DES RAPPORTS ENTRE PROUDHON ET KARL MARX par Maurice Bourgoin «M PROUDHONa le malheur d'être singulièrement méconnu en Europe. En • France, il a le droit d'être mauvais ,. . économiste, parce qu'il passe pour etre bon philosophe allemand. En Allemagne, il a le droit d'être mauvais philosophe, parce qu'il passe pour être économiste français des plus forts. Nous, en notre qualité d'Allemand et d'économiste à la fois, nous avons voulu protester contre cette double erreur. » Quel est l'économiste allemand qui porte sur Proudhon ce jugement d'une ironie si dédaigneuse? Est-ce un défenseur de la propriété? Non, c'est Karl Marx lui-même, dans un petit livre publié en 1847 sous le titre de Misère de la Philosophie 1 , en réponse à la Philosophiede la Misère ou Système des Contradictionséconomiques de Proudhon. Karl Marx ne l'avait pas toujours jugé aussi sévèrement. Pendant le séjour qu'il fit en France en 1844, il entra en relations suivies avec Proudhon, et tous deux passaient souvent les nuits en discussions sur des sujets économiques ou philoso- ~hiques; c'est ainsi que Marx commença à initter Proudhon aux mystères de l'hégélianisme. A cette époque, Proudhon n'avait encore publié, en fait d'œuvre importante, que son écrit Qu'est-ce que la Propriété? dont Marx disait alors : « Proudhon soumet la base de l'économie politique, la Propriété, à un examen critique, et c'est vraiment le premier examen décisif, rigoureux et scientifique qui en ait été fait. C'est là un grand progrès scientifique qui révolutionne l'économie politique et permet, pour la première fois, d'en faire une véritable science. L'écrit de Proudhon Qu'est-ce que la Propriété? a la même importance pour l'économie politique moderne que celui de Sieyès Qu'est-ce que le Ti·ers-Etat? pour la politique moderne 2 • » Et pourtant celui qui écrivait ces 1. Avant-propos. Le livre a paru en français, et n'a ~t~ ~dit~ en allemand qu'en 1885 (Das Elend der Philosophie). 2. Karl Marx : Die heilige Familie oder Kritik der kritischen Kritik (1845), p. 36 ; cit~ par Georg Adler : Die Grundlagen ckr Karl Marx 'schen Kritik der bestehenden Volkswirthschaft, pp. 190-91. Biblioteca Gino Bianco lignes devait dire plus tard, en parlant du même ouvrage : « Dans une histoire rigoureusement scientifique de l'économie politique, cet écrit serait à peine digne d'être mentionné 3 • » Que s'était-il donc produit dans l'intervalle? Rien que le développement normal d'un antagonisme latent au début. Une étincelle devait suffire pour le faire éclater : ce fut la publication des Contradictions économiques en 1846. Proudhon annonça à Marx la publication de son nouvel ouvrage dans une lettre très étendue où, à la suite de quelques critiques discrètes à l'adresse de son correspondant, il lui disait : « J'attends votre férule critique 4 • » « Celle-ci, raconte Marx avec beaucoup d'aisance, tomba bientôt sur lui de ~elle manière, que notre amitié prit fin pour tOUJOUrs 6 • » On se l'explique aisément à la lecture de la Misère de la Philosophie, ce coup de férule si rudement asséné sur les épaules de l'auteur des Contradictions. Celui-ci ne jugea pas à propos de réporulre, et se borna à dire incidemment, dans une lettre particulière adressée à M. Guillaumin, son éditeur : « J'ai reçu le libelle d'un docteur Marx, les Misères de la Philosophie. C'est un tissu de grossièretés, de calomnies, de falsifications, de plagiats 6 • » Proudhon, d'ordinaire si prompt à la riposte, préféra laisser dans l'ombre l'attaque d'un Allemand encore obscur, et l'on chercherait en vain, je crois, dans son œuvre si volumineuse, un seul passage où le nom de Marx soit prononcé. Quant à Marx, il ne désarma jamais.Quelques iours après la mort de son ancien ami, en 1865, il reprit encore une fois la férule et en joua si bien 3. L~ttre de K. M~ .au Sozialdemokrat (janv. 1865), reproduite en t!te de l'~ditlon allemande de la Misère de la Philosophie, p. XXVII. 4. Proudhon : Correspondance, t. II, p. 198. 5. Lettre de 1865 au So•ialdemokrat. 6. Proudhon : Correspondance, t. II, p. 267.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==