DESTINÉES D'ÉCRIV AJNS par Ivanov-Razoutnnik Une répétition générale à Moscou LB MOT spirituel et mordant d'Alexandre Herzen sur l'échelle bureaucratique à l'époque de Nicolas 1er, échelle des maîtres qui montent, vue d'en bas, et de valets qui descendent, vue d'en haut, peut admirablement s'appliquer à la réalité soviétique. La servilité y a atteint, et y atteint encore, des proportions qui auraient stupéfié Herzen si on lui avait dit ce qu'il adviendrait de la société russe cent ans après ses paroles prophétiques. Cette servilité déferle en un large flot des sommets jusqu'aux bas-fonds. Les exemples foisonnent : en tant que témoin oculaire, j'en veux rapporter un, le plus pittoresque et le plus éclatant qu'il m'ait été donné de connaître tout au long de ma vie au paradis soviétique. Qu'Alexis N. Tolstoï soit un écrivain de talent, cela est incontestable (il a « la tripe talentueuse », comme disait de lui Fédor Sologoub). Que parmi ses nombreuses œuvres les trois quarts soient de la pacotille, il l'avoue franchement lui-même en privé. Qu'il soit un champion de la servilité, son activité littéraire en témoigne, cette activité qui ne fait honneur ni à son intelligence ni à son talent. Mais ici je veux parler non de son côté faible, mais de son côté fort, d'une œuvre authentique, Pierre [•", et raconter comment, même dans le domaine de la création, la servilité peut s'épanouir. Deux mots sur le roman même, ou plutôt sur un épisode caractéristique qui s'y rattache et que je tiens de source sdre. Lorsque le professeur S. F. Platonov1 , académicien, était incarcéré à la 1. S. F. Platonov, lminent historien, professeur à l'Univenit~ de Pltrograd, emprisonn~ sous le régime soviétique 18111 inculpation connue, puis dlporté par dkision policière, mort en d~portation à Samara. Son Hi1toir, d, la Ruine, de, Mi1ine1 à 1918, existe en traduction française (Payot, Paris 1929). De meme l'historien B. Tari~ fut arreté et déporté au Turkestan, mais inexplicablement remis en libertl aprh plusieurs ann~es de dltention arbitraire. Les • historiensBiblioteca Gino Bianco III prison préventive de Léningrad, rue Chpalernaïa, son « affaire » était instruite par Lazare Kogan. Celui-ci proposa un jour à son «client» d'emporter dans sa cellule le premier volume de Pierre [•r (Platonov ne l'avait pas encore lu) et d'en faire, « à ses moments perdus », un compte rendu «au point de vue historique ». Quinze jours plus tard, Platonov remit au juge d'instruction un long manuscrit de quatre-vingts pages où le Pierre['" d'Alexis Tolstoï était analysé à un point de vue historique. Dans le premier volume de ce roman, Platonov n'avait pas relevé moins de mille entorses, petites et grandes, à la vérité historique. Certes, un roman n'est pas une œuvre d'histoire, mais le fait n'en est pas moins caractéristiq~e. ,Je le tiens de Lazare Kogan en personne, qw m en fit part quelques années plus tard, quand son « c~ent » n'était plus Platonov (déjà mort en déportation à Samara), mais moi-même. Il serait intéressant de savoir ce qu'est devenu ce manuscrit de Platonov, qui était propriété de Lazare Kogan lorsque ce dernier fut fusillé, au temps de léjov, en 1937... Mais de tout cela je ne parle qu'en passant; j'en viens au roman d'Alexis Tolstoï pro_prement dit, ou, plus exactement, à l'adaptation que l'auteur en fit pour la scène et qui fut jouée à Léningrad et à Moscou. D'ailleurs, il faut parler non d'une adaptation mais d'adaptations, car il y en eut trois, et chaque fois l'auteur descendait plus bas dans l'échelle de la servilité, s'élevant du même coup dans la hiérarchie des maîtres. Je ne m'arrêterai qu'à la dernière scène de la pièce. Dans la première version, cette scène représentait la mort de Pierre le Grand. Le tsar est à l'agonie ; au-dehors, c'est la tempête sur la Néva ; marxistes» n'ont pas étl mieux traitls. M. N. Pokrovski, • le plus grand historien-marxiste non seulement en U.R.S.S., mais dans le monde entier • ( Encyclop,di, soviitique), est mort avant de tomber en dlfaveur, mais son urne funéraire fut enlevée de la· nkropole du Kremlin, ses œuvres furent proscrites et son • kole • a ~tl littéralement exterminée. Les autres historiens marxistes) V. Nevski, D. Riazanov, V. Volauine, G. Friedland, G. Sti~klov et autres furent • liquid~a • de la meme mani~re. - N.d.l.R.
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