Le Contrat Social - anno VIII - n. 6 - nov.-dic. 1964

IVANOV-RAZOUMNIK prêt à mettre ses forces à l'épreuve. Il partit pour Moscou et se présenta avec ses vers chez Valéri Brioussov. En 1908, grâce à l'appui de celui-ci, fut publié le premier recueil de poèmes de Nicolas Kliouïev, Le Carillon des pins, qui révéla d'emblée qu'un nouveau poète, par la grâce de Dieu, nous était né. Quelques années plus tard parut le second recueil, Chants fraternels, puis Contes de la forêt, et, peu après le commencement de la guerre de 1914, Pensées paisibles. A eux seuls, ces quatre petits volumes permirent à Kliouïev de prendre une place éminente et bien distincte parmi les coryphées de la poésie russe de ce temps, tels que Blok, Biély, Brioussov, Sologoub, Balmont, Viatcheslav Ivanov et quelques autres. Certes, la poésie si personnelle de Kliouïev ne fut pas d'emblée comprise par tous, mais peu à peu il obtint l'audience générale ; bien mieux, il commença d' exercer une influence sur d'autres fortes individualités. Une biographie détaillée de Blok devra préciser tout ce que celui-ci trouva chez Kliouïev vers 1910. Cette influence, Serge Essénine, Pierre Oréchine et Alexis Garine la subirent aussi, tous « derniers poètes de la campagne» qui tous connurent par la suite, à des titres divers, le triste sort des poètes soviétiques. Nicolas Kliouïev, de même que Serge Essénine, Alexandre Blok et quelques autres, accueillit avec enthousiasme la révolution de Février, puis celle d'Octobre : la révolution politique devait« s'approfondir» jusqu'à la révolution sociale. Mais il y a approfondissement et approfondissement ; parfois cela se traduit par la simplification : dans le domaine de la vie spirituelle, c'est ce que les bolchéviks accomplirent dès les premières années de leur règne. Le «dernier poète de la campagne», Nicolas Kliouïev, fut déclaré «poète koulak» et il alla aussitôt grossir les rangs des écrivains soviétiques bâillonnés. Ce n'est que rarement et difficilement qu'il réussit à forcer les barrages de la censure : il parvint à faire paraître deux ou trois plaquettes de vers et, par un vrai miracle, il put obtenir l'autorisation de publier deux petits volumes de poèmes sous le titre : La Clef du chant. Bientôt il dut renoncer définitivement et n'écrivit que pour luimême et pour de rares amis. Malheureusement, il n'était pas possible de vivre à l'abri de l'espionnage et de la provocation ; il ne pouvait se fier aux « amis des amis » devant qui il se sentait obligé de lire ses nouvelles œuvres. « Obligé », car ce devint bientôt pour Nicolas Kliouïev l'unique moyen d'existence. « Dékoulakisé » dans son village natal de Vychegorod, il s'était installé à Pétrograd et lisait ses œuvres chez des amis. On faisait une collecte parmi les ac,sistants et l'on remettait la somme au poète victime de la censure. Qui a assisté à ces lectures ne les oubliera jamais. Vers 1925, le plus souvent, Kliouïev lisait à ces réunions son poème Les Sinistrés; œuvre si remarquable qu'elle demanderait qu'on en parlât en Biblioteca Gino Bianco 353 particulier. Je me bornerai à rappeler que le bruit s'en répandit fort loin et fut la cause de la perte du poète. Au reste, il ne fut arrêté qu'en 1933, après qu'il se fut installé à Moscou. Ce fut, ces années-là - autour de 1930, - le plein épanouissement du génie créateur de Kliouïev. Entre autres, il écrivit alors un long poème (trois fois plus long que Les Sinistrés), le Chant de la Mère sublime. Ce poème, d'une force exceptionnelle et d'une inspiration élevée, est malheureusement perdu à tout jamais pour la littérature. Arrêté sous l'inculpation de « déviation koulak » et d'activité contre-révolutionnaire, accusé d'avoir donné des lectures publiques et d'avoir diffusé une œuvre contre-révolutionnaire, Les Sinistrés, Kliouïev, après quelques mois de détention à Moscou, fut condamné à la déportation dans la région de Narym. Là, il vécut dans des conditions atroces (je le sais par ses lettres), mais il continua de travailler à son poème, le Chant de la Mère sublime, et composa des vers qui sont ce qu'il écrivit de plus beau. Au milieu de l'année 1934, il implora l'aide de Maxime Gorki, lequel était alors à l'apogée de sa puissance et de sa gloire (il présidait le Congrès des écrivains soviétiques). Gorki lui « tendit une main secourable » et Kliouïev fut transféré à Tomsk. Mais bientôt il fut de nouveau arrêté. Ainsi, après avoir été victime de la censure, agonisait en Sibérie l'un de nos plus grands poètes de ce siècle. · Bâillonné, déporté ... J'ai dit qu'il connut aussi la cruauté du troisième lot, le sort de celui qui s'est adapté. Hélas ! on ne peut rien contre ce qui est. Brisé par la déportation à Narym et la détention à Tomsk, ramené ensuite à Narym, Kliouïev perdit courage et tenta de rallier le camp des «adaptés». En 1935, il écrivit un grand poème, Kremlin, glorification de Staline, de Molotov, de Vorochilov et autres chefs bien-aimés ; à la fin, ce cri : « Pardonne ou ordonne-moi de mourir ! » J'ignore si Kremlin parvint aux maîtres des lieux, mais cette tent2tive d'adaptation ne fut d'aucun profit pour son auteur, qui demeura en déportation jusqu'à expiration de sa peine, en août 1937. La poésie ne souffre pas la contrainte. De toute façon, ce Kremlin n'aurait pas ajouté de lauriers à la couronne littéraire de Kliouïev; mais il n'a pas été conservé, non plus que l'ensemble de l'héritage poétique datant des dernières années de la vie de l'auteur. Le sort de cet héritage fut tragique. Sa meilleure œuvre et la plus importante, le Chant de la Mère sublime, poème en trois parties, Kliouïev le termina en déportation. Il en envoya la seconde partie, pour être mise à l'abri, à son ami Nicolas Arkhipov, alors conservateur du musée du Grand Palais de Péterhof ; ne sachant comment sauver le précieux manuscrit, Arkhipov le plaça sur un très haut poêle de faïence dans une des salles du palais. Peu de temps après, il fut arrêté à son tour. Quant au Péterhof, il fut détruit au début de la guerre.

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