Le Contrat Social - anno VIII - n. 5 - set.-ott. 1964

revue ltistorique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - SEPT.-OCT. 1964 B. SOUV ARINE ........... . LB- S. . ..................... . GRÉGOIRE ARONSON ..... · IVANOV-RAZOUMNIK ..... . Vol. VIII, N° 5 Exit Khrouchtchev L'annonce faite à Mao Bolchéviks et menchéviks Destinées d'écrivains (1) IN MEMORIAM B. S. . . . . . . .. . . . . . . . . . .. . . . . N. VALENTINOV .......... . N. ·v. Volski (V alentinov) Charlatanisme statistique L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE ROBERT D. BARENDSEN .. L'enseignement en Chine communiste K. PAPAIOANNOU DÉBATS ET RECHERCHES . . . . . . . . . Le mythe de la dialectique (1) QUELQUES LIVRES Comptes rendus par YVES LÉVY THÉODORE RUYSSEN, AIMÉ PATRI INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL~ JANV.-FÉV. 1964 B. Souvarine Du bruit et de la fureur Léon Emery La démocratisation de l'enseignement K. Pavlov Le conflit sino-soviétique Yves Lévy La Constitutionde 1962 K. Papaioannou Marx et la théorie des classes Véra Alexandrova La Chine dans la littérature soviétique Paul Hollander La vie privée en Chine Documents Boukharineen 1928 MAI-JUIN 1964 B. Souvari ne E.nun combat douteux Léon Emery Le communisme et les grandesreligions Meyer Schapi ro Sur la politiquede Max Weber Victor S. Frank Le citoyen soviétique et la question chinoise Robert V. Daniels Lefimonolithéetait-il monolithique ? E. Delimars Labiologie en libertésurveillée Lucien Laurat Un siècle après le « Capital » Chronique Les malheursde Clio MARS-AVRIL 1964 B. Souvarine Le spectre du trotskisme N. Valentinov De la « nep » d la collectivisation E. Delimars Nouvelle éclipse de Lyssenko Michael Rywkin Le prix de la soviétisation en Asie centrale Richard Pipes Les forces du nationalisme en U.R.S.S. Lucien Laurat Actualité de Rosa Luxembourg Documents Art et antisémitisme soviétiques Chronique Le racisme sans fard JUILLET-AOUT 1964 B. Souvarine Le désarroi communiste Lydia Dan Boukharine,Dan et Staline F. Sternberg Entretiens avec Trotski A. Brum~erg A proposd'un anniversaire N. lasny L'agriculturesoviétiquedix ans aprèsStaline Las:zlo Ti kos Renaissance littéraire en Hongrie Yves Lévy Quand la Francedécouvrait l'Amérique Documents Les communistes et la Résistance Ces numéros sont en vente à l'administration de la revl:e 199, boulevard !.oint-Germain, Paris 7e Le numéro : 4 F Biblioteca Gino Bianco

kCOMJ?ili rnue /ristori9ue et crilÏIJHeJes /11its et Jes iJles SEPT.-OCT. 1964 - .VOL. VIII, N° 5 SOMMAIRE B. Souvarine ........... . EXIT KHROUCHTCHEV .................... . B. S. . ................ . ·Grégoire Aronson lvanov-Razoumnik In memoriam l' ANNONCE FAITE A MAO ................ . BOLCHÉVIKS ET MENCHÉVIKS ............ . DESTINÉES D'ÉCRIVAINS (1) ............... . Page 263 269 271 281 B. S. . . . . . . . . . . . . . . . . . . N. V. VOLSKI (VALENTINOV) . . . . . . . . . . . . . . . , 290 N. Valenti nov .......... . CHARLATANISME STATISTIQUE 293 L'Expérience communiste Robert D. Barendsen . . . L'ENSEIGNEMENT EN CHINE COMMUNISTE. 301 Débats et recherches K. Papaioannou......... LE MYTHE DE LA DIALECTIQUE (1) . . . . . . . . 309 • Quelques livres Yves Lévy . . . . . . . . . . . . . . LE MONDE VIVANT DES RELIGIEUX, de L~O MOULIN. 318 Théodore Ruyssen.. . . . . . DE LA PR~HISTOIRE A L'HISTOIRE, de GORDON CHILDE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 320 Almé Patri . . . . . . . . . . . . . PHILOSOPHIEET HISTOIRE CHEZ WILHELM DILTHEY, de JEAN-FRANÇOIS SUTER . . . . . .. . . . • . . . . . • . . . . . . . 322 Biblioteca Gino Bianco

DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Hu mai nes Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 48 : Octobre-Décembre 1964 SOMMAIRE EduardoGonzalez Lanuza . Art et séduction. Albert Gérard . . . . . . . . . . . . Origines historiques et destin littéraire de la négritude. Max Horkheimer Réflexions sur le théisme et l'athéisme. RaymondRuyer. ... .-. . . . . . Les mystères de la reproduction et les 1imites de l'automatisme. Blanca Schmidt-Bajana . . . . Progrès pour mon peuple. Gustave E. von Grunebaum L'expérience du sacré et la conception de l'homme dans l'islam. Chroniques B. Ho/as . . . . . . . . . . . . . . . . Mythologies des origines en Afrique noire. Weston La Barre . . . . . . . . . Le complexe narcotique de l'Amérique autochtone. Arthur /. Waskow . . . . . . . . L'historien devant la guerre froide : un problème sans précédent. RÉDACTION ET ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris-168 (TRO 82-21) Revue trimestrielleparaissanten quatre langues : anglais,arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris-78 • Les abonnementssont souscritsauprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F Tarif d'abonnement : France : 20 F ; ~franger : 25,50 F ·BibJioteca Gino Biat1co \

revue !tistorique et critique Jes faits et Jes idées Septembre-Octobre 1964 Vol. VIII, N° 5 EXIT KHROUCHTCHEV par B~Souvarine Ah ! que nous ne sommes rien 1 BOSSUET. LA CARRIÈRE POLITIQUE de Khrouchtchev a pris fin le 14 octobre, le Comité central du Parti ayant accepté la double démission de son premier Secrétaire, officiellement motivée par des raisons d'âge et de santé. Toutes les conditions dans lesquelles a eu lieu cet événement ne sont pas encore connues, mais il est possible de raisonner prudemment sur un certain nombre d'indices avérés. Il apparaît que les plus proches collègues de Khrouchtchev ont jugé qu'il était temps de mettre au rancart leur homme de confiance dont les services rendus ne compensaient plus les inconvénients et les dangers de son pouvoir. Ils ont préparé de longue main la majorité du Comité central à demander des comptes et mis à profit une absence de Khrouchtchev pour parachever les conditions de sa déchéance. Rentré à Moscou en hâte, Khrouchtchev s'est trouvé en présence d'un courant hostile qu'il a cru renverser en offrant sa démission, mais en vain cette fois, car tout était décidé d'avance : la majorité l'a pris au mot, sinon l'unanimité, et il ne reste à la minorité qu'à s'incliner ou à disparaître. Démissionnaire de ses deux plus hautes fonctions, Khrouchtchev est encore membre formellement du Comité central et d'institutions subalternes, mais la suite dépendra de sa ligne de conduite. Ainsi la direction collective lui avait tout donné, la direction collective lui a presque tout repris, et ici s'arrête pour Khrouchtchev la paraphrase de !'Ecriture. Il va de soi que par direction collective il faut entendre le noyau dirigeant du Parti, aux contours indéfinissables et d'ailleurs variables, non l'assemblée statutaire du Comité central qui comprend quelque 330 membres et suppléants au total. Biblioteca Gino Bianco Aucun pouvoir ne s'exerce autrement que par délégation et hiérarchie des pouvoirs. Il suffit que les hommes les plus influents au Presidium et au Secrétariat s'accordent pour déterminer l'approbation du Comité central dans son ensemble. Un désaccord déclaré entre eux, que le Comité central ne serait pas capable de trancher à une majorité substantielle, ouvrirait une crise de régime. L'épisode encore obscur de mars 1953 qui a éliminé Malenkov du Secrétariat pour lui substituer Khrouchtchev ; celui de juin 1957 qui a failli coûter à Khrouchtchev sa place et probablement sa vie; celui d'octobre 1964, enfin, qui a permis de rendre Khrouchtchev inoffensif, - ces trois principaux épisodes sont autant d'illustrations frappantes de cet état des choses. Il est donc insensé d'interpréter la dernière péripétie comme une remise en question des grandes lignes de la politique intérieure ou extérieure de l'Union soviétique, lesquelles dépendent non d'un individu, mais d'un parti incarnant un Etat et un régime. Rien n'autorise en l'occurrence à parler de guerre ou de paix, de tension ou de détente, de durcissement ou d'autres billevesées, alors qu'il s'agit simplement de la supplantation d'un homme devenu déficient et dangereux par un autre considéré comme plus posé, plus sûr. La nouveauté sera évidente dans le style et le tempérament, mais aucun signe n'annonce un changement quelconque affectant les principes ou les pratiques du communisme actuel. Tout indique au contraire la continuité de l'empirisme obtus à évolution lente qui caractérise l'équipe actuelle des ci-devant collaborateurs, puis successeurs de Staline. Le prétexte officiel de la démission est un mensonge insoutenable, bien dans la tradition invétérée du stalinisme. Certes la « maladie diplomatique» n'a pas été inventée à Moscou ru de fraîche date, elle sert depuis longtemps à couvrir une disgrâce en sauvant les apparences. Encore

264 .faudrait-il précisément que les apparences soient sauves, alors que les « sans scrupules conscients » de la direction collective ont eu le cynisme de démentir leur propre version à l'heure même où ils la rendaient publique. En effet, ni l'âge ni la maladie ne justifient la disparition instantanée des portraits de Khrouchtchev et, dans les librairies, le retrait de ses livres et brochures. On voit mal aussi le rapport entre le déclin physique d'un beau-père et l'expédition de son gendre au Turkestan de toute urgence. Personne ne nie qu'un septuagénaire ait besoin de réduire ses heures de travail ; cela n'explique pas qu'il disparaisse dans quelque oubliette, même confortable, et que son nom soit rayé subitement de la chronique. Si les dirigeants avaient voulu respecter la comédie, ils auraient rendu hommage aux services passés du démissionnaire, conféré à celui-ci les honneurs habituels, donné son nom à des rues, à un kolkhoze, à un navire, à une fusée... Pourquoi n'ont-ils pas pris la peine de camoufler l'opération qui a si vite abrégé la distance entre le Capitole moscovite et la roche stalinienne ? On ne peut qu'envisager des hypothèses, la plus plausible étant que .Khrouchtchev n'aura pas voulu se laisser faire par persuasion, ne s'est pas résigné de bonne grâce, a dû s'abstenir de signer un papier reconnaissant ses erreurs et proclamant la sagesse infaillible du Comité central. Il semble que la procédure mise en œuvre pour le « démissionner » ait comporté un élément de surprise, les tireurs de ficelles ayant soin de ne prendre aucun risque : à la faveur d'une longue absence du patron, lequel s'absentait beaucoup, ils ont machiné leur affaire de façon à ne pas lui laisser le loisir de se retourner, d'exercer ses moyens de pression ou d'influence. Pris de court, Khrouchtchev a pu croire que sa démission ferait reculer les indécis et serait refusée comme ce fut sans doute le cas en d'autres circonstances. Tel qu'on le connaît, il est fort capable d'avoir maudit ses juges, manifesté ses sentiments avec truculence, ce qui expliquerait les mesures punitives prises à son encontre, alors qu'il eût été couvert de fleurs s'il avait attesté hypocritement le monolithisme de la direction collective. Nul ne saurait dire, au surplus, qu'il ne finira pas par signer quelque chose pour adoucir son sort, surtout pour s'assurer une notice biographique de consolation dans la prochaine édition de l'Encyclopédie soviétique. En tout état de cause, si Staline n'a eu aucune part à la victoire de Stalingrad, on doit tenir pour probable que Khrouchtchev ne seradésormaispour rien dans celle de Volgograd. En même temps que les premières informations relatives à la mort politique de Khrouchtchev, on recevait en Occident un opuscule de 150 pages tout frais imprimé à la gloire du « Fidèle léniniste, lutteur indomptable pour la paix et le communisme» : c'est le titre, sous un portrait du héros resplendissant de santé, constellé de décorations, pour célébrer le tout récent 7oe anniversaire de Khrouchtchev. Le contenu correspond à la couverBi"blioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ture : le Comité central, le Soviet suprême, le Conseil des ministres s'y adonnent éperdument au culte de la personnalité, vantent sur le mode apologétique les actes mémorables et les mérites innombrables de leur « cher Nikita Serguéïévitch », écrivent le pronom « Vous » et ses dérivés avec un V majuscule, souhaitent au jubilaire « beaucoup d'années de vie et de nouveaux accomplissements au nom de la prospérité de notre grande Patrie», etc. Un oukaze signé Brejnev lui décerne trois décorations d'un coup (il en avait déjà une demi-douzaine): Héros de l'Union soviétique, Ordre de Lénine, médaille de !'Etoile d'or. Le 17 avril à 9 heures du matin, lit-on, Khrouchtchev reçut à son domicile tout le Présidium et le Secrétariat venus le féliciter (les mêmes qui viennent de lui régler son compte). Au Kremlin, grande cérémonie solennelle pour la remise desdites décorations, en présence de toute l'équipe précitée, avec discours dithyrambique de Brejnev, ovations interminables, etc. « Selon la coutume russe antique, L. 1. Brejnev étreint et embrasse trois fois N. S. Khrouchtchev» (sic, p. 11). Ensuite se succèdent des réceptions à n'en plus finir, des délégations de partout, des kyrielles de satellites et de courtisans porteurs de décorations supplémentaires, de cadeaux; de récompenses, de compliments. Et encore des discours, des messages, des télégrammes. On renonce à citer. Et cela se passait il y a six mois à peine. Or il· se passait simultanément autre chose. A part les épisodes culminants où la situation de Khrouchtchev fut visiblement mise en balance, d'autres moins marquants eurent lieu dont le sens n'était point négligeable. Sans les récapituler tous, rappelons qu'en novembre 1962 le Secrétariat formé de huit membres s'augmentait jusqu'à douze, et que six mois plus tard il atteignait quatorze membres avec l'adjonction de Brejnev et Podgorny (cf. « Les imposteurs dans l'impasse », dans notre n° 6 de 1963, p. 317, où l'auteur voyait là « un sérieux démenti à l'anthropomorphisme qui, en Occident, érige Khrouchtchev en maître unique du communisme actuel»). Cette croissance du Secrétariat traduisait certainement une insatisfaction cherchant à compenser la qualité inférieure par un nombre accru des secrétaires ; la nomination de Brejnev à la place de Kozlov indique assez l'intention de parer à toute éventualité ; les « responsables » prévoyaient donc le moment où Khrouchtchev deviendrait impossible. Le premier Secrétaire dispose nécessairement d'une marge d'initiative, d'expression et de manœuvre dont il doit user en harmonie avec l'orientation générale fixée par le cercle dirigeant. Khrouchtchev a manifestement mésusé ou abusé de cette marge en plusieurs circonstances, ce qui ne l'a pas empêché de durer onze ans à son poste. Entre la date de son 7oe anniversaire et celle de sa démission forcée, il faut qu'il ait outrepassé les limites du tolérable pour que ses collègues décident d'en finir. Quels ont été, après une série de griefs, les derniers actes impardonnables ?

B. SOUV ARINE ETANT RÉDUIT aux suppositions, on n'a que l'embarras du choix, mais ce qui paraît vraisemblable « chez nous» ne l'est pas toujours « chez eux » et par conséquent aucune supposition ne s'impose à coup sûr. L'éditorial de la Pravda qui, le 17 octobre, réaffirme « l'intangible ligne générale léniniste du P.C.», réprouve « la manie de faire des projets, les conclusions précipitées, les décisions et actions prématurées, détachées de la réalité, la vantardise et la hâblerie, l'engouement bureaucratique, le refus de compter avec ce qu'ont élaboré la science et l'expérience pratique». Tout cela s'applique effectivement à Khrouchtchev, mais en termes vagues. (Notons que le néologisme soviétique signifiant « manie de faire des projets » a été abusivement traduit par « têtes de linotte » dans la presse française et a fait ainsi indûment fortune parmi les congénères journalistiques de cet oiseau innocent). Dans quelle mesure doit-on imputer personnellement à Khrouchtchev la manie des projets, la hâte à conclure inconsidérément et à décider ou agir à la légère, la vantardise, la hâblerie, le bureaucratisme, le mépris du savoir et de l'expérience ? Il en a une large part, mais les décisions et les actions fondamentalse relèvent sans conteste de la direction collective. La guerre ou la paix, par exemple, l'orientation des congrès, le déboulonnage de Staline, la révision des Encyclopédies et de l'histoire, les réhabilitations de victimes sélectionnées du régime, le plan quinquennal ou septennal, les grandes réformes agricoles, les principales mesures fiscales, la réconciliation avec Tito, le massacre des ouvriers et des étudiants en Hongrie, la brouille avec Mao, le nouveau programme du Parti, les relations avec Cuba, etc., ne sauraient découler des seules cogitations du premier Secrétaire. Deux textes apocryphes ont circulé hors de !'U.R.S.S., cataloguant les fautes apparemment attribuables à Khrouchtchev et correspondant singulièrement à ce que chacun a pu remarquer d'insolite au cours des années pendant lesquelles une seule vedette a tenu le devant de la scène soviétique. En réalité ces textes attestent le consensus de certains observateurs professionnels étrangers, mais il s'agit de distinguer entre ce qui appartient en propre à Khrouchtchev et ce qui incombe à toute la clique dirigeante. En outre, rien ne dit que ce qui choque ou scandalise au dehors produit le même effet à domicile. En raison des spéculations trompeuses et nuisibles qui ont cours en Occident, il importe d'écarter d'abord celles qui concernent la «coexistence pacifique» et les questions connexes. C'est folie que d'inscrire cette politique à l'actif personnel de Khrouchtchev. Quand les communistes la qualifient de « léniniste », on ne peut les contredire, non pas que Lénine ait énoncé la formule (dont la paternité revient à Staline), mais parce qu'il va de soi que Lénine a pratiqué cette « coexistence » qui n'a rien de spécifiquement léniniste, que pratiquent tout gouvernement et tout régimen'ayantpas intérêt à la guerre. Lénine Biblioteca Gino Bianco 265 s'était risqué une seule fois à «tâter» militairement la Pologne voisine quand l'Europe orientale traversait les temps troubles consécutifs à l'écroulement des Empires centraux, et il a regretté amèrement sa tentative. Staline qui inventa la « coexistence pacifique», pseudonri?~ de g1:1erre froide, comme nous l'avons prouve 1c1 à plusieurs reprises (cela remonte à 1925, au XIVe Con~ès du Parti, et fut répété par lui en diverses crrconstances), Staline s'est risqué aussi une seule fois à attaquer en traître un petit pays voisin, relativement faible, la Finlande, et lui non plus n'a pas eu à s'en féliciter. En tout cas ni Unine, ni Staline ne se seraient frottés proprio motu à une vraie puissance, et leurs héritiers n'y sauraient songer, non par pacifisme, mais par prudence, comme nous n'avons cessé de le soutenir. A fortiori depuis l'armement atomique. La «coexistence pacifique » est un camouflage verbal d'hostilités politiques et d'actions subversives excluant l'éventualité d'une guerre nucléaire qui équivaudrait à un suicide. De Staline en Khrouchtchev et en Brejnev, ce sont seulement les modalités et les aspects qui changent ou vont changer. Les idées fausses professées depuis vingt ans à Paris, à Londres et à Washington sur les intentions belliqueuses de Moscou et les perspectives d'une troisième guerre mondiale ont complètement égaré la politique extérieure des démocraties, donc favorisé l'ennemi, en les détournant (les démocraties) de la guerre politique, ou guerre froide, que mènent en permanence les Etats communistes sous le nom de «coexistence pacifique». Ce que le New York Times ose encore appeler la «ligne Khrouchtchev» demeure immuable de Staline en Brejnev, car en vérité elle ne dépend plus d'un individu omnipotent et ne se modifiera d'elle-même qu'avec le temps, faute de subir une riposte sérieuse dans la guerre politique. Aucun «expert »en soviétologie,parmi ceux qui vaticinent depuis bientôt vingt ans sur la troisième guerre mondiale, n'a encore expliqué pourquoi le pouvoir soviétique nourrirait un dessein de suicide. Certes, on ne saurait rétorquer l'argument selon lequel les hommes ont toujours agi en insensés, par conséquent commettront tôt ou tard une suprême extravagance cataclysmique. Mais on ne prétend raisonner ici que sur des matières raisonnables. Autre série de spéculations absurdes à écarter, celles qui concernent un« durcissement» éventuel de la politique soviétique à l'intérieur ou à l'extérieur, comme si Khrouchtchev à lui seul avait conçu cette politique après la mort de Staline, comme si les « tensions » ou les « détentes », indéfinissables et fallacieuses, tenaient à une simple mutation au Secrétariat de l'oligarchie communiste. Brejnev, Kossyguine, Mikoïan, Souslov, Ilitchev, Ponomarev, Chélépine et consorts sont tous des staliniens au même titre que Khrouchtchev; les trois derniers congrès du Parti n'ont pas obéi aux volontés d'un chef unique ; Khrouchtchev n'a pu dénoncer les crimes et les agisse-

266 ments démentiels de Staline sans être mandaté à cet effet par la direction collective. Nous avons souvent démontré que le stalinisme perdurait avec Khrouchtchev, quoique sous des formes atténuées, que notamment l'essence du stalinisme, le mensonge, persiste avec les épigones *, quels que soient les correctifs de détail répondant à des mobiles méprisables. Les staliniens, y compris Khrouchtchev, n'ont avoué jusqu'à présent qu'une petite partie des abominations staliniennes, dont ils furent complices, et n'ont réformé que superficiellement les méthodes despotiques de gouvernement auxquelles ils doivent leur ascension politique. Ils entretiennent cyniquement le « culte de la personnalité» qu'ils font mine de réprouver , d'autre part, le culte de Lénine dont ils sont bénéficiaires, et l'on assistait hier encore à un certain culte, à un erzatz de culte de Khrouchtchev. La chute de ce dernier vient de s'accomplir également à la façon staliniste, l'effusion de sang en moins, la direction collective tramant son opération tandis que Khrouchtchev villégiaturait au Caucase ; de même Molotov et Malenkov avaient tenté leur coup en juin 1957 pendant que Khrouchtchev voyageait en Finlande ; et ce fut en rentrant d'un séjour dans les Balkans que Joukov apprit qu'il était sacqué sans phrases. Remarquons une autre analogie : Khrouchtchev, comme Joukov, perd son rang pour avoir exagéré son propre rôle, pour s'être mis au-dessus de ses collègues, pour fautes commises par excès de présomption et d'autoritarisme. A écarter aussi les spéculations relatives aux problèmes économiques de grande envergure qui relèvent de l'ensemble des organes qualifiés de l'Etat soviétique, non d1une inspiration personnelle. Ainsi la priorité accordée ou refusée à l'industrie lourde ou à l'industrie légère, donc l'affectation des investissements et des moyens techniques. Il y a en U.R.S.S. un Gosplan, un Conseil supérieur de l'Economie, une banque d'Etat, des ministères spécialisés, des bureaux d'études et de statistiques dont les travaux, les calculs, les prévisions aboutissent au gouvernement nominal et au pouvoir réel où les sections compétentes passent au crible les conclusions et propositions des services ci-dessus mentionnés. Il est inconcevable qu'un Malenkov naguère, un Khrouchtchev ensuite, un Brejnev ou un Kossyguine demain puissent passer outre aux données matérielles fournies par l'immense appareil étatique habilité à répartir les ressources après élaboration des plans. Autre exemple, celui des « agrovilles », dont tant. de soviétologues ont attribué la conception irréalisable à Khrouchtchev : il est prouvé que de tels projets existaient dans les cartons du Gosplan antérieurement à 1930 (cf. « Les agro- * Cf. entre autres : « Le stalinisme sans .démence», in Est et Ouest, n° 147, mars 1956 ; « Le stalinisme sans Sta1ine », in Revue de Paris, juin 1956. Dans la présente revue, tous les comptes rendus de Jivres soviétiques d'histoire sans exception en dénoncent le caractère foncièrement mensonger, inhérent au stalinisme. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL villes avant Khrouchtchev », in Est et Ouest n° 236, mai 1960). Cela n'empêche que Khrouchtchev se soit étourdiment livré, dans des secteurs de l'agriculture où il prétend s'y connaître, à des improvisations intempestives et préjudiciables au rendement sans consulter ses pairs : les huit volumes de ses discours et rapports (plus de 4.000 pages) sur les questions agricoles en portent témoignage. On ne devra pas s'étonner que les déboires dans ce domaine lui soient inscrits à charge, comme ce fut le cas pour Malenkov, par ceux qui partageaient. au <c sommet » une responsabilité collective. A écarter enfin les conjectures qui font abstraction, en politique internationale, des intérêts impérialistes, des ambitions de leadership, des rivalités de prestige et d'influence. Même si Khrouchtchev s'est conduit comme un butor dans ses relations avec les Chinois, la mégalomanie stalinoïde de Mao n'en demeure pas moins essentielle dans le schisme communiste et l'antagonisme sino-soviétique. S'il s'agissait d'idéologie, comme l'ont décrété tant de docteurs ès sciences immorales et impolitiques, n'importe quel rapprochement ou compromis entre Moscou et Pékin serait imaginable, sous l'aiguillon de nécessités· immédiates, à la faveur du départ de Khrouchtchev. Mais Mao a fulminé contre toute la cc clique révisionniste », autrement dit contre la direction collective, contre son chauvinisme et son impérialisme, sa politique intérieure et extérieure, son embourgeoisement et sa dégénérescence ; il a mis en cause l'évolution sociale du régime, la nouvelle classe privilégiée, et finalement l'intégrité territoriale de l'Union soviétique. Si dénués de principes et de scrupules que soient les rejetons politiques de Staline, russes et chinois, ils ne résoudront pas la quadrature du cercle dans lequel ils se sont fourvoyés. Et ce, d'autant moins que Mao n'a plus à perdre rien de vital en persévérant dans son chantage, son intérêt mal compris (en tant que personnification de l'Etat chinois) l'incitant au contraire à poursuivre une entreprise de démolition en si bonne voie. Le maître chanteur se sent en position d'exiger un prix énorme en échange d'une trêve de la polémique, mais les supplanteurs de Khrouchtchev se condamneraient à chanter indéfiniment s'ils payaient trop cher pour ne gagner qu'un peu de temps. Ni le rapport Souslov en date du 14 février dernier (publié seulement en avril), ni le factum d'Ilitchev paru en juillet dans le Kommounist, ni celui de Ponomarev le 7 août ne donnent à penser que l'absence de Khrouchtchev désarme les Chinois, outre que l'entente Moscou-Belgrade a ses raisons majeures que la raison mineure de Pékin et de Tirana ne saurait admettre. S'IL N'EST PAS VRAI que le mérite ou le démérite puisse incomber au seul Khrouchtchev dans les .résolutions qui impliquent les principaux chapitres du budget ou les grandes lignes de la production industrielle et agricole, il n'est pas

B. SOUV ARINE vrai non plus que Khrouchtchev ait eu licence de décider seul le défrichement des terres vierges, la réduction des effectifs de l'armée, l'intervention militaire en Hongrie, la réforme de l'enseignement secondaire, le financement du barrage d'Assouan, l'installation de matériel offensif à Cuba, l'érection du mur de Berlin et autres mesures de cette importance que le NefJJYork Times inscrit à son compte (entre autres le 15 aoftt dernier, les 17 et 21 octobre) et que répète la presse européenne. En pareils cas, le noyau dirigeant est solidaire et son porte-parole, Khrouchtchev en l'espèce, n'a pas de « ligne » particulière que les têtes de linotte en Occident louent néanmoins comme « libérale » tandis que le blâme retombe sur des entités insaisissables. Divers signes ont indiqué une divergence de vues en 1957 dans la direction collective devant l'insurrection populaire hongroise, mais la décision prise de mitrailler les travailleurs et d'assassiner par traîtrise Nagy et Maleter engage la responsabilité de tous, y compris celle du « libéral » par excellence dont Souslov, au Comité central, le 14 février de cette année, prononçait l'éloge en ces termes : Dans leur lutte contre le P.C. de !'U.R.S.S. et sa ligne léniniste, les dirigeants chinois concentrent leur feu sur Nikita Serguéïévitch Khrouchtchev. Certes ils savent parfaitement que c'est justement Nikita Serguéïévitch qui anime les processus remarquables apparus dans notre parti et notre pays après le xx.e Congrès, assurant avec succès la marche des Soviétiques vers le communisme. (Applaudissements prolongés.) Voilà pourquoi, visant leurs buts subversifs, ils voudraient dissocier le camarade Khrouchtchev du Comité central pour opposer celui-ci au Parti et au peuple soviétique. Mais ce dessein sordide d'aventuriers est vain, condamné à un échec complet et honteux. (Applaudissements frénétiques et prolongés. Tout le monde se lève.) Les dirigeants chinois, et pas seulement eux, doivent se mettre dans la tête que notre Comité central, avec le fidèle léniniste Nikita Serguéïévitch Khrouchtchev, est uni et monolithique comme jamais. (Appla,µJissements prolongés.) Le camarade N. Khrouchtchev, avec son énergie inépuisable, son ardeur bolchévique et sa fermeté sur les principes, est le guide reconnu de notre parti et de notre peuple. Il interprète les pensées et les vœux les plus chers des Soviétiques. On ne peut séparer la ligne léniniste appliquée par notre parti du Comité central, de Nikita Serguéïévitch Khrouchtchev I Cette ligne a rehaussé comme jamais le prestige de notre pays dans l'arène internationale, accru son autorité aux yeux des travailleurs du monde entier. Cette ligne léniniste est appuyée sans réserve par tous les communistes, par tout le peuple de notre pays. (Applaudissements frénétiques. Tout le monde se lève.) Six mois après la publication de ce panégyrique (Pravda, 3 avril), le même Souslov aurait rapporté en sens inverse contre Khrouchtchev, si l'on accorde créance aux rumeurs moscovites, comme quoi le grand théoricien (têtes de linotte dixunt) exécute en haute fidélité les tâches contradictoires en apparence, complémentaires en réalité, que le Présidium et le Secrétariat lui confient. EntreBiblioteca Gino Bianco 267 temps, Khrouchtchev a dû commettre de graves infractions aux règles établies pour s'exposer au récent procès à huis clos dont il est sorti démissionnaire malgré lui. Lesquelles ? Il n'a nullement péché par libéralisme, mais au contraire plutôt par hypertrophie du moi, excès de présomption, abus d'autorité, le vin du pouvoir lui ayant monté à la tête. Aurait-il fait déborder la coupe par ses propres débordements auprès des Japonais, à la veille de son départ en vacances, au sujet de ses engins cc d'une puissance sans limites » ? C'est le thème de l'article « L'annonce faite à Mao», écrit avant mais publié après celui-ci, l'actualité prenant le pas sur la chronologie. Personne encore n'en sait rien, sauf dans le cercle restreint des initiés, pas plus en Soviétie qu'ailleurs, car le public et même le Parti y sont tenus dans l'ignorance des vrais mobiles de leurs maîtres. La vérité ne filtrera que goutte à goutte. Une indication certaine est décelée par le sort du sieur Adjoubei, journaliste d'occasion et gendre professionnel. Nous avons plusieurs fois tourné en dérision l'exhibitionnisme de ce méprisable parvenu, accueilli en visiteur distingué par tant de politiciens et de journalistes dans cc l'Occident pourri » (cf. entre autres cc Le gendre de monsieur Khrouchtchev », in Esope du 1er février 1962 ). Qu'il ait été congédié comme directeur des Izvestia aussitôt après la cc démission » de son protecteur et dépêché en Asie centrale, cela montre que notre avis était partagé en haut lieu à Moscou (une fois n'est pas coutume), à défaut d'écho dans les pays cc libres ». Dans le New York Times du 21 septembre, M. Sulzberger a relaté, sans doute de bonne source allemande, la stupéfiante conversation que le cc gendre » a eue avec le chancelier Erhard à Bonn, lors de sa dernière sortie : la Russie, par tradition, défend l'Europe contre les Mongols ; elle seule comprend le destin historique de l' Allemagne ; Ulbricht est mortellement atteint d'un cancer (ce qui ouvre des perspectives ...). Cette initiative malheureuse figure peut-être au dossier du népotisme et du favoritisme reprochés à Khrouchtchev. Quoi qu'il en soit, on n'aura plus à gloser sur les réceptions indécentes faites à la smala du premier Secrétaire en tournée, à cette encombrante famille nombreuse comblée de cadeaux en France par une bourgeoisie gâteuse. Les décisions gouvernementales qui seront prises à Moscou dans un proche avenir révéleront peu à peu sur quels points la direction collective juge nécessaire de corriger les actes, arbitraires ou non, les maladresses et les improvisations de Khrouchtchev. D'ores et déjà l'autorisation accordée au secteur agricole privé d'arrondir les lopins individuels et de développer l'élevage non étatique indique le besoin impératif de parer au plus pressé en matière de production alimentaire, fftt-ce par de nouvelles concessions au cc capitalisme» ; deux semaines plus tôt, cette mesure eftt été saluée comme une manifestation de « libéralisme » par les admirateurs bourgeois de Khrouchtchev. Dans l'ignorance des causes précises qui

. 268 ont provoqué la mutation inattendue au Secrétariat, on doit se borner à de rares certitudes générales, dont la première dit que la différence entre l'ancien et le nouveau primus inter pares n'est pas de fond, mais de forme. Au lieu d'un personnage prolixe, expansif, touche-à-tout, haut en couleur, on verra et entendra deux individus plus calmes, ternes et circonspects, sobres de langage, au service de la même oligarchie, du même programme et de la même politique. La division du travail entre le principal secrétaire du Parti et le chef du gouvernement constitutionnel n'est pas une nouveauté; elle a existé sous Lénine et sous Staline, il n'y a rien à en déduire ni à en inférer. Pas plus que Khrouchtchev, les hommes au pouvoir n'ont, que l'on sache, la capacité intellectuelle de réviser sérieusement leur prétendu marxisme-léninisme ni les moyens de s'opposer à la transformation lente de la société soviétique, laquelle s'accomplit comme cc l'herbe pousse », selon le mot de Pasternak. Si le secret qui enveloppe les hautes sphères du Parti nous réserve une surprise réconfortante, ce sera tant mieux pour tous, et si quelque ambitieux taillé pour le rôle travaille dans l'ombre à brusquer le cours des événements, on en percevra des signes annonciateurs. Jusqu'à présent il se confirme que Staline n'a pas laissé survivre autour de lui une seule tête pensante comparable à ses victimes. Dès les débuts de Khrouchtchev en pleine lumière, nous avons défini ce primaire comme un acteur, non sans talents, mais un Bibl·iotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL acteur dont la dizaine d'années écoulées depuis n'ont fait que stimuler le capotinage tournant par moments à l'histrionisme. Il a quitté la scène nonobstant la vaine cc kremlinologie » à la mode qui expliquait sa présence et sa durée par le rassemblement de ses « protégés », de ses « créatures», alors que son élévation en mars 1953 fut décidée par· les serviteurs de Staline, et que sa chute en octobre 1964 serait l'œuvre des « protégés » contre le protecteur, des « créatures » contre leur créateur. Une telle science contemporaine ne vaut pas la philosophie sans prétention du poète de la Grèce antique prédisant à cc quelqu'un élevé au faîte des grandeurs » un avenir fatal, « car le sort ne l'élève si haut que pour lui préparer une chute plus profonde». ·Cela ne dispensera pas d'étudier de plus près les causes probables et les effets possibles du rajeunissement des cadres supérieurs qui vient de commencer à Moscou et que les lois biologiques imposeront inexorablement de poursuivre. B. SOUVARINE. P.-S. - Le présent article ayant été écrit un mois après celui qui suit (« L'annonce faite à Mao») devrait, selon l'ordre chronologique, être lu après également. En outre, son séjour à l'imprimerie n'a pas permis de tenir compte de menues informations postérieures, rectificatives de certains détails, par exemple celle qui concerne le «gendre» Adjoubei rétrogradé à une tâche subalterne à Moscou, non pas au Turkestan comme la presse l'avait annoncé tout d'abord. Ces correctifs n'entament en rien l'argumentation de l'article. ,

L'ANNONCE FAITE A MAO LE 15 SEPTEMBRE, au Kremlin, Khrouchtchev disait à des parlementaires japonais en visite : cc On m'a montré [dans un centre soviétique de recherches militaires] un engin de destruction terrible. Je n'en ai jamais vu de semblable (sic). C'est un moyen de destruction et d'extermination de l'humanité, le plus puissant, le plus fort des engins existants. Sa puissance est sans limites. » Paroles comminatoires manifestement prononcées à l'adresse de Mao et que toute la presse a reproduites à travers le monde, mais qui, en définitive, sont tombées à plat : trop, c'est trop. Le public, saturé d'informations terrifiantes, est mithridatisé. Et, cette fois, Khrouchtchev avait passé toute mesure dans le genre matamore irresponsable. Pourquoi choisir des Japonais comme interlocuteurs en une telle circonstance? Apparemment parce que Mao, le 10 juillet, parlant à des Japonais, avait mis en cause et remis en question les conquêtes coloniales de la Russie, conservées et élargies par l'Union soviétique : les deux« géants » pseudo-communistes rivalisent maintenant de prévenances envers le petit Japon «impérialiste » et lui multiplient leurs avances. Pourquoi dire, à propos d'un engin sans précédent, «je n'en ai jamais vu de semblable » ? Cette sorte d'objets ne se trouvent pas dans les magasins à prix unique ni dans aucun des lieux sélectionnés que l'on montre à un touriste étranger, si éminent soit-il. Et enfin, à quoi bon construire un «moyen de destruction et d'extermination [pléonasme] de l'humanité» alors qu'on se vante d'avoir déjà de quoi anéantir n'importe quel ennemi à n'importe quelle distance, outre qu'exterminer l'humanité serait s'exterminer soi-même ? Cela ne rime à rien et n'en impose à personne. Il va de soi que Mao se moque autant du nouvel engin soviétique, if any, que du« tigre en papier» de erovenance américaine, pour l'excellente raison qu'il n'a nulle intention de se prêter à l'expérimentation de l'un ni de l'autre, quelles qu'aient été ses savantes considérations démographiques de naguère. Après deux jours de réflexion, Khrouchtchev a dü l'admettre, sans doute sermonné par ses collègues, car dans la soirée du 17 septembre, il rectifiait ses radotages de l'avant-veille, prétenBiblioteca Gino Bianco dant effrontément avoir été mal traduit, n'avoir pas parlé de «puissance sans limites ». Or il avait bel et bien tenu ce langage, comme l'a confirmé le leader de la délégation japonaise à son retour, citant les termes de Khrouchtchev : «Savants, ingénieurs et militaires m'ont dit qu'ils ont fabriqué des engins capables d'anéantir l'humanité dans l'espace d'un éclair» (dépêche A.F.P. de Tokyo, 18 septembre). Preuve supplémentaire que Khrouchtchev mentait en démentant : au lieu de préciser sa pensée, il promet «une version officielle », mais en ajoutant que «cela prendra quelque temps »,donc que la nouvelle version sera concertée en petit comité. En effet la version édulcorée, en style habituel de propagande, a paru le I 9 septembre, dénuée d'intérêt : il avait fallu quatre jours pour une correction facile à faire en moins de quatre minutes, ce qui signifie que la direction collective a dû en délibérer. L'épisode est en soi moins important que la cause qui l'a provoqué, à savoir l'initiative chinoise de juillet dernier sur le plan des relations internationales entre Etats intéressés dans la guerre froide sino-soviétique. L'annonce faite à Mao répondait aux déclarations de celui-ci rapportées par les socialistes japonais revenus de Pékin, confirmées par Tchou En-lai dans l'Asakhi du 1er août, commentées enfin par la Pravda du 2 septembre. Mao ne s'est pas borné à revendiquer un million et demi de kilomètres carrés du territoire actuellement soviétique, il se porte champion du démembrement de !'U.R.S.S. au nom de tous les Etats qui ont fait les frais de l'expansion russosoviétique depuis la dernière guerre. Il dénonce les spoliations territoriales dont furent victimes la Finlande et la Roumanie, l'Allemagne et la Pologne, il préconise la libération de la Mongolie tombée sous la domination soviétique et la restitution des îles Kouriles au Japon. Défi sans précédent, provocation inouïe de la part d'un pouvoir relativement faible en armement moderne, mais qui a des raisons de se croire invulnérable. Désormais, l'impérialisme et le colonialisme soviétiques sont mis en accusation devant l' «opinion publique universelle », comme on dit, par des gens qui ne reculeront devant rien, hormis la force, et qui disposent d'un appareil formidable

270 de propagande. Ce que les démocraties occidentales timorées, inconscientes, avachies, n'osent pas entreprendre, les Chinois ne craignent pas de le faire en usant d'arguments empruntés au fonds commun du « marxisme-léninisme ». Alors que Staline, puis Khrouchtchev, ont pu mener impunément leur guerre froide contre les nations atlantiques et méditerranéennes, Mao a déjà su prendre et conduire, au mépris de toute idéologie, une offensive sans merci dans la guerre froide sinosoviétique. A la conférence de Bandung, le 21 avril 1955, sir John Kotelawala, premier ministre de Ceylan, avait évoqué « un type nouveau de colonialisme en Europe orientale : le colonialisme soviétique », et proposé d'étudier les moyens de l'abolir au même titre que toute autre forme de colonialisme. Seuls les représentants de la Turquie et du Liban l'approuvèrent, tandis que Nehru et Tchou En-lai, présents, trahissaient un embarras extrême. L'affaire resta sans lendemain, mais cette fois, reprise par Mao et son équipe, il faut s'attendre à une campagne énergique, efficace et de grande envergure. Jusqu'à présent, la réplique de Moscou a été plutôt faiblarde et ce n'est pas Khrouchtchev, avec son engin capable « d'anéantir l'humanité dans l'espace d'un éclair», qui en impose au Fils du Ciel, personnage aussi dépourvu d'illusions que de scrupules. A présent la Pravda révèle, après dix ans de silence sur ce point, que Mao a mis la Mongolie sur le tapis en 1954, lors d'un entretien avec Khrouchtchev (et avec Boulganine, que la Pravda s'abstient de nommer). Elle accuse Mao de s'apparenter à Hitler avec sa théorie de « l'espace vital». En effet Mao juge nécessaire de mettre un terme à la situation où « l'Union soviétique occupe 22 millions de km 2 pour une population de 200 millions d'âmes, alors que le Japon n'a que 370.000 km2 pour 100 millions d'habitants»; et il précise qu'au siècle dernier, « à l'est du Baïkal le territoire est devenu russe, qu'ensuite Vladivostok, Khabarovsk, le Kamtchatka et d'autres lieux sont devenus soviétiques ». A quoi il ajoute une menace : «Nous n'avons pas encore présenté nos comptes sur cette liste. » Voilà qui promet un bel avenir aux relations entre Etats communistes, quels que soient les arguments de Moscou pour se défendre (sur le papier). Inutile de se demander pourquoi les Chinois ont attendu 1964 pour s'aviser de remanier la carte d'Asie (et celle d'Europe). Quant à l'idéologie, au marxisme, au léninisme, à l'orthodoxie, au révisionnisme, il faudra beaucoup d'ingéniosité aux soviétologues pour les découvrir dans cette concurrence factice d'impérialismes. . Les dirigeants soviétiques en sont encore à épeler la riposte, sans même la systématiser à grande échelle comme ils en seraient capables. Ils dénoncent les visées chinoises sur la Mongolie Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL extérieure (sans faire allusion à la mainmise sur le Tibet), les complaisances de Mao envers de Gaulle, les persécutions qu'endurent certaines minorités nationales en Chine, et ils invoquent les « processus historiques » desquels résulte le tracé des frontières actuelles. Ils ont mobilisé des érudits pour établir l'antériorité des peuplades sibériennes sur les hordes chinoises conquérantes. La Pravda du 13 septembre accuse le gouvernement de Pékin de se livrer au trafic de l'opium pour payer sa propagande antisoviétique. Mais ce n'est pas là une de ces campagnes virulentes comme les communistes savent les orchestrer à travers le monde quand rien ne leur résiste. Visiblement, du côté soviétique, les hostilités piétinent. Il est question cependant de mouvements de troupes, d'incidents, d'empiétements aux frontières où les pseudo-marxistes-léninistes se tâtent et s'observent, engagés dans une énorme partie de chantage. La suite dépend de Mao, qui garde ~ toute l'initiative. «Laguerre froide sino-soviétique prend de plus en plus d'importance sur le plan des Etats en compétition d'influence dans le monde. Sur la scène politique internationale, les rivalités de puissance ne cessent heureusement de percer à jour les mythes et les fictions du communisme », concluait notre dernier article du Contrat sodal sur cc le désarroi communiste». Cette allusion aux échecs essuyés par Moscou à chaque immixtion dans les organisations dites « afro-asiatiques » où manœuvrent les Chinois précédait de peu la défaite retentissante avouée par le gouvernement soviétique le 14 août, sous forme d'une déclaration renonçant implicitement à participer l'an prochain à la deuxième conférence de Bandung. Cela signifie que sous la pression de Mao, les Africains et les Asiatiques comblés de bienfaits dispendieux par les Russes ont classé ces piteux bienfaiteurs parmi les colonialistes. Que la presse occidentale n'a-t-elle pas raconté, en mai dernier, sur le voyage «triomphal » de Khrouchtchev en Egypte ? Ce prétendu triomphe coûtait des sommes fabuleuses aux peuples de !'U.R.S.S., le financement du barrage d'Assouan (1 milliard et demi de roubles), d'abondantes livraisons d'armes et de machines. Nasser était proclamé « héros de l'Union soviétique », déèoré de l'ordre de Lénine. Cela n'a même pas rapporté, pour autant, l'admission au deuxième Bandung. Les missions de Mikoïan en Indonésie et au Japon ont abouti à un fiasco analogue. Leçon mémorable pour les doctes commentateurs d'Europe et d' Amérique acharnés à déceler du marxisme dans le débordement hideux de nationalisme, de chauvinisme et de raci~me qui doit réjouir, aux bords du Styx, les ombres errantes d'Hitler et de Staline. B. S.

BOLCHÉVIKS ET MENCHÉVIKS par Grégoire Aronson LE PROCESSUS de constitution et de formulation idéologique et politique de la social-démo-· cratie russe s'est développé lentement, par une marche en zigzag, circonspecte et intermittente. Aujourd'hui, il est convenu de parler de la grande scission, qualifiée à l'occasion d'historique, intervenue au II° Congrès du P.O.S.D.R. (parti ouvrier social-démocrate de Russie) à l'automne de 1903. Or, à ce congrès, il n'y a pas eu de véritable scission, mais seulement la naissance de fractions non encore entièrement caractérisées : les bolchéviks et les menchéviks. Certes, l'existence des fractions sapait l'unité et engendrait par moments une atmosphère empoisonnée qui semblait rendre impossible un langage commun, allant jusqu'à mettre en question l'existence même du parti. Néanmoins, le bolchévisme et encore plus le menchévisme s'efforcèrent fiévreusement, pendant plusieurs années, de préserver l'unité du parti. A partir de la révolution de 1905, il · était naturel que les tendances unificatrices se renforcent derechef: en 1906 se réunit un congrès général à Stockholm, en 1907 un congrès à Londres, en fait le premier et unique congrès du P.O.S.D.R. pour toutes les Russies, avec une large participation des partis social-démocrates des diverses nationalités : Polonais, Juifs (du Bund), Lettons et Géorgiens (ces derniers ne formant pas un parti distinct). Cependant, l'inimitié des fractions se prolongeait, les différends ne faisaient que s'accentuer. Les cadres du parti semblaient être définitivement brisés. Malgré les sempiternelles chamailleries, en 1908 et 1910 se tinrent les « plénums » des organisations centrales du parti : les menchéviks aussi bien que les bolchéviks tantôt entraient au Comité central et à la rédaction de l'organe central, tantôt en sortaient, jusqu'à ce qu'enfin vienne, en 1912, le moment décisif. Les menchéviks constituèrent alors face au bolchévisme un front uni, le « bloc d'Ao!it », où se rejoignaient divers courants de la pensée menchéBiblioteca Gino Bianco vique représentée par Martov, Axelrod et Potressov, Trotski (hors fraction), Abramovitch et Liber (du Bund), Garvi, représentant des << liquidateurs ». Entrèrent au bloc tous ceux qui constituaient alors l'aile menchévique, antibolchévique de la social-démocratie russe. Auparavant, pendant cette même année 1912, les bolchéviks s'étaient constitués en un parti distinct et, ainsi qu'on peut le lire dans leur histoire officielle afin de se donner le beau rôle, « les menchéviks furent chassés du P.O.S.D.R. » 1, ces mêmes menchéviks qui en avaient par-dessus la tête, qui n'avaient plus la force de vivre sous le même toit que Lénine et Cie et qui, pour rien au monde, ne voulaient continuer à demeurer dans un même parti avec les bolchéviks. C'est à ce moment qu'en réalité eut lieu la scission formelle du P.O.S.D.R. : les fractions devinrent alors des partis. A dater de là, il n'y eut ni congrès communs, ni comités centraux communs, ni rédactions communes du journal. Les ouvriers russes eurent désormais à choisir entre deux partis social-démocrates ouvriers ouvertement concurrents. En 1913, Lénine, par l'intermédiaire de Malinovski (lequel devait être bientôt démasqué comme provocateur et qui agissait à la Douma d'Empire à la fois pour le compte de Lénine et de l'Okhrana) scinda même la fraction social-démocrate de la 4 e Douma ; en conséquence, la rupture devint un fait accompli vue de l'extérieur également. Cependant, la scission formelle ne dénoua pas immédiatement l'écheveau embrouillé des relations à l'intérieur du P.O.S.D.R. Au cours de la première guerre mondiale, on pouvait encore observer une certaine osmose entre menchévisme et bolchévisme : maints dirigeants bolchéviques, de plus en plus désenchantés, se rapprochèrent de Martov, n'étant plus d'humeur à supporter davantage la lourde dictature de Lénine. I. Prüis d'histoire du P.C. de l'Union soviitique, p. 139.

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