Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

154 nikidzé, B. Mdivani, son « ami » et thuriféraire Serge Kirov (qu'il a « vengé » en décimant la population de Léningrad) ; d'avoir conclu avec Hitler le pacte qui a rendu possible la deuxième guerre mondiale et son cortège d'horreurs indescriptibles, entre autres l'holocauste de millions d'êtres humains d'origine juive; d'avoir mené la guerre en sacrifiant inconsidérément des millions de vies humaines de façon à réaliser des pertes soviétiques quatre fois plus lourdes que celles de l'Allemagne trois fois moins peuplée ; d'avoir déporté des groupes ethniques entiers depuis la Volga jusqu'au Caucase sans épargner personne et voulu perpétrer, de même, la «liquidation» de la minorité juive, à l'instar de la « solution définitive» de Hitler; d'avoir rétrogradé la civilisation et la société russes jusqu'aux temps barbares d'Ivan le Terrible. Cette énumération sommaire de turpitudes, de crimes et d'atrocités cauchemaresques jalonne à grands traits la biographie de Staline sans définir à proprement parler un stalinisme indéfinissable si l'on admet que tout « isme » suppose une conception plus ou moins cohérente ou ordonnée autour de quelque principe, si médiocre soit-il. Staline n'avait pas d'autre principe que le culte de sa personne, faute de véritable personnalité, au service de quoi il a mis en œuvre toutes les techniques que procure un Etat moderne sans reculer devant aucune vilenie, aucune cruauté qui sati~fit sa libido dominandi. Il a osé des choses comme celles qu'on appelle de nos jours cc génocide », comparables seulement dans les temps mcdernes aux massacres d'Arméniens sous Abd ul-Hamid ainsi que sous ses successeurs jeunes-turcs, et aux tueries de juifs par IIitler, son allié de circonstance, mais d'une envergure qui dépasse de loin les génocides turc et germanique : à sa mort, le déficit démographique de l'Union soviétique par rapport aux estimations concordantes des statisticiens les mieux qualifiés excédait de beaucoup cent millions d'âmes 13 • Les camps de concentration qu'il a créés pour y engloutir les élites de tous les peuples soviétisés, russes et allogènes, réduites à l'affreuse condition de main-d'œuvre pénale jusqu'à extinction par épuisement et mafa.dies, ces camps de la mort copiés par Hitler dépassaient aussi dans leur énormité tout ce qu'a enregistré l'histoire. 13. A la mort de Staline (1953), la population de }'U.R.S.S. n'atteignait pas 200 millions d'habitants. Elle aurait dû avoisiner 344 millions en 1948, selon les estimations d'Edmond Théry faites en 1912 sur la base des données officielles (cf. La Transformation économique de la Russie, Paris 1914) et qui rectifient celles de Vacher de Lapouge faites en 1890 d'après les calculs d'Emile Levasseur, prévoyant 320 millions pour 1950. Compte tenu des correc:ifs nécessaires (modifications territoriales et pertes de guerre), le dlficit de popu~ation par excédent de mortalité et l:aisse de natalité dépassait dcnc 100 mill:ons d'âmes. Cf. Abomination de la désolation, pa P. Souvarine (Figaro du 23 nm embre 1956) ; Le déficit démographique en U.R.S.S., par Poul Bartcn (Contrat social, Faris, n° 6 de 1959). Le ccmmuniste polonris André Stawar concluait à une perte de 100 mir ions de vies humaines en ne ccnsidé.·rnt qu'! ks effets du régirr:e des camps de concentra·icn (Preuves-Information, 10 octobre 1961). BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Les réalités qui composaient effectivement le régime stalinien, ou le stalinisme pratique, ne sont pas traduites dans la documentation officielle ni dans la littérature de l'époque, sauf parfois sous un camouflage qui les rend méconnaissables. Mais un pouvoir qui se réclame du marxisme-léninisme ne saurait se dispenser de phraséologie doctrinale, ne serait-ce que pour entretenir l'illusion de demeurer fidèle aux sources. A part la fiction (marxiste) de la dictature du prolétariat et celle (léniniste) du socialisme à réaliser dans un seul pays, fictions purement verbales, Staline a encore emprunté à Lénine en recourant à ~!desmoyens barbares pour combattre la barbarie », comme si la fin et les moyens pouvaient s'avérer antinomiques 14 , et en proclamant la nécessité de« rattraper et dépasser» à tout prix les pays capitalistes les plus avancés dans l'ordre économique 15 , ce que la Russie prérévolutionnaire était en passe d'accomplir par des voies plus humaines que celles du totalitarisme soviétique. Là où il assume l'initiative, cependant, c'est en posant le point final à la nep que Lénine considérait mise en vigueur « sérieusement et pour longtemps », que la droite entendait continuer d'une manière conséquente, que la gauche ne proposait nullement d'abolir.« Lénine a dit que la nep est introduite sérieusement et pour longtemps. Mais il n'a jamais dit pour toujours », déclare en 1929 Staline à qui cela suffisait pour argumenter au nom du léninisme. A la vérité, cette sentence de Lénine indiquait une orientation bien méditée qui ne cessa de s'accentuer dans le même sens et n'allait qu'en s'accusant encore à mesure que s'évanouissaient les perspectives chimériques de révolution européenne dont s'inspiraient les illusions du bolchévisme en Octobre et au cours des cinq années suivantes 16 • Après la suppression de la nep, Staline pratique une sorte de nouveau « communisme de guerre », cette fois de guerre civile, car il fait une véritable guerre aux paysans pour collectiviser de vive force toute l'agriculture, alors que Lénine plaçait ses espoirs dans la coopération volontaire, librement consentie, même s'il ne répugnait pas à quelque · pression du Parti pour inculquer aux villageois les avantages du collectivisme. A mesure que s'intensifie la nouvelle guerre civile dans les campagnes, les camps de concentration se multiplient et s'élargissent, se peuplent en outre d'innombrables communistes exclus du Parti, d'ouvriers 14. Lénine avait malencontreusement emprunté cette expression à Engels qui l'appliquait au passé capitaliste. Il s'en servit comme d'une perspective d'avenir et Staline la reprit à sol} compte pour justifier des violences injustifiables qui instauraient la barbarie au lieu de la combattre. 15. Cf. Sur l'industrialisation du pays et sur la déviation de droite, discours du 19 novembre 1928 au Comité central, in Œuvres, t. XI, Moscou 1949. Staline répétait là une idée de Lénine datant d'octobre 1917, formulée dans La Catastrophe imminente et comment la conjurer (V. I. Lénine: Œuvres complètes, 5e éd., t. XXXIV, Moscou 1962). 16. Cf. N. Valentinov : La Doctrine du communisme de droite, Munich 1960. Texte reproduit en trois fragments in Contrat social, Paris, n°8 de novembre 1962 à mars 1963.

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