Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

N. VALENT/NOV compris qu'il ne tenait pas à me donner d'explications. N'eût-il pas été plus simple de m'en fournir? Je n'aurais pas fait état de cet épisode si, au cours de quatre années d'entrevues fréquentes avec Gorki, je ne m'étais heurté à ce silence incompréhensible qui, devenu chez lui une habitude, laissait une étrange impression. Au beau milieu de la discussion, Gorki, tout à coup, se taisait, se faisait impénétrable, se murait dans son silence. En voici encore un exemple. En 1917, ce me semble, l'artiste M. F. Andréiéva, épouse de M. Gorki jusqu'en 1920, vint chez nous accompagnée d'un jeune officier français, lequel était manchot (il avait perdu un bras en 1915 sur le front français). Je fus très surpris d'apprendre que cet officier, membre de la Mission militaire française en Russie, était un Russe, ou plus précisément un Juif de Russie. Et ce garçon portait un nom bien russe: Pechkov, c'est-à-dire le vrai nom de Gorki. A la fin de la deuxième guerre mondiale, Pechkov, avec le grade de général, représenta la France auprès de MacArthur au Japon. Auparavant, il avait été, pendant quelques années, en Afrique, officier à la Légion étrangère. Par la suite, j'appris qu'il était le frère de Sverdlov, bolchévik notoire, et qu'il avait pris le nom de Pechkov après qu'il fut devenu le fils adoptif de Gorki. Cette histoire m'intéressa fort et à la première occasion je priai Gorki de me dire ce qui l'avait amené à adopter Sverdlov. Cette question ne pouvait en aucune manière être considérée comme une ingérence dans sa vie privée, tout le monde étant au courant de la chose. Gorki m'écouta attentivement, me fixa et détourna les yeux. Croyant qu'il n'avait pas compris, je posai ma question à nouveau. Gorki me répondit : «J'entends» et s'enferma dans le mutisme absolu auquel je m'étais heurté maintes fois auparavant ... * .,,. .,,. TOLSTOI n'appréciait guère Gorki. Il ne lui reconnaissait, semble-t-il, aucun talent. Il critiquait vertement son style. Une fois, à propos d'une métaphore de Gorki : «La mer riait », il lui dit (Gorki lui-même me l'a répété) : « Vous n'avez pas honte de jongler ainsi avec les mots?» Si Tolstoï ne ménageait pas beaucoup Gorki, celui-ci s'inclinait devant le talent de Tolstoï et cela beaucoup plus que devant tout autre écrivain de renom. Il ne cessait de répéter qu'on devrait écrire comme Tolstoï, sans jongler avec les mots et en employant « les termes les plus simples et les plus justes ». Un soir, dans sa maison de campagne située non loin de la frontière finlandaise, alors que nous nous promenions dans le parc, Gorki me dit: Quel danger court Tolstoï ? Celui d'écrire de piteux sermons théologiques, de prêcher la non-résistance au mal et la soumission à la volonté de Dieu, de parler Biblioteca Gino Bianco 147 à tout moment de la mort et de se faire végétarien. Et savez-vous ce qu'est au fond Tolstoï ? Pan, le dieu des païens. Les reins ceints d'une peau de bête, il aurait dû, armé d'une massue de quatre pouds, vivre dans d'épaisses forêts, se battre avec les ours, écraser d'un coup de masse la tête du loup. Nul n'a su mieux que lui rendre le parfum de la terre, de l'arbre, de la rosée, des baies sauvages. Et pourquoi ? Parce qu'il était l'incarnation de Pan. Qui mieux que lui connaissait les odeurs de la forêt ? Vous vous souvenez de son nez : ses narines largement ouvertes humaient tout ce que l'odorat peut déceler. Je vois très bien Tolstoï - taillé en hercule, nu, les cheveux en broussaille - comme le Pan, s'approcher furtivement de la rivière où se baignent des jeunes filles et de la rive où il se tient, il rit aux éclats et les appelle : « Hé, les filles, venez un peu par ici; combien êtes-vous ? j'aurai sans doute assez de forces pour vous toutes. » Tel il est en réalité. Et se faisant violence, s'opposant à sa vraie nature païenne, il se lance dans l'exégèse du péché de la concupiscence ou des vertus de la continence. Knut Hamsun a écrit un roman intitulé Pan. Si Tolstoï avait suivi sa vraie nature, il se serait attaqué à ce sujet et le résultat eût été formidable : croyezmoi, les dieux païens eussent été ressuscités et Dionysos aurait de nouveau dansé la ronde avec les bacchantes ! Le portrait de Tolstoï, de celui qui a écrit La Sonate à Kreutzer et Le Royaume de Dieu sur la terre, est connu dans le monde entier. Or j'ai parfois envie de le déchirer et, à sa place, de faire un portrait vrai. Peut-être le ferai-je un jour. Il me faut seulement en avoir l'audace. Ecoutez ce que je vais vous dire. J'étais une fois chez Tolstoï, qui séjournait alors en Crimée. Au moment où j'entrai chez lui, Balmont en sortait, en hâte, tout rouge, visiblement après un entretien qui n'avait pas dû être très agréable. Me conduisant à la fenêtre et me montrant la silhouette de Balmont qui, maigrelet, s'en allait clopin-clopant, Tolstoï me dit en se moquant : « Cet homme, dans ses poèmes, chante, tel un oiseau, uniquement l'amour ; en réalité, il n'est même pas capable de s'expliquer avec une belle fille.» Notez que Tolstoï n'a pas dit <<s'expliquer», mais qu'il employa sans se gêner un autre terme beaucoup plus cru. Je rougis et restai tout pantois : voilà donc leA'rédicateur de Iasnaïa-Poliana ! A l'époque, je ne c0mprenais pas encore que la réflexion de Tolstoï à propos de Balmont n'était qu'une étincelle de cette nature titanesque, païenne, qui s'imposait silence par des homélies sur la mort et la mortification de la chair. Cette nature éclatait souvent sous forme de confessions dans son journal intime, mais celles-ci n'arriveront pas jusqu'à nous. Sur elles ont veillé et continuent malheureusement de veiller des petits saints dans le genre Tchertkov, Goussiev, Douchan Makovietski et consorts. Ces « tolstoïens » corrigent Tolstoï. Quand j'y pense, je deviens enragé. Une fois, Gorki, de bonne humeur, me raconta en riant l'entrevue qu'il avait eue à Londres avec Lénine, si je ne me trompe en 1907, alors qu'il avait été invité à titre honorifique à assister au Congrès du parti social-démocrate. Lénine vint le voir à l'hôtel et, après lui avoir serré la main et souhaité la bienvenue, s'approcha à pas pr~ssés du lit et se mit, sans proférer une parole, à passer sa main sous la couverture et sous l'oreiller : J'étais là, me dit Gorki, comme un lourdaud ne comprenant pas cc que faisait Lénine ni pourquoi il le faisait. Une idée baroque me traversa l'esprit : serait-

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