Le Contrat Social - anno IX - n. 1 - gen.-feb. 1965

revue historique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - JANV .-FÉV. 196S Vol. IX, N° 1 B. SOUVARINE ............ . LÉON EMERY ............ . E. DELIM..ARS............. . IVANOV-RAZOUMNIK ..... . Dépersonnalisation du pouvoir soviétique L'opinion publique et l'art de s'en servir Déstalinisation d'lvan le Terrible Destinées ~écrivains (Ill) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE ANTHONY SYLVESTER .... Dans la province russe DÉBATS ET RECHERCHES SIDNEY HOOK • • • • • • • • • • • • Hegel penseur libéral ? PAGES OUBLIÉES L'Association Internationale des Travailleurs QUELQUES LIVRES ANTOINE DE BASTARD : Le despotisme oriental Comptes rendus par B. SoUVARINE, LUCIEN LAURAT, MICHEL COLLINET CHRONIQUE Salmigondis à l'italienne . L'Observatoire des deux Mondes INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MAI-JUIN 1964 B. Souvari ne En un combat douteux Léon Emery Le communisme et les grandesreligions Meyer Schapi ro Sur la politiquede Max Weber Victor S. Frank Le citoyen soviétique et la question chinoise Robert V. Daniels Lemonolitheétait-il monolithique ? E. Delimars Labiologieen liberté surveillée Lucien Laurat Unsiècle après le « Capital » Chronique Lesmalheursde Clio SEPT.-OCT. 1964 B. Souvarine Exit Khrouchtchev L'annoncefaite à Mao Grégoire Aronson Bolchéviks et menchéviks lvanov-Razoumni k Destinées d'écrivains (I) ln memoriam N. V. Volski·(Valentinov) N. Valenfinov Charlatanismestatistique Robert Barendsen L'enseignementen Chinecommuniste. K. Papaioannou Le mythe de la dialectique (I) JUILLET-AOUT 1964 B. Souvarine Le désarroi communiste Lydia Dan Boukharine,Dan et Staline F. Sternberg Entretiens avec Trotski A. Brumberg A proposd'un anniversaire N. lasny L'agriculturesoviétiquedix ans aprèsStaline Laszlo Ti kos Renaissancelittéraire en Hongrie Yves Lévy Quand la Francedécouvrait l'Amérique Documents Les communistes et la Résistance · NOV.-DÉC. 1964 B. Souvarine A l'Est, rien de nouveau Bel'.'tramD. Wolfe Un siècle de « marxisme J> Yves Lévy Un soldat dans la politique lvanov-Razoumnik _Destinéesd'écrivains (Il) Jerry F. Hough Khrouchtchevaux champs D. P. Hammer Chez les étudiants de Moscou K. Papaioannou Le mythe de la dialectique (Il) f Chronique Mœurs des diurnales Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7• Le numéro : 4 F Bi·blioteca Gino Bianco

kCOMRIJ] ,,.,,,~ l,istorÎIJIU d critif1te Jes /11its d Jes iJüs JANV.-FÉV. 1965 - VOL. IX, N° 1 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . DÉPERSONNALISATION DU POUVOIR SOVIÉTIQUE. 1 Léon Emery......... L'OPINION PUBLIQUE ET L'ART DE S'EN SERVIR. 4 E. Delimars......... DÉSTALINISATION D'IVAN LE TERRIBLE........... 9 lvanov-Razoumnik . . . DESTINÉES D'ÉCRIVAINS (111•). • . • . . . • . . . . . . . . . . . . . 21 L'Expérience communiste Anthony Sylvester. . . . DANS LA PROVINCE RUSSE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 Débats et recherches Sidney Hook . . . . . . . . HEGEL PENSEUR LIBÉRAL ? • . . • . . . . . . • . . . . • • . . • . • . 35 Pages oubliées L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS. . . . . . . . . . . . . . . . . . 42 Quelques livres Antoine de Bastard . . LE DESPOTISME'ORIENTAL . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 B. Souvarine . . . . . . . . THE. TROTSKYPAPE.RS,1917-1922 .... ~....................... 52 Lucien Laurat . . . . . . . TERRORISME.E.T COMMUNISME.(L'ANTI-KAUTSKY), de L~ON TROTSKY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • 53 Michel Collinet . . . . . . HISTOIRED. USAINT-SIMONISME., de S~BASTIENCHARL~TY...... 54 Chronique SALMIGONDIS A L'ITALIENNE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 L'Obaeruatoire des deux Mondes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58 Corr•pondance. Llvr• reçu, Biblioteca Gino Bianco

\ DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humai nes Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 49 : Janvier-Mars 1965 SOMMAIRE Colin Clark . . . . . . . . . . . . . . Les problèmes politiques et économiques de la Chine communiste. Charles Kerényi . . . . . . . . . . Mythe et technique. Henry Steele Commager . . . La recherche du bonheur. Liou Kia-Hway ...... ! . . . . Le mouvement du raisonnement chinois. Lasz/o Viraghati . . . . . . . . . . La théorie du deuxième Etat. Chronique GeorgesMounin . . . . . . . . . . Les structures sémantiques. Correspondance Claude Cahen . . . . . . . . . . . . Lettre à Anouar Abdel-Malek. RÉDACTIONET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Paris-168 (TRO 82-21) Revuetrimestrielleparaissant en quatre langues : anglais,arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin,Paris-78 Les abonnements ont souscritsauprèsde cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F Tarif d'abonnement : France : 20 F ; ~tranger : 25,50 F Bi·blioteca Gino Bianco 'v

revue l,i1tori'lue et critique Jes faits et Jes iJées Janv.-Fév. 1965 Vol. IX, N° 1 DÉPERSONNALISATION DU POUVOIR SOVIÉTIQ!IE par B. Souvarine CE QUI CHANGE et ce qui ne change pas, ou ne change qu'imperceptiblement dans la vie soviétique, le régime, la politique et l'idéologie, ne se laisse pas définir en paroles bien précises ou intelligibles dans un sens univoque. L'éviction de Khrouchtchev n'a rien changé à la politique ni à l'idéologie formulées depuis la mort de Staline par trois congrès du Parti et deux assemblées communistes internationales, ni au régime . dans son ensemble tel que les populations le subissent, mais pourtant un cei:tain changement dans les hautes sphères du pouvoir se dessine, qui doit retenir l'attention. Non pas qu'il soit justifié de voir à Moscou une « nouvelle équipe » dirigeante comme tant de commentateurs occidentaux le racontent : le présidium et le secrétariat du Parti, qui sont le pouvoir soviétique, n'ont perdu et remplacé depuis octobre dernier qu'un seul de leurs membres ; de même le Conseil des ministres, organe exécutif de ce pouvoir. On ne saura qu'après le prochain congrès du Parti si le renouvellement du Comité central va indiquer une tendance significative. Les quelques mutations gouvernementales intervenueg après Khrouchtchev n'excèdent pas en nombre ni en nature celles que l'on constatait antérieurement dans des périodes correspondantes. Le point notable, auquel notre précédent article a déjà fait allusion, c'est la relative dépersonnalisation du pouvoir, dont il serait prématuré de dire si le phénomène est temporaire ou durable. L'émersion de Khrouchtchev parmi l'entourage de Staline quand celui-ci quitta la scène déjoua toutes les prévisions des pronostiqueurs, qui ne soupçonnaient rien de ses capacités ni des rarports personnels dans l'état-major du Parti. Elles expliquait après coup par la révélation du tempérament et des talents mineurs du personnage, nécessairement dissimulés sous Staline; mais que ce personnage sans envergure intellectuelle 11t pu acquérir Biblioteca Gino Bianco ' ensuite une envergure politique de telle importance, cela ne s'expliquerait pas sans la confiance qu'il inspirait à ses collègues, ni sans le pli de servitude dont souffrent de longue date les peuples de l'ancienne Russie et sans le pli de servilité qui afflige la bureaucratie indigène. « Le peuple continue d'attendre un barine », écrivait Maxime Gorki déçu par la tournure que prenait la révolution, cependant que de son côté la presse « bourgeoise », dans sa vulgarité, veut à tout prix une vedette, en politique comme au théâtre, quitte à l'inventer bruyamment quand elle manque. Khrouchtchev a donc bénéficié de circonstances propres à l'ériger indûment en éminence et à faire illusion sur son compte, en sorte que son exhibition permanente éclipsât les réalités de la direction collective. Mais que s'effacent les apparences, et les réalités s'imposent. Si le rôle personnel de Khrouchtchev semblait contredire le fait d'une direction collective, c'est qu'une fois de plus l'imprécision et l'obscurité du langage, en dehors des sciences exactes, trahissent l'expression de la pensée. Il n'existe pas de vocabulaire vraiment approprié aux notions politiques en général, soviétiques en particulier, ne serait-ce que le mot « soviet » et ses dérivés, pour commencer : car du Soviet suprême au moindre soviet local, il ne s'agit que de fonctionnaires aux ordres, non de conseils élus et délibératifs. Aucun dictionnaire ne prévoit qu'un « secrétaire », individu préposé par définition aux écritures et à des tâches subalternes, ait le droit d'envoyer à la torture et à la mort des millions de victimes : on a vu pourtant un secrétaire de cette sorte, que ne mentionnaient pas la Constitution « soviétique » ni les statuts du Parti. Dans le monde communiste, le «parti» n'a rien de commun avec un parti politique dans la véritable acception du terme. Le « centralisme démocratique» des bolchéviks est l'antithèse de toute espèce de démocratie. La « dictature du pro-

2 létariat »consiste en la pire exploitation de l'homme · par l'homme et en oppression éhontée du prolétariat par les parvenus de la nouvelle classe dominante. Le «réalisme socialiste» désigne quelque chose de bourgeois et d'irréel. Et ainsi de suite. Il n'est donc pas singulier que la direction collective à Moscou ne ressemble guère à l'idée que s'en font les profanes. Elle existe pourtant à sa manière, indéfinissable en termes rationnels. Personne ne dispose d'une règle à calculer la part personnelle de Khrouchtchev dans les décisions collectives d'hier et la part de ses collègues, voire celle des services compétents dont le Premier secrétaire se faisait le porte-parole en public, mais cela ne tire pas tellement à conséquence. Il y eut sans nul doute des cas où Khrouchtchev prenait des initiatives, ensuite entérinées par ses pairs, d'autres où il devenait l'interprète de résolutions prises à la majorité au Présidium, même contre son avis, mais pour l'essentiel il a été nécessairement pendant une dizaine d'années l'expression du Parti omnipotent, étant entendu que ce parti est comme une armée obéissant à des supérieurs hiérarchiques de la base au sommet, lequel se recrute par cooptation. Il y eut des cas aussi où Khrouchtchev, grisé par le vin du pouvoir, a dû abuser de ses titres et fonctions, se croyant assuré du soutien final de sa majorité fidèle au Comité central. D'ailleurs il ne se trompait pas sur ce point, comme le prouve la conspiration ourdie pour le déposséder du Secrétariat. Il ne s'est trompé pour une fois que par excès de confiance en la loyauté du petit cercle dirigeant à son égard. En effet de multiples indices ont montré qu'il a fallu mettre un Comité central sélectionné devant le fait presque accompli pour mener l'opération à coup sûr : un bon nombre de ses membres étaient absents, les uns envoyés en mission, d'autres non convoqués, quand la direction du Parti profita du congé de Khrouchtchev pour le destituer. Alors que le Secrétariat réunissait naguère un Comité central démesurément« élargi» pour y submerger le noyau principal des dirigeants, ceux-ci ont eu besoin d'un Comité central quelque peu« rétréci» pour simuler la démission exigée en haut lieu. Une analyse minutieuse et probante des circonstances de cet événement, avec pointage des présences et des absences à l'appui, publiée par l'Institut pour l'étude de l'U.R.S.S.1, confirme sous ce rapport les hypothèses de nos précédents articles traitant du même sujet dans le Contrat social. Devant un Comité central régulièrement rassemblé en séance plénière à une date fixée d'avance, Khrouchtchev aurait eu toute chance de se tirer d'embarras, cela ressort des précautio.ns pi;ises pour le coincer par surprise. Singulière direction collective, certes, que celle où intervient un~ décision majeure au mépris de délibérations normales, 1. « The Technique of the Palace Revolution », par Piotr Kroujine, dans le Bulletin de cet Institut, n° 12, de décembre 1964, Munich. Biblioteca Gino Bianco LB CONTRAT SOCIAL mais de même qu'il y a fagot et fagot, il y a direc- ·tion collective et direction collective. Celle du Kremlin s'accommod~ volontiers des pires entorses à la règle du jeu ; mais personne ne propose d'accorder un prix de vertu à ses membres. Après le discours secret de Khrouchtchev au xx.e Congrès de son parti, l'inadéquation du langage a inspiré entre autres le vocable de «déstalinisation » qui, pris à la lettre, devient gros d'illusions et de malentendus. 11 faudrait évidemment l'entendre dans un sens très relatif et avec bien des réserves implicites, sans perdre de vue ce qui se perpétue de stalinisme sous l'enseigne trompeuse du marxisme-léninisme. Nul ne songe à nier que la cessationdes.tueriesà tout bout de champ et des déportations en masse ou individuelles à tout propos ne soit un progrès par rapport aux pratiques courantes de Staline ; cela n'empêche nullement un stalinisme invétéré de subsister sous la déstalinisation prudemment mesurée des épigones. Le mensonge qui sature tout ce qui est soviétique et tout ce qui se réclame du marxismeléninisme prolonge incontestablement le stalinisme. Egalement le renvoi de Khrouchtchev à l'improviste et à l'insu du public, à l'insu même du Parti, sans motivation plausible post factum, sans considération non plus de l'effet produit à l' extérieur. Egalement la saisie récente du premier tome de la nouvelle et définitive Histoire du Parti ·en six volumes, fraîchement sorti des presses en octobre, et simplement parce que le nom de Khrou- .chtchev y figure dans la préface. Quantité d'exem- _ples de ce genre attesteraient que stalinisme et déstalinisation coexistent en dépit de la sémantique. LA DIRECTION COLLECTIVE ou collégialetelle que les con1munistesla conçoivent n'exclut pas les mauvais coups entre individus qui la composent si «l'intérêt du Parti» l'exige, c'est-à-dire l'intérêt selon ceux qui ont les moyens de prétendre l'incarner. Jusqu'à ces derniers temps, elle n'était pas jugée incompatible avec. la prééminence abusiye ·-du Premier secrétaire vers qui montait l'encens des éloges et des flatteries de plus en plus enivrant pour le destinataire, lequel. n'en répudiait pas moins le «culte de la per~onnalité », s~uf de ia .sienne, autre inconséquence du vocabulaire. Illustration frappante de cet état des choses, le tout récent recueil moscovite d' «aphorismes, pensées, maximes, paroles mémorables » où .des phrases banales de Khrouchtchev sur n'importe quel thème figurent aussitôt après des citations de Marx, ·d'Engels et de Lénine, bien avant celles de Shakespeare, de Gœthe et de Tolstoï 2 • L'opuscule que mentionnait l'article «Exit Khrouchtchev » dans notre avant-dernier numéro de la présente revue, 2. Oumnoié Slovo. (Moscou), Moskovski rabotchi, 1964, 336 pp.

B. SOUV ARINE opuscule édité à la gloire de Khrouchtchev trois mois avant sa «démission », bourré d'hommages dithyrambiques et de louanges délirantes, comporte les noms de Brejnev, de Mikoïan, de Souslov, de Kossyguine parmi les apologistes, les noms de tous les acteurs du mélodrame dont le héros est sorti déchu et pitoyable : seul manque celui de Kozlov 3 • On pourrait accumuler une longue série de manifestations du «culte » de la deuxième « personnalité » issue de la puissance des ténèbres soviétiques. S'ensuit-il que la direction collective soit une vue de l'esprit ou une illusion d'optique· à distance? L'incompatibilité n'est soutenable qu'en transposant sur le plan communiste actuel une logique de pure forme élaborée dans un autre monde. Du vivant de Lénine, le Parti et l'Etat ont eu réellement une direction collective, laquelle a continué en se transformant au cours des années où Staline a patiemment éliminé, puis assassiné, tous les communistes éventuellement capables de faire obstacle à son ambition personnelle et à son entente avec Hitler. Il n'est pas vrai que Lénine ait jamais joui d'un pouvoir exclusif ni que Staline en ait hérité ; il faut ignorer l'histoire de ce parti «à nul autre pareil» pour le prétendre. A travers maintes vicissitudes, l'équipe dirigeante n'a été « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre », reconduisant un noyau stable qui conserveet transmet des caractéristiques essentielles, mixture de dogmatisme et d'opportunisme étrangère aux idées reçues de droite et de gauche, de libéralisme et d'intransigeance, dont se nourrissent tant de politiciens, de diplomates et de publicistes des deux côtés de l'Atlantique. La vérité se lit, persuasive, remarquablement argumentée, dans un article de Jean Vineuil,« Les hommes de Moscou» (Preuves, n° 167, de janvier), qui mériterait la plus large audience. «Alternance et diversité des individus, permanence et unité de groupe : avec les années, l'impression se fortifie qu'à Moscou les hommes changent, mais le Parti reste, et qu'en fin de compte tous ces visages d'hommes au balcon de l'histoire, c'est toujours un seul et même visage, celui du Parti», écrit Jean Vineuil. «Le pouvoir n'a de comptes à rendre qu'à lui-même », poursuit-il, et « la collégialitédu pouvoir n'est l'as un vain mot ». Par conséquent,« il serait sage( ...) de ne pas oublier que les décisions se forgent dans un cercle extrêmement restreint et pratiquement libre d'opérer dans le secret les manœuvres les plus brutales et, en raison de leurs apparentes contradictions avec la réalité ambiante, les plus surprenantes ». 3. Pour concerter le petit complot qui mit fin à la carri~re de Khrouchtchev, il fallait un coordinateur sOr des affidés : plusieurs sources s&-icuses désignent Kozlov comme ayant assumé ce r61e, de sa retraite de malade où il recevait des viaitet non 1uapcctes. Cela n'a rien d'invraisemblable, encore que nul ne pui11e en r~ondre actuellement avec certitude, et vaut bien la version imaginée par des journalistesprivés d'information qui attribuent à Souslov l'action majeure dana çene affaire obscure. Biblioteca Gino Bianco 3 De manières différentes, Staline et Khrouchtchev ont tranché sur la grisaille du PolitburoPrésidium, l'un par la cruauté, l'autre par le bagout, mais le niveau intellectuel et moral comme l' étroitesse du credo politique de l'équipe dirigeante depuis l'extermination des opposants sont des données constantes pour longtemps encore. Une intense propagande charlatanesque a monstrueusement grandi la taille apparente d'un Staline, la presse bourgeoise a démesurément exagéré l'envergure d'un Khrouchtchev comme elle s'efforce, en pure perte jusqu'à présent, de rendre intéressants Brejnev et Kossyguine : cela ne sert qu'à égarer l'opinion publique et à désorienter les leaders politiques dans les pays que le despotisme oriental ne renonce pas à conquérir de l'intérieur. Il est ridicule de prendre pour des marxistes accessibles aux sermons christiano-démocratiques les parvenus du stalinisme dont tout le bagage doctrinal se résume en résumés de résumés mal digérés par les auteurs de leur catéchisme. Ces primaires endurcis au pouvoir n'évoluent que lentement sous la pression de circonstances indépendantes de leur volonté, et des forces sociales engendrées par les exigences de l'économie et de la technique en croissance. Beaucoup de temps doit s'écouler avant que n'apparaissent au premier plan, à Moscou, des individus capables de se soustraire aux dogmes en vigueur et de mériter l'appellation flatteuse de révisionnistes. Aussi l'attitude des hommes publics qui, en Occident, ont presque pris le deuil en apprenant l'infortune de Khrouchtchev est-elle aussi dérisoire que grotesque. A la vérité, il ne s'agissait là que d'une péripétie mineure sans influence sur le cours de l'histoire, mais d'une péripétie plutôt heureuse en ce sens qu'elle contribue à la dépersonnalisation du pouvoir soviétique, donc au progrès de la conscience civique dans les jeunes générations que le pseudo-culte de la personnalité abrutirait, comme ont été abruties les générations vieillissantes, si rien n'était intervenu pour interrompre cette forme captieuse d'obscurantisme. Après le discrédit dont Staline est frappé et la déconsidération qui atteint Khrouchtchev, il ne sera pas facile en pays soviétique de faire passer Brejnev pour un aigle, si puissante que soit la machine communiste à façonner les âmes crédules. Les mornes fonctionnaires du Kremlin qui ont gravi peu à peu tous les degrés de l'échelle étatique pour arriver jusqu'au sommet, à force de soumission et d'entregent, n'apportent rien d'original, que l'on sache, promettant d'influer sur les perspectives dont l'humanité s'inquiète. Au lieu de se demander uniquement et constamment ce que prépare sans cesse un ennemi implacable, les « ~rinces qui nous gouvernent »feraient doncmieux d imaginer ce qu'ils pourraient faire eux-mêmes pour dépasser leur position précaire de défense passive. B. SouvAJUNE.

L'OPINION PUBLIQUE ET L'ART DE S'EN SERVIR fr par Léon E1n~ry L'OPINION est un jugement sommaire, improvisé, arbitraire, dont personne, à commencer par celui ·qui l'émet, ne peut connaître la raison ou les raisons. Néanmoins, il a le plus souvent une force notable dès qu'on en fait un critère de sa dignité et qu'on se sent engagé à le défendre. En ce sens, l'opinion est cause de disputes sans fin ; elle engendre la passion et se soutient par elle. Dans ces conditions, on s'explique l'habituel verdict des moralistes, qui font de l'opinion un élément versatile par excellence, un principe de confusion, une sorte de flot ou de vague que brassent tous les vents. Mais parler ainsi, c'est voir les choses d'une manière plutôt superficielle, c'est mettre en relief les manifestations individuelles du phéno111ène t sous-estimer ce qui importe le plus, c'est-à-dire sa signification collective ou sociologique. D'abord, il est bien évident que l'opinion est vivante parce qu'elle se communique et s'avère aisément contagieuse, même en dehors de toute justification positive ou logique. Elle acquiert ainsi la singulière autorité des on-dit portés par des courants dont nul ne saurait discerner l'origine; elle devient la rumeur, cette Rumeur que Shakespeare n'oublie pas de mettre en scène dans l'un de ses drames historiques pour en personnifier admîrablement la puissance. De la masse des opinions particulières et du fait même qu'elles s'entrechoquent constamment résulte _un amalgame qui tend à s'ordonner et _à se déverser dans une direction unique. Ce n'est pas. tout : les opinions, l'opinion collective qui en naît, sont chaque jour suscitées par l'événement et appartiennent au présent, mais elles s'organisent aussi dans le courant du temps, se nourrissent de souvenirs, de traditions plus ou moins légendaires, d'anticipations plus ou mo·ins chimériques. L'effet cumulatif ne cesse de croître au point que la personnalité tout entière s'engage en la plus aveugle des opinions et lui confère ce qu'on appelle à juste titre l'opiniâtreté, donc la persistance et la fausse évidence. Biblioteca Gino Bianco ... , La conscience humaine en est tellement imprégnée que Platon lui-même reconnaît la valeur de ce qu'il ne craint pas de nommer l'opinion vraie, bilan d'une expérience commune prolongée pendant nombre de générations et traduite en des conclusions intuitives. De nos jours, Jung a mis en pleine lumière l'intervention, souvent décisive et parfois déroutante, du subconscient collectif qui diffère peu de l'opinion vraie admise par Platon en tant que mode inférieur, mais utile • pourtant, de la connaissance, et qui nous parle en des représentations symboliques, en des archétypes à quoi se rapportent nos pensées les plus dynamiques. Cela posé, comment douter que l'opinion publique ou collective, partiellement héréditaire, soit un de ces fleuves obscurs qui parcourent le corps social et dans une certaine mesure commandent ses réactions, ses impulsions, ses rythmes existentiels ? Si la politique implique une sociologie, une analyse des causes et des ressorts, il paraît donc très nécessaire d'étudier l'opinion, d'en mesurer la force et l'orientation, puis surtout d'apprendre à la diriger, à la manœuvrer, ·tout en ·se flattant de l'éclairer; il y a là tout un art qui peut aller de l'habileté légitime à la tromperie la plus cynique et dont on s'efforce de plus en plus de faire sinon une ·science, du moins une technique mettant en œuvre, selon des méthodes très élaborées, des instruments de plus· en plus puissants. Cela d'autant mieux qu'on prétend mobiliser les masses. , L'ART de manier les foules est aussi ancien que la société elle-même; toujours on en connut les recettes .principales qui ont pour but de faire vibrer les cordes dont monte le chant rauque et terrible des passions les ,Plus élémentaires, les plus proches de l'animalite, qui sont en même temps les plus communicables, les plus aisémen~

L. EMBRY transmissibles. Il s'ensuit que la peur, la colère et la fureur fournissent les .toniques du clavier psychologique, que l'homme leur ajoute l'indignation, la haine et la cruauté, que la réunion en troupe ou en troupeau, l'éloquence excitante, les formules stéréotypées, les cris, les clameurs, les gestes rituels conçus comme des feintes ou des prodromes de l'action, forment la trame d'un scénario belliqueux, d'une malédiction ou d'un engagement. Entre les cérémonies de chasse ou de guerre d'une tribu sauvage et les meetings colossaux que nous avons vu se multiplier à notre éfoque, de Nuremberg à Moscou et à Pékin, il n est pas de différence fondamentale ; les buts et les ressorts principaux sont les mêmes, ce qui est très lucidement expliqué dans Mein Kampf. Comme en bien d'autres domaines, les mutations les plus remarquables furent provoquées par des innovations mécaniques. La première fut évidemment l'apparition de la presse à imprimer, dont résulta la propagande écrite destinée à des lecteurs relativements instruits qu'on allait chercher jusque dans leur chambre, et qui pouvait recourir au silence de la clandestinité. Alors naquit la corporation des libellistes, pamphlétaires, écrivains à gages dont procède directement celledes publicistes modernes. Quelques-uns de ces spécialistes ont mérité de prendre rang dans la haute littérature, étant bien entendu que leur talent propre, qui révélait entre autres choses la puissance meurtrière du trait comique, n'était aucunement incompatible avec la perfidie, la mauvaise foi, la subordination de la vérité à l'effet pratique, la violence et la ruse qui entraînent ou égarent l'opinion du lecteur. La crise religieuse du xv1e siècle, les révolutions 4' Angleterre, de Hollande et de France ont surabondamment montré comment les discordes civiles font pulluler les folliculaires dont les uns défendent sincèrement des idées, dont les autres, plus nombreux, sont des spadassins de l'écritoire ou des aventuriers véreux. On vit ainsi ériger en idole le principe de la liberté d'opinion, mais aussi se répandre des corruptions et des fraudes dont Balzac a donné, dans l'un de ses romans prophétiques, une peinture d'une force incomparable. Sans être radicalement transformée, la situation devint bien plus complexe lorsque les presses modernes permirent de déverser chaque jour sur le public des Niagaras de papier imprimé, puis lorsque triomphèrent les plus merveilleuses, les plus redoutables machines de notre monde mdustriel, radio et télévision. En apparence ne fait que s'achever une évolution des plus rapides, car la feuille qui naguère ne sollicitait que l'attention des élites, ou du moins des minorités, prétend s'imposer aujourd'hui à la masse entière des hommes, pourvu qu'ils aient fait les premiers pas hors de la totale ignorance, la radio ne posant meme plus .Pareille condition. Il s'ensuit qu'en une production gigantesque tout ce qui pourrait ressortir à l'anciennerhétorique st progressiveBiblioteca Gino Bianco s ment dévalorisé, le rôle décisif passant à la commotion physique, à l'image et à l'effet sonore. L'énorme extension de l'industrie journalistique a supposé celle de l'éducation primaire, mais ce n'est plus nécessaire aujourd'hui, puisque la presse devient orale et cinématographique. Théoriquement, il n'est personne sur toute la surface de la terre qui ne puisse être atteint et influencé ; nous allons à grands pas vers cette limite sans pouvoir oublier que la quête de la quantité implique la dégradation corrélative de la qualité intellectuelle, le primat de la sensation pure et de l'émotion violente. Il convient cependant de préciser que si l'on a l'ambition de s'adresser aux foules et même à l'ensemble de l'humanité, ce n'est encore en bien des cas que par métaphore ou généralisation. Tant que le destinataire du message conserve la possibilité matérielle de le lire, de l'entendre ou de le voir chez lui, il n'est pas à proprement parler - même si des millions d'hommes sont en train de faire comme lui - immergé dans la vie collective au point d'en ressentir tous les effets physiques, toute la puissance enivrante. Il faudra tenir compte de cette ultime résistance de l'individu et sans doute trouver le moyen de la supprimer; c'est déjà chose faite dans certaines sociétés. * .,,. .,,. CES CONDITIONS GÉNÉRALES étant ainsi rappelées, il devient possible de jeter un coup d'œil sur les grandeurs et les misères de l'opinion publique, selon qu'elle s'exerce en des régimes libéraux ou bien sous une autorité dictatoriale. En notre Occident, et naturellement aussi en Amérique, le dogme qui fait de la liberté de la presse le symbole même de la liberté politique est un produit logique de la philosophie des Lumières; si c'est la raison qui doit gouverner, si la raison est départie virtuellement à tous les citoyens, plus effectivement à ceux qui sont « éclairés », c'est un crime du despotisme que l'intervention contre elle d'une censure étroite, aveugle et partiale. Qu'il se présente sous la forme d'un gros volume, d'un périodique ou d'un léger pamphlet, l'écrit institue chaque lecteur en tant que juge des affaires publiques et les discussions qui en peuvent naître sont plus ou moins à l'image de celles qui se déroulent dans les parlements ou même dans les conseils des princes. Ce rationalisme naïf survécut aux tempêtes qui agitèrent la fin du xv111e siècle et parut même plus sacré encore lorsque la contre-révolution voulut instituer un despotisme paternel dont la mission serait de veiller sur l'ordre moral. Pour nous en tenir à l'exemple de la France, la presse des Bertin représente à merveille, et jusque dans le titre de son principal organe, le Journal des Débats, la prétention de modeler l'écrit politique sur un discours sage et docte, chargé d'ouvrir en quelque sorte une discussion loyale et mettant la pensée des meilleurs à la disposition de tout lecteur capable de la comprendre,

6 On entend bien que cette vue de l'institution journalistique était d'ores et déjà conventionnelle, abstraite et utopique, mais enfin la réalité s'harmonisait encore assez bien avec l'âge d'or· de l'idéologie ·libérale et bourgeoise, avec l'époque des graves doctrinaires et des luttes d'éloquence en des assemblées peu différentes de l'Académie des sciences morales et politiques. Mais tout le monde sait que l'apparition de Girardin et ses audacieuses initiatives inaugurent une autre période dont les -traits caractéristiques ne cesseront plus de s'accuser en un relief parfois monstrueux. Voici venus les temps du journal à grand tirage et à-bas prix, destiné à une clientèle à peu près inculte. L'introduction du roman-feuilleton, dans le style encore très relevé d'Eugène· Sue ou d'autres fournisseurs patentés, suffit à montrer que le divertissement populaire l'emporte sur le souci de la discussion intellectuelle, même lorsqu'il se combine avec la fourniture d'une information plus ou moins frivole ou frelatée. Il est trop facile de voir vers quelles· extrémités devait conduire l'exploitation des goûts et des besoins ainsi mis au jour, dès l'instant que la presse devenait une entreprise industrielle et commerciale de vaste envergure. Le journal moderne était condamné à reconnaître ou à quémander deux alliances d'une importance très inégale : d'une part, il lui fallait se lier à une tendance· politique, à un parti, à une faction dont il servait les intrigues et les ambitions d'une manière patente ou occulte ; de l'autre, il dépendait de ressources qui n'avaient plus rien à voir avec celles de la vente visible au numéro et qui, étendant à l'infini les bonnes vieilles méthodes du mécénat ou de la subvention officielle, ne pouvaient plus provenir que de rapports étroits avec le monde capitaliste, la publicité payante n'étant que la formé la plus banale et la plus honnête de ces relations d'affaires. Les choses allèrent si vite qu'en moins d'un siècle la structure du journal, d'abord commandée par l'ambition de ressembler à un discours ou à un débat parlementaire, a été remaniée ou refondue de telle sorte que_les artifices publicitaires en ordonnent toute la disposition et toutes les apparences. Ainsi parurent, sous l'empire d'une loi génétique qui n'avait plus aucun rapport avec la philosophie libérale, ces trusts de presse gouvernés par des financiers bien plus puissants que la plupart des ministres, qui s'appelèrent Hearst, Northcliffe, Beaverbrook ou Hugenberg, pour ne citer que ces princes. 11 va sans dire que la prétention d'enseigner ou d'éduquer un public ignorant est désormais tout aussi désuète que l'idéalisme libéral et le socialisme utopique, le but véritable étant d'échauffer afin de propulser, de dicter un geste ou_ une opinion passionnelle plus que d'éveiller une pensée. La science des effets psychologiques sur la foule, fomentée puis stimulée par la propagande et la publicité, atteint aujourd'hui à une précision dont on. peut tirer des prévisions comparables, par leur relative· exactitude, à celles de la météorologie. Qu'en sera-ce maintenant qu'à Biblioteca Gino Biarico -.. , LE CONTRAT SOCIAL l'énergi~ suggestive de l'imprimé s'ajoute celle, bien supérieure,, de la radio et de la télévision, celles-ci d'ailleurs inévitablement liées à la vie des Etats et requérant par conséquent un contrôle au moins partiel? C'est en vain qu'on instaure · dans les pays démocratiques un statut de la radio chargé de sauvegarder le pluralisme des opinions et l'officielle neutralité du pouvoir dirigeant ; on ne saurait laisser à nul intérêt privé l'usage exclusif de techniques aussi redoutablement efficaces et l'on use de cette évidence pour légitimer une surveillance dont il devient bien difficile de tracer les limites. Une administration de l'opinion prend corps et, bien qu'elle s'abstienne de tout ce qui donnerait trop manifestement l'impression que le citoyen reçoit des consignes uniformes, elle crée sans même le vouloir l'alignement dans la médiocrité, la prévalence de certaines moyennes naturellement très basses, comme il en est toutes les fois que s'exerce la pesée des grands nombres. Le régime actuel n'est pas toujours, tant s'en faut, volontairement funeste, mais il ne peut s'empêcher d'être débilitant pour la pensée personnelle, et donc peu favorable à la liberté. LES PRÉDICTIONS MARXISTES ont été très généralement démenties par les faits ; cela vaut même pour la loi la plus simple et qu'on pouvait juger à peu près évidente, celle de la concentration des entreprises. On pouvait croire qu'elle s'appliquerait aisément dans le domaine des industries de presse, et c'est cependant aux Etats-Unis, modèle classique de la démocratie capitaliste, que ce phénomène fut et reste peu constatable. On n'y voit pas, comme en Angleterre et plus encore au Japon, des journaux-colosses qui paraissent chaque jour à des millions d'exemplaires, mais de nombreux quotidiens d'importance· moyenne et diversement rattachés à des situations locales ; de même, les chaînes de radio et de télévision sont multiples, comme il convient en un régime de libre concurrence. Sans doute, il ne faut pas se faire d'illusions, car nous ignorons quelles liaisons financières et politiques existent entre les groupes qui forment ou manipulent l'opinion ; il reste pourtant indubitable que cette opinion n'est pas totalement enrégimentée, qu'elle a ses tendances naturelles et ses réactions spontanées. Partout donc où le monolithisme des pensées a été nettement conçu "comme lin but et imposé dans une large mesure, il en faut chercher la cause non point en une évolution économique relevant des explications fournies par le matérialisme historique, mais en des desseins politiques à la fois arbitraires et pragmatiques, la dictature intervenant pour se consolider et se perpétuer. C'est peut-être la révolution nazie, spectaculaire et théâtrale plus- qu'aucune autre, qui se chargea de la démonstration ostensible en créant un ministère de la Propagande où l'on ne tarda pas à voir une des pièces· maîtresses- du régime; à

L. EMBRY l'anarchie antérieure succédait le règne de la vérité officielle incessamment répétée à l'exclusion de toute dissonance. On ne se contenta pas de surveiller étroitement les publications, de confier à un ministre la rédaction directe ou indirecte des éditoriaux, de faire rugir dans les haut-parleurs des voix impérieuses ; la marche en musique, les grands rassemblements, les meetings monstres entretinrent cette sensation d'omniprésence et de contact immédiat grâce à quoi la conscience descend, comme pour s'y réchauffer, dans les profondeurs de la vie élémentaire. Ainsi prenait forme et vie la doctrine selon laquelle l'individu n'est qu'un globule dans le fleuve rouge sombre du sang et de la race. Il importe toutefois de comprendre que, s'il deve: nait ainsi nécessaire de suivre un chef en qw les énergies ethniques s'élevaient jusqu'au langage clair, la solidarité physiologique n'effaçait pas toutes les nuances distinctives de l'existence personnelle. De l'appartenance à une race on ne peut pas déduire un nombre indéfini de conséquences inflexibles, et c'est pourquoi, dans l'Allemagne hitlérienne, la pensée ne perdit jamais ni toute son· élasticité ni toute son indépendance. Le système atteignit par contre son entière rigueur dans la Russie de Staline et la Chine de Mao parce que la doctrine marxiste, dogmatiquement comprise, alimente quand on le veut une scolastique à la fois rigide et englobante qui asservit la vie privée jusqu'en ses détails. Les dictateurs conçurent l'idée diaboliquement simple que l'homme ne doit jamais se retrouver seul avec sa conscience, que la moindre minute de sa journée doit l'intégrer dans un ordre actif soumis à des normes générales, la mobilisation civile et permanente devenant ainsi l'état de fait pour le peuple entier, qu'il s'agisse du travail dans les champs ou du travail à l'Université. La collectivisation forcée de la vie agricole, aujourd'hui atténuée parce que la sourde résistance des paysans s'est révélée irréductible, fut sans doute la tentative la plus oppressive qu'on ait jamais vue pour détacher l'homme de la nature et de sa nature, pour le soumettre à la mécanisation intégrale, pour le contraindre, selon la hideuse expression chinoise, à « coller à la masse », à n'être plus qu'un matériau dans une conglutination gigantesque. Les fréquentes réunions politiques, les grands défilés sous les oriflammes, ne sont que les parades majeures d'une vie communautaire plus grise en U.R.S.S., plus colorée en Chine, et les affirmations d'une volonté unanime dictée par les chefs. Cela étant, il est bien inutile de se demander quel est le sort des moyens d'expression de la pensée, politique ou non, car tout est politique et le communisme est un bloc; de l'affiche et du tract au journal, au livre, à la radio, tout est absolument « au service du peuple», c'est-à-dire propriété exclusive de l'Etat. Il est admis d'ailleurs que les chefs sont omniscients et infaillibles,ce pourquoiils abhorrenttoutrévisionnismecommeunehérésie,encore que l'expérienceles obligesouvent à révisereuxBiblioteca Gino Bianco 7 mêmes leur programme et leurs décrets ; quelque peu détendu en U.R.S.S., davantage encore dans les pays satellisés, le régime conserve force e~tière dans l'immense Chine et, par elle, prétend touJours s'imposer au monde communiste. · Cette fabrication en série et en masse de l' opinion publique, cette manière de l'utiliser comme une force motrice, un élément de la puissance nationale, seront-elles considérées par les historiens futurs comme la marque d'une période barbare, ou bien devons-nous voir dans le régime chinois la préfiguration de ce que l'avenir nous réserve ? N'oublions pas qu'en ce domaine comme en tous les autres le communisme se croit d'accord avec la ligne générale de l'évolution, donc le progrès scientifique et technique ; il idolâtre la machine et l'on se souvient que Lénine, dans une Russie ravagée et ruinée, proclamait sa foi en l'électricité puisqu'il ne lui était pas encore permis de la dédier à l'énergie atomique. L'empirisme des sociétés démocratiques et capitalistes ne fait-il qu'ébaucher la technocratie communiste, elle-même grossière et pesante mais déjà très fortement dessinée ? Impossible de nier, hélas, que se développent avec une inquiétante rapidité tous les moyens d'agir sur les cerveaux humains : extension continue de l'école, création d'une psychologie que l'on dit scientifique et qui opère sur nos sens comme sur notre imagination, qui provoque s'il lui plaît des hallucinations collectives, radio, télévision, cybernétique, tout cela atteignant un degré de perfection matérielle, d'instantanéité, d'ubiquité, de pénétration immédiate, devant quoi l'on demeure confondu. Le temps n'est plus éloigné où nous pourrons voir tous les hommes simultanément mis en transe ou en branle par les mêmes représentations, à moins qu'il ne s'agisse au contraire de représentations ennemies qui s'affrontent. Que ce soit là un problème vital pour nos sociétés, pour la liberté, pour la pensée humaine, qui en pourrait douter ? Le monde tremble devant le spectre de la guerre atomique, somme toute peu probable, mais il ne prête pas assez d'attention à d'autres périls, gros d'une très menaçante fatalité. Il doit faire face à la nécessité de nourrir les peuples misérables et de parer aux conséquences d'une formidable poussée démographique ; il doit aussi organiser la défense de notre vie nerveuse, cérébrale, intellectuelle, contre les agents de destruction, de dérèglement ou d'asservissement qui ne cessent de nous assaillir. La protection de notre corps est assurée par des millions de spécialistes dotés d'un éqwpement prodigieux, mais celle de notre pensée ne l'est pas du tout, sinon en des conditions très discutables, et il s'ensuit que, de toutes les thèses marxistes, la plus acceptable reste celle de l'aliénation, pourvu qu'on explique le péril par ceux-là mêmes qui se flattaient de le dénoncer et de l'exorciser. C'est le communisme totalitaire et scientiste qui engendre la forme parfaite de l'aliénation. Il est vrai que le choix nous reste entre deux pers-

\ 8 pectives : ou bien nous nous sentons précipités par mille forces vers ce meilleur des mondes que dépeignit l'âpre ironie d'Aldous Huxley, ou bien nous adoptons les grandioses espérances de Teilhard de Chardin et nous voulons croire que la conscience collective de l'humanité s'épanouira en tous sens, la personne gardant cependant ses droits et son rôle dans la noosphère. ' Mais en cette option capitale le pari ne serait rien s'il n'impliquait la ferme volonté de résister et d'agir. Pour demeurer au plan de la politique et de l'urgence, il faut évidemment commencer par se demander s'il existe un moyen d'arracher la propagande et l'information aussi bien à la dictature occulte des entreprises capitalistes qu'à la dictature patente des Etats : les antinomies actuelles ne peuvent être dépassées que par une organisation internationale chargée au moins d'un contrôle assidu et munie d'une presse et d'une radio de portée mondiale. A supposer qu'on fasse dans cette voie des progrès notables, on Bibtioteca Gino Bia·nco LE CONTRAT SOCIAL sera toujours au seuil du problème des problèmes, qui est celui d'une réforme efficace de l'éducation des jeunes. La sociologie d'une part, la technique des relations de l'autre, nous font rouler de plus en plus sur la pente qui mène à la termitière, et l'on a mille fois paraphrasé l'illustre formule de Bergson proclamant que si l'humanité veut utiliser pour son salut les puissances mécaniques qu'elle crée et multiplie, il lui faut savoir se donner un supplément d'âme. La formule est belle, mais ce supplément d'âme, cette renaissance intellectuelle et morale, dépendent de bien des choses et notamment d'une transformation ou d'une restauration des disciplines appliquées à la prospection et au réarmement moral des élites. Parmi toutes les tâches qui nous sollicitent, voilà bien la plus pressante, la plus complexe et la plus difficile. Il est temps de revenir aux principes éternels de ce que Valéry ne craignait pas de nommer une politique de l'esprit. LÉON EMERY.

DÉSTALINISATION D'IV AN LE TERRIBLE par E. Deli1nars PEU DE SOUVERAINS ont subi autant d'avatars de la main des historiens, écrivains et artistes qu'Ivan IV, dit le Terrible. Ce tsar constitue une énigme à laquelle, à chaque étape de l'évolution historique et suivant l'idéologie du moment, les Russes ont donné des solutions différentes, voire contradictoires. Les contemporains, victimes ou témoins des atrocités de la seconde moitié du long règne d'I van, oubliaient les réformes importantes de ses jeunes années. Ils ne voyaient dans cette période que l'extermination insensée des boyards et du peuple, calomnieusement accusés de trahison ou de sorcellerie, un carnage absurde uniquement motivé par la cruauté•perverse du souverain. Mais au xv111e siècle, l'historien V. N. Tatichtchev (1686-1750) justifiait déjà le régime d'Ivan le Terrible et condamnait « les révoltes et trahisons de certains boyards dévoyés ». Sous Catherine II, leprince Chtcherbatov ( 1733-90) niait l'existence d'un conflit entre la noblesse et le tsar mué en tyran qui mena le pays à la ruine 1 • Cette interprétation fut aussi celle de N. M. Karamzine. Cet historiographe officiel, conscient d'un lien indissoluble entre la noblesse et l'autocratie, condamnait Ivan dans son Histoire de l'Etat russe 2 et affirmait que les boyards, traditionnellement dévoués au trône, n'avaient nullement conspiré. Son Ivan était un tortionnaire que le pays avait supporté pendant un quart de siècle en s'armant uniquement de prières et de patience. En créant l' opritchnina, le tsar avait constitué un apanage particulier à l'intérieur de l'Etat, afin (...) d'y vivre entouré de gardes du corps (...). Mais cela ne fut qu'un prétexte à de nouvelles atrocités. Pour Karamzine, les complots des boyards n'existaient que dans « l'esprit troublé du tsar» 1. A. A. Zimine : L'Opritchnina d' Ivan le Terrible. Moscou 1964, pp. 10-u. 2. En neuf volumes, parus de I BI8 à 1829. Biblioteca Gino Bianco et la période de l'opritchnina (1565-72) ne fut que le produit de sa psychopathologie. Cette thèse marqua profondément l'opinion publique russe dans la première moitié du xrxe· siècle. D'une part, elle affirmait le dévouement de la noblesse et du peuple au trône, ce qui flattait les souverains de la dynastie des Romanov, issue de victimes d'Ivan le Terrible. D'autre part, l'image abjecte du tyran permettait aux jeunes nobles, gagnés aux idées révolutionnaires de l'époque, de reporter sur Ivan IV leur haine de l'autocratie. Pour les décembristes, Ivan fut « un tsar enragé qui, durant vingt-quatre ans (1560-84), se baigna dans le sang de ses sujets » 3 • La victoire de la réaction sous Nicolas 1er ne fit que renforcer la thèse de Karamzine. M. A. Pogodine (1800-75) se demandait à propos des atrocités perpétrées par le tsar Ivan : Pour quelle raison ? Une résistance se manifestaitelle ? Avait-on découvert des complots ? Avait-on tenté de renverser le joug abhorré ? Rien de tout cela. Les têtes tombaient, les tortures se multipliaient, mais tout resta calme, paisible, soumis et obéissant jusqu'au dernier soupir de ce scélérat 4 • Sous Alexandre II, dans la fermentation intellectuelle du «dégel» des années 1860, une autre interprétation fut proposée par la nouvelle école historique. K. D. Kavéline (1818-85) écrivait : Le règne d'I van IV mettait fin à la lutte de l'Etat centralisé contre les princes apanagés et les boyards francs-alleutiers; l'opritchnina tentait pour la première fois de substituer une noblesse de service à la noblesse de haute lignée, la valeur personnelle au droit de naissance et au sang bleu (...). Les actes terribles du tsar devaient lui être imposés par des raisons objectives profondes 6 • 3. Le Düabriste M. Lounine. Œuvres et Lettres. P~trograd 1923, p. 80. 4. Cit~ par Ziminc : op. cit., p. 14. S· Ibid., pp. 15-16.

10 Autre sommité de cette même école, S. M. Soloviev (1820-79) avait adopté une attitude plus nuancée. Formé par la lecture de Hegel et des historiens français du temps de Louis-Philippe, il concevait l'histoire comme un processus organique régulier dans lequel la place centrale appartient à l'évolution de l'Etat : Le siècle posait de graves problèmes à l'Etat. A la tête de celui-ci se trouvait un homme porté aux solutions immédiates et radicales (...). Le caractère et les agissements d'Ivan IV s'expliquent historiquement par le heurt de l'ancien et du nouveau, ainsi que par les événements survenus pendant l'enfance du tsar, lors de sa maladie et après celle-ci. Mais ce caractère et ces agissements peuvent-ils être justifiés moralement par ces deux éléments 6 ? La réponse est« non» car Ivan n'a point lutté contre ses passions mauvaises : Je sais que je suis méchant, avouait-il lui-même. Cet aveu l'accuse et ne le justifie pas. On ne peut lui refuser des dons et une culture très grande pour son époque, mais ils ne font qu'aggraver son cas. On veut excuser ses atrocités par les mœurs de son temps. Certes, l'état moral de la société n'était pas attirant; les mœurs étaient rudes, les actions cruelles et sanglantes étaient monnaie courante. Au lieu de déshabituer les Russes de tout cela, le tsar Ivan aggrava la maladie en les accoutumant encore davantage aux tortures, aux bûchers et aux billots. Il sema des graines terribles et la moisson fut effrayante : son fils aîné tué de sa ·propre main, assassinat de son cadet à Ouglitch, règne de l'imposteur et horreurs du Temps des troubles (ibid., p. 713). De leur côté, les écrivains révolutionnaires s'opposaient à cette interprétation. V. G. Biélinski voyait en Ivan le Terrible« un homme extraordinaire, une âme énergique, gigantesque », dont la lutte contre les boyards ne faisait que continuer la politique d'Ivan III, son grand-père, qui visait à consolider l'Etat russe. « Cette lutte lui était imposée par les impératifs historiques et sa tyrannie avait un sens profond 7 • » A la fin du xixe siècle, les historiens libéraux se rapprochent de la version proposée par l'historiographie officielle.Le professeur Ilovaïski (18321920), auteur de manuels d'histoire longtemps obligatoires dans les écoles secondaires, écrit : La prétendue lutte d'I van IV contre les boyards n'était point à proprement parler une lutte, car cette classe n'opposait aucune résistance sérieuse à l'arbitraire déchaîné du tsar. L'opritchnina n'était qu'une tyrannie absurde, un arbitraire sanglant et immotivé( ...). Le souverain était une nature perverse, despotique et passionnée( ...), envoyée par le Ciel à notre peuple pour éprouver • 8 sa patience ... 6. S. M. Soloviev : Histoire de la Russie depuis les origines, livre III, p. 712. 7. Cité par Zimine : op. cit., p. 18. 8. D. I. Ilovaïski : Histoire de Russie. Moscou 1890, tome III, pp. 263 et 330-31. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Pour Kostomarov (1817-85), Ivan était « un névrosé, un tyran ivrogne, débauché et assoiffé de sang, un despote têtu et poltron » 9 • Klioutchevski, l'historien le plus populaire de la fin du siècle, voit dans la lutte d'I van contre les boyards un effort pour mettre fin à « l'absurdité » qui régnait dans les rapports entre le souverain et ses serviteurs. L'Etat moscovite du XVIesiècle était une monarchie absolue, mais dotée d'un personnel dirigeant aristocratique. A côté du trône avait grandi une autre force, l'organisation de l'aristocratie, reconnue par le tsar lui-même, mais gênante pour lui: Les deux partis ne pouvaient ni s'accorder ni se passer l'un de l'autre. Ils décidèrent donc de se séparer et de vivre côte à côte, mais sans avoir de rapports (...). Les opritchniki n'étaient point substitués aux boyards, mais utilisés contre eux. Du fait même de leur mission, ils ne pouvaient être que des bourreaux et nullement des administrateurs( ...). L'opritchnina était une arme de combat contre les personnes (...). Chargée d'assurer la sécurité personnelle du tsar, elle était un produit de l'imagination craintive d'Ivan IV. En exterminant la sédition supposée, elle créait l'anarchie, et, tout en protégeant le tsar, ébranlait les assises mêmes de l'Etat (...). Après la fuite du prince Kourbski en Lithuanie en 1564, le tsar s'exagéra le danger. En homme terrorisé, il commença à asséner des coups à droite et à gauche, sans distinguer les am,is des ennemis 10 • Au contraire, pour l'académicien Platonov (1860-1933), l'opritchnina anéantit le régime séculaire des alleutiers de haute noblesse et écrasa l'aristocratie apanagée 1 ~. Sous le régime soviétique, les historiens «marxistes-léninistes» se ·sont naturellement efforcés de découvrir les raisons sociales et économiques des faits et gestes d'Ivan le Terrible et les motifs « de classe » de sa politique. Mais tant que le « coryphée de la science», l'omniscient Staline, n'avait pas pris nettement position, ils s'abstenaient d'un jugement d'ensemble nettement formulé, se limitant à des problèmes de détail et à la recherche des sources concernant le xvie siècle russe. LA DÉNONCIATIOdNu culte de la personnalité de Staline a jeté une certaine lumière, depuis le xx.e Congrès (février 1956), sur l'abjection du scélérat quasi dément qui, si longtemps, régna en autocrate sur !'U.R.S.S. et sur lespartis communistes du monde entier. Les principaux traits de caractère. de ce despote : orgueil sans home, 9. N. I. Kostomarov : Œuvres. Saint-Pétersbourg 1905, livre V, tome XIII, p. 447. 10. V. O. Klioutchevski: Cours d'Histoire russe, tome II, pp. 190-97. Première édition en 1906, réédité à Moscou en 1957. 11. S. F. Platonov : Précis de l'histoire des troubles dans l'Etat moscovite aux XVJe-XVJJe siècles. Moscou 1937, p. 119.

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