Le Contrat Social - anno VIII - n. 2 - mar.-apr. 1964

102 Soviétiques rétorquent qu'il s'agit là d'une calomnie: Des plumitifs bourgeois stipendiés, avec ou sans diplômes, [qui] utilisent les mixtures élaborées par divers spécialistes, calomnient avec acharnement la réalité soviétique, dénaturent le sens de la politique léniniste des nationalités et nient ses-succès, s'efforçant par là de miner la sympathie de millions de simples gens du monde entier pour le pays soviétique 37 • Invariablement, les sources soviétiques mettent l'accent sur les aspects positifs de l'annexion de l'Asie centrale par la Russie tsariste, «maintenant évidents pour tout homme pensant, non seulement dans notre pays, mais aussi à l'étranger » 38 • On s'efforce de «recruter» les écrivains autochtones qui ont, prétendument, prôné la collaboration avec la Russie. C'est ainsi que le poète ouzbek Fourkat (1858-1909) est cité en exemple aux Ouzbeks d'aujourd'hui : Le peuple russe (...) veut que notre pays s'épanouisse, que notre peuple prospère. Le peuple russe veille toujours à ce que nous soyons bien pourvus et satisfaits 39 • Fourkat est censé non seulement avoir «chanté de manière enthousiaste la Russie, sa culture avancée (...) [mais] dénoncé avec colère les impérialistes britanniques, qui ont apporté des misères sans nombre aux peuples d'Asie » 40 • A l'usage kirghiz, le poète Toktogoul ( 18641933) est appelé à la rescousse : il se serait assigné pour tâche de persuader ses compatriotes que les Russes sont leurs frères aînés et qu'ils n'ont en vue que leur bien-être 41 • Les apologistes soviétiques du colonialisme russe prérévolutionnaire ne semblent d'ailleurs nullement démontés par des opinions qui vont à l'encontre de leur thèse : récemment, un groupe d'écrivains turkmènes affirmait ainsi que «nos républiques, nos peuples, ont souffert il n'y a pas si longtemps le courroux du tsarisme ; notre situation n'était pas différente de celle des colonies contemporaines » 42 • LE MANQUE D'ESPRITDESUITEde l'argumentation soviétique découle du rejet définitif, en 1937, du concept révolutionnaire précédemment ad.mis du «mal absolu » de toutes les conquêtes 37. Ch. Rachidov : «Atout jamais avec le peuple russe»., in Kommounist, n° _10, juillet 1959, pp. 51-52. 38. A. Azizov : « La clé des trésors», in Pravda d'Orient, 14 avril 1962. 39. Ibid. 40. Prof. S. Radjabov, Pravda d'Orient, 7 sept. 1952. 41. V. Amanaliev : «En une seule famille», in Tourkmienskafa Iskra, 20 avr~ 1963. 42. Gafour Gouliam, etc.: cr Vue d'une grande montagne», ibia. Biblioteca Gino Bianco ' L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE coloniales, qu'elles soient anglaises, françaises ou tsaristes. Suivant ce concept (développé par l'historien marxiste Pokrovski), la lutte natio-- naliste musulmane d'avant 1917 contre le colonialisme russe était considérée comme partie intégrante du mouvement révolutionnaire des peuples de l'Empire russe. Cependant, après la grande épuration et la liquidation des musulmans qui soutenaient cette thèse, une nouvelle théorie historique fut mise en circulation, celle du «moindre mal»: les conquêtes russes, bien que coloniales par nature, devaient être tenues pour des calamités plus supportables que la domination turque, iranienne ou britannique. Enfin, au cours ·~es années 50, le « moindre mal» céda peu à peu la place à l'idée flambant ~ neuve du «bien absolu » représenté par le colonialisme russe : la colonisation tsariste avait introduit dans les régions musulmanes la «culture russe plus avancée»; les musulmans qui s'opposaient à la russification n'étaient plus des patriotes, mais des «féodalistes réactionnaires » 43 • Depuis la mort de Staline, certaines implications de cette théorie ont été légèrement modifiées 44 , mais le fond reste inchangé. C'est seulement dans sa politique envers les mouvements bourgeois de libération nationale dans les colonies des puissances occidentales que l'Union soviétique a renoncé, depuis le milieu des années 50, à _son hostilité dogmatique 45 • En Asie centrale, cependant, le Kremlin ne montre aucun désir de renoncer à ses pratiques administratives typiquement coloniales; il n'est pas question pour lui de revenir à la théorie du «mal absolu » de n'importe quelle colonisation étrangère, qu'elle soit russe ou étrangère. Il n'incline pas non plus à suivre le conseil donné par Lénine à la fin de sa vie, selon lequel il fallait accroître l'autonomie véritable des républiques. Il ne semble enfin nullement disposé à permettre aux peuples musulmans de suivre leur propre « voie vers le socialisme», distincte de celle de la Russie métropolitaine. Reste à savoir si les nouveaux Etats d'Afrique et d'Asie continueront longtemps de ne pas avoir conscience de cet état de choses. MICHAEL RYWKIN. {Traduit de l'anglais) 43. A. Bennigsen: « Les peuples musulmans de !'U.R.S.S. et les Soviets », in l'Afrique et l'Asie, n° 23, 1953, pp. 19 sqq. 44. Par ex., Chamil, le fameux chef nationaliste du Caucase au x1xe siècle, qualifié par Marx de « grand démocrate », était en 1950 un « féodaliste réactionnaire» et un cr traître». Après la mort de Staline, la campagne contre Chamil fut mise en sourdine et l'on autorisa des opinions plus objectives sur ce problème. 45. Cf. les attaques du prof. A. Figournov contre la « pseudo-indépendance » de l'Inde, du Pakistan, de Ceylan, de la Birmanie et des Philippines, in cr Aggravation de la crise générale du capitalisme dans la période d'après guerre », Pravda, 13 avril 1950.

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