152 par conséquent il n'y a rien de commun entre l'idée abstraite de Lénine et sa transposition vulgaire et fausse incorporée au dogme du stalinisme 9 • PUISQUE LA GAUCHE ET LA DROITE s'évertuaient à prêter une parure idéologique au conflit dont l'enjeu véritable était le Secrétariat du Parti, la droite au pouvoir condamnait les vues de la gauche en matière d'industrialisation et de planification, qu'elle jugeait démesurées, propres à susciter la résistance paysanne, et elle les rattachait à une ancienne théorie de Trotski sur la cc révolution permanente »,. datant de la révolution de 1905 et que Lénine avait repoussée en son temps, avant de s'y rallier en 1917 10 • D'après cette théorie, la révolution escomptée en Russie ne pourrait s'arrêter au stade de la démocratie bourgeoise et devrait nécessairement s'approfondir jusqu'à l'accession du prolétariat au pouvoir, ce qui ne manquerait pas de se répercuter dans le monde entier en accélérant les progrès de la révolution universelle. Ni Staline ni Boukharine ne songeaient à la moindre objection là-contre avant les querelles de préséance consécutives à la maladie et à la mort de Lénine, et au· surplus Boukharine avait rétrospectivement approuvé ladite théorie cc trotskiste». Aucun membre de l'oligarchie communiste ne contestait l'identification du Parti au prolétariat. Mais pour justifier la politique officielle qui tendait à stimuler la production agricole en accordant des avantages matériels aux paysans, il fallait dénoncer les « industrialistes » et cc planificateurs » de la gauche comme coupables d'attiser la lutte des classes à la campagne et remonter à la source de leur « déviation » en exhumant la « révolution permanente » de Trotski sous le prétexte que cette idée nocive ne tient pas compte des intérêts de la classe paysanne, .toutes catégories sociales confondues, l'industrialisation planifiée n'étant concevable qu'aux frais de l'agriculture. Or Trotski le premier en 1923 avait dit du paysan en général : «Nous devons faire en sorte qu'il soit l'année prochaine plus riche que cette année », et déconseillé d'accroître ses charges fiscales« pour que l'économie paysanne puisse s'élever, que le paysan devienne plus riche dans l'avenir». En 1925, il préconisait encore d'élargir les 9. N. Lénine : Sur la coopération. In Œuvres, 1re éd., t. XVIII, 2e partie, Moscou 1925. 10. Il s'agissait en 1905 d'une vraie querelle de mots. Lénine écrivait alors, entre autres : « ••• De la révolution démocratique, nous commencerons immédiatement, et dans la mesure de nos forces, les forces conscientes et organisées du prolétariat, à entreprendre la révolution socialiste. Nous sommes pour la .révolution ininterrompue. Nous ne nous arrêterons pas à- mi-chemin. » Œuvres complètes, 5e éd., t. XI, Moscou 1960. D'autre part, la Petite Encyclopédie soviétique, 1re éd., définit la révolution permanente comme une théorie « fondée par Marx et Engels, ensuite par Lénine, comme le processus du développement de la révolution ... », t. VI, col. 438, Moscou 1930. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL « rapports capitalistes-marchands à la campagne », de renforcer « l'économie capitaliste /armer», et il réprouvait catégoriquement la « dékoulakisation des koulaks 11 ». Rien ne le séparait donc de Boukharine quand celui-ci s'écriait à la même époque : « Aux paysans; à tous les paysans, il faut dire : enrichissez-vous, développez votre économie et ne craignez pas d'être spoliés.» Ni de Staline qui méditait en bonne logique de restaurer la petite propriété rurale, donc de limiter la nationalisation des terres. Mais en 1926, gauche et droite s'acharnent à s'opposer l'une à l'autre et Staline, accusé comme Boukharine de « tendance koulakophile », accuse réciproquement Trotski et ses alliés de « sous-estimer le paysannat ». Il sera bientôt ironiquement qualifié de « tsar des koulaks » par l'opposition qui se réclame du« bolchévisme-léninisme». Cependant ses inclinations libérales, mais passagères, sur le progrès de l'agriculture et sur la prospérité paysanne n'entreront pas dans les éléments du stalinisme, car une nouvelle péripétie des dissensions au «sommet» de l'oligarchie le met aux prises avec Boukharine et Rykov qui prennent au sérieux le «cours nouveau » à la campagne comme J"rotski avait pris au sérieux le « cours nouveau » du Parti. Il saura venir à bout de la nouvelle opposition comme des précédentes par les mêmes procédés qu'auparavant et ne tardera pas à s'approprier les vues de la gauche sur l'industrialisation et la planification, de même qu'il s'était fait l'interprète des idées de la droite en fait de politique agricole et de développement économique. Que Staline ait pu assez aisément vaincre les oppositions de gauche et de droite jusqu'à en exterminer tous les membres, y compris les leaders beaucoup plus éminents que lui dans l'histoire du Parti, qu'il ait pu également opérer une volte-face aussi surprenante que celle de massacrer par millions les paysans de toutes conditions après avoir préconisé de favoriser leur aisance, ce sont là des aspects du stalinisme dont nulle théorie ne rend compte. Staline a exploité à fond une fiction d'origine léninienne partagée par ses adversaires et d'après laquelle le Parti s'identifie au prolétariat, cependant que le Comité central et, donc, le Secrétariat du Parti incarnent la classe élue par l'histoire, étant admis une fois pour toutes que le prolétariat se trouve investi d'une mission historique indiscutable et sacrée de par on ne sait quelle immanence providentielle dont Marx et Engels furent les interprètes. Transfiguré en hypostase du prolétariat, Staline eut licence de tout se permettre au mépris des règles constitutionnelles de l'Etat et des règles statutaires du Parti comme des lois morales non écrites, sous le couvert d'une apparence de justification doctrinale que ni Trotski, ni Boukharine, ni aucun de leurs partisans n'eurent le courage intellectuel ou la capacité politique de 11. Cf. B. Souvarine : Staline. Aperçu historique du bolchévisme. Paris 1935,!J>. 364.
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