement exagéré en monstruosités inhumaines et immorales, légitimant les appellations distinctes de léninisme et de stalinisme. CERTAINS TRAITS de caractère individuel dégénérés en phénomènes pathologiques, la démesure dans l'ambition et la cruauté, les complexes, la manie de la persécution et le 19. Dans un discours au Comité central du P.C. le 19 janvier 1925, il avait formulé ses vues d'une façon qui explicite parfaitement sa politique de 1939 : << Notre drapeau reste comme avant le drapeau de la paix. Mais si la guerre commence, nous n'allons pas nous croiser les bras, nous aurons à intervenir, mais à intervenir les derniers. Et nous interviendrons pour jeter le poids décisif dans la balance, le poids qui pourrait l'emporter » (J. V. Staline : Œuvres, t. VII, Moscou 1947). 20. Dans ses annotations à la Science de la logi.que de Hegel, Lénine reconnaît que « la transition de la quantité en qualité est si obscure dans cet exposé théorique et abstrait BibliotecaGinoBianco -\ LE CONTRAT SOCIAL délire des grandeurs ont disparu du stalinisme avec la disparition de Staline, mais des pratiques et des théories adoptées par le despote au cours d'un quart de siècle, il découle un héritage que les héritiers ne répudient qu'en partie, il subsiste aussi des résidus condamnés pour la forme et perpétués quant au fond. Staline avait complètement révisé les idées de Lénine sur l'Etat, sur le socialisme, sur les classes : selon lui, l'Etat ne doit pas s'affaiblir, mais se renforcer, même sous le communisme, tant qu'existe un prétendu encerclement capitaliste, celui-ci tût-il inoffensif, alors que selon Lénine, « l'Etat prolétarien commence à dépérir aussitôt après sa victoire, car dans une société sans contradictions de classes, l'Etat est inutile et impossible» 21 • La 17e Conférence du Parti enregistrait en 1932 l'achèvement des« bases » du socialisme et Staline chantait en 1936 « la victoire totale du système socialiste dans toutes les sphères de l'économie nationale », la liquidation de «toutes les classes exploiteuses ». Malgré quoi le stalinisme professe, même sans Staline, la pérennité de l'Etat et le rôle croissant du Parti, donc de la dictature du prolétariat, donc de la lutte des classes, donc des classes, ce qui par définition réfute la thèse de l'instauration du socialisme, du moins si l'on se réf ère aux leçons périmées de Marx et de Lénine. Bien avant Milovan Djilas, dès 1923, Boukharine pressentait en ces termes la formation d'une nouvelle classe privilégiée en Russie soviétique : « Même une origine prolétarienne, les mains les plus calleuses et autres qualités pareillement remarquables ne sont pas une garantie contre la transformation des éléments prolétaires privilégiés en une nouvelle classe 22 • » Le stalinisme, qu'il soit de l'éponyme ou des épigones, nie l'évidence et s'en tient à une théorie fausse qui jure avec la pratique. Staline se distingue encore de Lénine par sa prétention maladive à l'infaillibilité absolue en toutes matières, d'où a résulté ce que les staliniens demi-repentis désignent par euphémisme comme « culte de la personnalité », mais qui fut plus exactement la divinisation du tyran, avec toutes les conséquences funestes qu'elle comportait et qui_se P!Olongent. Lé~e a fréquemment reconnu mamtes fautes dont il s'avouait responsable, et dans son dernier discours devant l'Internationale communiste, il n'a pas craint de dire : « Nous avons commis une énorme quantité de sottises et en commettrons encore. » Sa correspondance et les procès-verbaux divulgués du Politburo et du Comité central le montrent traitant avec qu'on n'y comprend rien ». Cahiers philosophiques, in Œuvres complètes, 5e éd., t. XXIX, Moscou 1963. Il emploie néanmoins le cliché quand cela lui convient. 21. N. Lénine : L'Etat et la Révolution, chap. 2, in Œuvres, t. XIV, 2e partie, Moscou, s.d. 22. Dans un discours prononcé à Pétrograd au printemps de 1923, sur le thème: « Révolution prolétarienne et culture». A défaut du texte original, cf. La révolution de la culture p~r Lucien R~vo~ in Bulletin communiste, n° 2 du II jan~ v1er 1924, qui cite ce passage de Boukharine d'après la version allemande.
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