Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

82 manière insinuante employée pour démentir le fait que le document dit « testament de Lénine » existait bien ou qu'il avait été dissimulé. Dans le premier cas, Trotski faisait très clairement allusion au fameux « testament de Lénine » et révélait qu'il avait été lu confidentiellement à chaque délégation au XIIIe Congrès au lieu d'être examiné en séance plénière. Ce faux pas avait été corrigé dans la seconde version. A présent,« Lénine n'avait laissé aucun testament », « tous les bavardages concernant un " testament tenu secret ou méconnu " n'étaient que d'ignobles mensonges opposés à la volonté réelle de Lénine et aux intérêts du parti créé par lui)). Quant aux lettres laissées par Lénine, il apparaissait maintenant aussi qu'elles avaient été - oh ! c'était très simple - « toutes portées à la connaissance des délégués aux XIIe et XIIIe Congrès et qu'elles avaient, d'ailleurs, influencé les décisions du Parti )). Ces modifications, ajoutées à d'autres aussi importantes, rendaient plausible l'idée qu'il y avait eu bataille autour de ce démenti et que Trotski, après avoir offert quelque résistance, s'était trouvé acculé au mur. Nous apprîmes plus tard que les choses s'étaient bien passées ainsi, et à Moscou, bien entendu. Le parti communiste français n'avait fait qu'« en remettre un peu)) sur l'ordre du Kremlin. Boris Souvarine fut informé par « l'un des amis les plus proches de Trotski)) qu'à son arrivée à Moscou mon livre avait été traduit d'urgence en russe et qu'un comité (composé de Staline, Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Trotski et Tomski) avait été constitué pour mettre au point la réponse que ferait Trotski. Celui-ci, rapportait l'ami en question,« s'était battu contre eux, pied à pied, de bout en bout )). Ces miettes de consolation me parvinrent six mois plus tard, en janvier 1926, alors que je m'étais rendu à la Bibliothèque nationale pour travailler à mon Marx and Lenin. En rapportant ces nouvelles à Eliena. je lui écrivis ceci : « Je suis convaincu d'une chose, c'est que la lecture de mon livre - et leurs efforts pour y répondre - aura été_fort ·salutaire à ces types-là. » Avec le temps, mes blessures s'étaient cicatrisées, mais à Moscou, dans !'Opposition - ou p~rmi ceux chez qui la religion marxiste n'avait pas effacé toute trace de sens moral, - persistait un malaise difficile à guérir. William Reswick, alors correspondant de l'Associated Press en Russie, a décrit dans son livre J Dreamt Revolu- . tion la sensation que le mien produisit à Moscou. Des exemplaires, « introduits en fraude, avaient circulé de main en main)). Partout, Reswick avait entendu les gens parler de ce que j'avais révélé, à savoir que Lénine, dans son « testament )>, avait exigé que Staline fût écarté du poste de secrétaire. On discutait aussi du « démenti opposé par Trotski à cette vérité, laquelle depuis plus de deux ans était connue non seulement dans les hautes sphères du Parti, mais encore dans maint foyer moscovite». Le démenti de Trotski, selon Reswick, « lui avait fait perdre plus d'un ami et BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL lui avait valu plus d'un ennemi nouveau ». Le même correspondant citait une remarque de Enoukidzé, le plus humain des partisans de Staline, qui, pour minimiser l'acte de Trotski, faisait remarquer que celui-ci n'était pas le seul à subordonner la vérité à la discipline du Parti. Kroupskaïa en avait fait autant. « Mais Kroupskaïa, ajoutait Enoukidzé, n'est pas une idole, tandis que Trotski en est - ou en était - une. Une idole ne doit jamais descendre de son piédestal. » Certes, un chef politique ne peut se permettre d'agir comme Trotski l'avait fait. Même si je n'avais pas consulté Racovski et si j'étais aussi politiquement irresponsable que Trotski l'imaginait, ce dernier aurait été mieux inspiré de défendre sa position en s'en tenant aux faits, quitte à laisser Staline l'expulser du Parti, si toutefois Staline en avait eu le pouvoir. Sommaire ou maladroit, mon livre n'eût probablement pas plongé ces héros de la discipline de parti dans une situation aussi pénible. Mais, apparemment, c'était un assez bon livre 3 • Comme l'avait montré l'enthousiasme imprudent de Racovski, je disais précisément ce que, dans le tréfonds de leur pensée, tous ces gens aspiraient à entendre. J'appris, longtemps après, que beaucoup d'entre eux brûlaient du désir de m'envoyer un mot pour me rassurer ou m'exprimer leur confiance.Mais, à ce moment-là, c'était impossible. J'étais un intouchable. Pour ces personnes, j'étais comme de la dynamite. Olga, sœur de Trotski et femme de Kamenev, eut un geste touchant pour me faire parvenir quelque signe du sentiment général : elle m'adressa, dans une minuscule enveloppe, sa carte de visite; ce fut tout ce qu'elle osa faire. Il me reste d'émouvantes reliques de ces tristes jours: c'est la masse de lettres que j'adressai à diverses publications en France, en Angleterre et en Amérique en réponse aux démentis, impossibles à réfuter directement, qui émanaient du Kremlin et des fonctionnaires communistes de tous les pays. Empilées, ces lettres formeraient presque le manuscrit d'un nouveau livre. Quelle perte d'énergie et de matière grise! Je dois reconnaître avec gratitude que nombre de publications, notamment la Révolution prolétarienne à Paris, 3. On m'excusera de sauter un quart de siècle pour citer une phrase de Leonard Schapiro dans son excellent The Communist Party of the Soviet Union publié en 1959. Dans Since Lenin died, écrit Shapiro, je n'avais « pas seulement reproduit correctement de longs extraits du " testament ", j'avais également donné un compte rendu fidèle (comme nous le savons maintenant) des conflits politiques qui avaient suivi la mort de Lénine ». La seule erreur que je désire corriger dans mon livre, c'est l'affirmation pal laquelle, sans fondement, j'attribue à Lénine le programme de la « Démocratie ouvrière » que Trotski et ses amis défendaient. Je n'avais pas lu, alors, le compte rendu du xe Congrès du Parti en 1921, où ce programme avait été adopté sur les instances de Boukharine. Comme je le faisais remarquer au chapitre 61, la pensée de Lénine, sous l'influence de conditions qui prévalaient à l'époque, s'était orientée dans une direction opposée.

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