M. BOURGUIN au-dessus des bourgeois et des prolétaires ; il n'est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le capital et le travail, entre l'économie politique et le communisme 70 • » Petit bourgeois, petit bourgeois, c'est en ces termes que Marx et son école flétrissent le révolutionnaire qui fut un jour la terreur des propriétaires. Qu'y a-t-il donc de commun entre eux? Une même hostilité contre l'intérêt et la rente de la terre, dérivant de l'idée que la société est mauvaise parce que le produit, au lieu d'appartenir à la communauté ou au moins au travailleur, se répartit entre lui et le capitaliste ou le propriétaire oisif ; quelques tableaux analogues des vices et des misères du régime de la grande industrie, quelques attaques communes contre Malthus, et c'est à peu près tout 71 • Sur ces différents points ils se sont rencontrés et non copiés. Que la lecture des premières œuvres de Proudhon ait eu quelque influence sur la formation de Marx, c'est possible; mais je n'aperçois en vérité aucun principe, aucune idée essentielle empruntée par le second au premier. Je crois donc qu'il faut renoncer à dire que Karl Marx a pillé Proudhon ; il faut, dût notre patriotisme en souffrir, reconnaître à Marx le mérite de l'originalité, ou au moins chercher ailleurs ses inspirateurs. Enfin, comme s'il fallait que tout chez ces deux hommes fût différent, ce n'est pas seulement par leur nature d'esprit, leur style, leur méthode et leurs doctrines qu'ils se distinguent, c'est aussi par l'influence qu'ils ont exercée sur les esprits et les événements de leur temps, par la trace qu'ils ont laissé derrière eux. Qui pense aujourd'hui à Proudhon, et quelle œuvre a-t-il fondée qui subsiste encore? Comme homme d'action, il s'est borné à déclamer dans quelques journaux, à faire médiocre figure à l'Assemblée de 1848, et à tenter l'établissement de la Banque du Peuple qui avorta dans l'œuf. Comme penseur, Proudhon, certes, a eu le mérite, en dépit de ses incohérences, d'avoir, le premier parmi tous les socialistes, essayé d'édifier un système complet sur le raisonnement ; malgré cela, malgré la saveur de son 70. Misère de la Philosophie, p. 119. 71. On ne s'étonnera pas de trouver chez Proudhon quelques phrases sur l'exploitation des travailleurs par les capitalistes, qui semblent devancer Le Capital. Dans la Capacité politique des classes ouvrières, p. 95, on trouve aussi la notion de la journée de travail moyenne, normale et légale, prise pour unité de valeur. Mais ce ne sont là que des phrases isolées et non des théories. L'accord est plus visible dans l'exposition des maux causés par la division du travail, les machines et la concurrence (Contradictions économiques, ch. 111, IV et v - Le Capital, pp. 100-268) ; puis dans le développement de cette thèse que tout l'accroissement de richesses profite seulement aux capitalistes, et que la misère provient non d'un excès de population par rapport aux riche11es, mais d'un vice dans leur distribution (Contradictions üonomique1, ch. XIII -Le Capital, pp. 276-313). Il y a même, comme l'a signalé P. Leroy-Beaulieu, une idée qui a été puisée par Marx dans Proudhon : à savoir que le capitaliste profite gratuitement de la supériorité de la force collective sur la somme des forces individuelles qui la composent (Qu'est-ce que la Propriité? pp. 94 sqq. - Le Capital, pp. 143 aqq.) ; mais ce n'est pas là une idée fondamentale. Biblioteca Gino Bianco 105 style et le charme de certains morceaux, on ne le lit plus guère aujourd'hui. Ses œuvres n'ont eu de retentissement que sur ses contemporains immédiats ; elles n'ont pas pénétré profondément dans les esprits, elles n'ont pas servi à constituer un véritable parti, elles ne sont pas devenues l'Evangile d'une secte nouvelle ; et si le socialisme français, à son réveil en 1864, se rattachait encore à lui, si les représentants français aux premiers congrès de l'Internationale invoquaient encore les idées mutuellistes, son influence a complètement disparu depuis l'Année terrible 72 • On ne le retrouve ni dans les paroles ni dans les écrits de notre temps (sauf peut-être dans quelques attaques contre la Banque de France); et la postérité, que Proudhon apostrophait si volontiers sur son compte, commence à l'oublier. Marx, au contraire, vit toujours par ses œuvres. L'Internationale dont il fut l'âme a cessé d'exister à l'état d'association organisée, mais l'idée, le principe en survit toujours. Proudhon, qui n'était pas internationaliste et ne proposait que des réformes locales, n'a jamais eu d'action au dehors. Marx, qui faisait entrevoir le bouleversement universel aux masses populaires, pouvait leur crier : « Travailleurs de tous les pays, unissezvous ! )> et son cri a été entendu. Aussi est-ce la doctrine marxiste qui inspire tout le socialisme contemporain, elle se répand dans les classes ouvrières des différents pays d'Europe, et va jusqu'en Amérique se juxtaposer au socialisme anglo-saxon d'Henri George. En France même, le marxisme a complètement étouffé le mutuellisme proudhonien, et semble aujourd'hui triompher dans le parti. A vrai dire, ce n'est peut-être qu'une apparence, car le matérialisme économique de Marx est au fond très antipathique au génie français ; il y a, entre la pensée de Marx et la pensée française en général, au moins l'épaisseur du Rhin. Marx n'aimait pas notre Révolution et ses Déclarations de Droits 73 ; il méprisait ce qu'il appelait la phraséologie française, et semblait considérer son livre Le Capital comme au-dessus de la portée du public français 74 • De leur côté, les penseurs parmi nos socialistes n'acceptent pas sans quelques tiraillements la doctrine desséchante du maître, d'où l'idée de Droit et de 72. Benoît Malon : « Les collectivistes français )), in Revue socialiste, 1887 ; de Laveleye : Le Socialisme comen,- porain, ch. IX : « Grandeur et décadence de l'Internationale 11 ; Paul Lafargue : <( Die sozialistische Bewegung in Frankreich von 1876-1890 )), in Neue Zeit, 1890, t. I, p. 337. (Dans ce dernier article, l'auteur signale encore une reprise des idées de crédit gratuit à un congrès de Paris en 1876.) La Capacité politique des classes ouvrières, écrite par Proudhon en 1864, peu de temps avant sa mort, pour servir de guide à la démocratie ouvrière, est une œuvre molle et nébuleuse qui ne pouvait évidemment pas avoir la prétention de devenir, comme Le Capital, la « Bible des travailleurs ,,, 73. Le Capital, p. 130, 2; p. 329. V. aussi l'article cité plus bas, pp. 589 et 601. 74. Lettre de K. Marx à l'éditeur, puhliéc en tête de l'édition française du Capital.
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