LETTRES DE PROUDHON Ressuscitée en octobre 1851 (une revue avait paru sous ce titre de 1829 à 1845), la Revue de Paris s'était ouverte sur un « Liminaire » où Théophile Gautier annonçait pour seul principe une << liberté absolue » : toute école littéraire serait admise «< avec la forme pour seule condition ». « Nous voulons, disait le maître de l'art pour l'art, l'anarchie et l'autonomie de l'art. » En mars 1856, Laurent-Pichat prit la responsabilité de la revue, et songea aussitôt à lui donner une orientation politique. Sans doute est-ce ce qui l'incita à entrer en contact avec Proudhon. C'est pourtant la littérature qui donna son lustre à la Revue de Paris : à la fin de cette même année 1856, elle publiait (avec quelques coupures) Madame Bovary. Mais c'est la politique qui bientôt eut raison d'elle : le 18 janvier 1858, un décret la supprima pour avoir « livré ses colonnes aux plus détestables inspirations de la démagogie». Dès avril 1856 d'ailleurs - l'action de Laurent-Pichat était rapide - la revue reçut, « attendu que ce journal, malgré les avis officieux qui lui ont été donnés, persiste dans un système d'allusions perfides et d'intentions malveillantes », un avertissement du ministre de l'Intérieur. Si Laurent-Pichat avait espéré d'attirer Proudhon à la Revue de Paris, la réponse dut lui ôter tout espoir : aux yeux du théoricien socialiste, la revue était aussi indigente en politique qu'en poésie. Il est vrai que le libéralisme de Barni ne devait guère lui convenir : notons seulement que, dans son article du 15 mars sur « Kant et la Révolution française », Barni déclarait monstrueuse toute doctrine qui ne range pas la propriété parmi les droits naturels de l'homme. Quant à la poésie de LaurentPichat et à ses théories, elles étaient de même parfaitement opposées aux idées de Proudhon. Celui-ci les jugea sans aménité au nom d'une théorie dont il avait depuis longtemps formulé les principes. Cette théorie, assez curieusement, se présente dans ses œuvres sous deux formes différentes, et presque opposées. A Proudhon, l'artiste semble parfois un élément actif du progrès, mais plus souvent une manière de parasite dont l'existence ne se justifie que s'il consent à n'être qu'un écho passif de la société où il vit. C'est de ce dernier point de vue que semble être parti Proudhon - sans doute par éloignement pour les mœurs d'ordinaire fort libres des artistes. Dans le Système des contradictions économiques, il déclare que « de toutes les propriétés la plus détestable est celle qui a pour prétexte le talent» (éd. de 1846, II, 288), et un peu plus loin (II, 292) il précise (devançant - mais sur le mode satirique - certains aspects des théories de Taine et de Zola) : « Le talent est d'ordinaire l'attribut d'une nature disgraciée, en qui l'inharmonie des aptitudes produit une spécialité extraordinaire, monstrueuse. Un homme n'ayant point de mains écrit avec son ventre, voilà l'image du talent. (...) En matière d'art, la société fait presque tout : l'artiste est bien plus dans le cerveau de l'amateur que dans l'être mutilé qui excite son admiration. (...) L'artiste (...) est l'image impure de l'égoïsn1e. (...) L'idée du juste et de l'honnête glisse sur son cœur sans prendre racine ; et de toutes les classes de la société, celle des artistes est la plus pauvre en âmes fortes et en nobles caractères. » Quelques années plus tard, Proudhon sera moins sévère pour l'artiste. Dans la Philosophie du progrès (1853), à vrai dire, il donne une justification philosophique du mépris qu'il éprouve pour les artistes de son temps. Dans une très longue note (pp. 103- 105) il expose que pour l'art, « il ne peut y avoir réellement que deux époques : l'époque religieuse ou idolâtrie, dont la Grèce fournit la plus haute expression, et l'époque industrielle ou humanitaire, qui semble à peine commencer». Entre les deux, cc le monde des lettres et Biblioteca Gino Bianco 111 des arts est, comme le monde politique, livré à la dissolution ». Mais dans le même ouvrage il s'exprime aussi d'une manière différente : « L'art, dit-il (p. 100), doit participer au mouvement de la société, le provoquer et le suivre. » Provoquer le mouvement de la société, c'est indubitablement jouer un rôle éminemment honorable, c'est être un facteur du progrès. Or cette expression n'est pas un accident sous la plume de Proudhon. Quelques années plus tard - dans De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise (1858) - il développera et amplifiera ce thème. Il demande au poète (III, pp. 112113) d'avoir une teinture de toutes les connaissances de ses contemporains, et il faut, dit-il, qu'il « dégage de cet amas de connaissances, de théories, d'intérêts, d'hypothèses, les rapports nouveaux, les faits en éclosion, les institutions en tendance; il faut en un mot qu'il soit prophète, qu'il dise l'avenir, que de sa parole inspirée il éclaire ses contemporains ». Proudhon a-t-il été séduit par l'assimilation du poète au prophète qui a eu quelque vogue au déclin du romantisme, et a orienté plusieurs poètes vers l'action politique ? Cela est vraisemblable. Mais au fond de lui-même, il résistait sans doute à cet entraînement. La lettre à Laurent-Pichat en est un témoignage - qui, écrite entre les deux textes qu'on vient de citer, n'accorde au poète qu'un rôle passif - mais plus encore les textes postérieurs : l'art y est de nouveau donné pour un reflet de la société, où l'artiste a moins de part que la masse. C'est ce qui est dit en propres termes dans Les Majorats littéraires (1862). Proudhon y définit 11 le rôle de ces créateurs, comme on les nomme, dont on voudrait faire le genre humain redevancier », et voici comme il s'exprime : « Ils ont vu, exprimé ce qui était dans la pensée générale, ils ont formulé une loi de nature, qui tôt ou tard ne pouvait manquer d'être formulée, puisque le phénomène était connu ; ils ont donné une figure plus ou moins belle à un sujet que l'imagination populaire, longtemps avant eux, avait idéalisé. En fait de littérature et d'art, on peut dire que l'effort du génie est de rendre l'idéal conçu par la masse. » Il reprendra ce thème avec une grande énergie dans son dernier ouvrage, Du principe de l'art et de sa destination sociale, paru posthume en 1865. « Les poètes et les artistes, y lit-on (p. 123), sont dans l'humanité comme les chantres dans l'église ou les tambours au régiment. Ce que nous leur demandons, ce ne sont pas leurs impressions personnelles, ce sont les nôtres ; ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils peignent, qu'ils chantent ou jouent de leurs instruments, c'est pour nous. D'où il résulte que ce qui les fait admirer et applaudir, ce qui les rend célèbres ne vient pas d'eux ; ils n'en sont que les fidèles et les retentissants échos ; ce qui fait les miracles de la poésie et de l'art est la faculté idéaliste, non d'un individu, mais d'une collectivité. >> Dans ce même ouvrage, d'ailleurs, Proudhon reprend le thème de l'artiste qui va au-delà de son temps. Mais ce mouvement en avant n'est plus un prophétisme favorable au progrès. C'est au contraire un élan mystique et individualiste, qui est d'ailleurs lié à cette immoralité de l'artiste que Proudhon flétrissait dans les Contradictions économiques : cc Il n'est que trop vrai que les poursuivants de l'idéal, artistes ou non de profession, sont les plus fragiles des humains. Assurément l'art, par sa nature, ne répugne pas à la justice, non plus qu'à la philosophie; il lui est même interdit, à peine de déchéance, de se mettre en opposition avec le droit et les mœurs. Mais l'art, dans son fougueux élan, n'attend pas plus le droit et la loi qu'il n'attend le savoir; son évolution est beaucoup plus rapide: il prend le devant, et souvent, jusque dans les sociétés avancées, c'est lui dont le culte mystique et vague supplée, dans les âmes
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