Le Contrat Social - anno VII - n. 6 - nov.-dic. 1963

324 dans les années 20 à Berlin. Des officiers polonais, lituaniens, Ehrlich, le chef du Bund. On nous alimentait de pain noir et de harengs recouverts d'une croûte de sel, tout en ne nous distribuant qu'une très chiche ration d'eau, etc., choses connues et cent fois décrites. Le quatrième jour, on nous· fit descendre à Saratov. On nous poussa au pas de course jusqu'à la prison intérieure du N.K.V.D., distante de quelques kilomètres. La file des malheureux essoufflés s'étirait sur quelques bonnes centaines de mètres ; en queue venaient les femmes ; sur les côtés, les soldats, nerveux et harcelants, tandis que sur la route et dans les rues, de rares passants feignaient de ne pas nous voir. Les Polonais tâchaient de manœuvrer de façon à se retrouver ensemble. Broniewski et moi soutenions Ehrlich, qui semblait avoir comme une crise cardiaque. Mon ami Tadeusz Peiper, qui présentait déjà des signes de la manie de la persécution, me souffla: « J'ai vu ta femme. Réjouis-toi, vous allez être ensemble. » Je n'avais rien su de ma famille depuis mon arrestation, et j'étais plein des plus terribles frayeurs. Il ne m'en fallait pas davantage. Ma femme, si sensible et belle, dans une misère pareille... Et mon fils, qui sûrement avait déjà dépéri... Je m'efforçais de rester en arrière, de me rapprocher des femmes, pour leur poser cette question : « I est - li toutt Watowa, jéna polskovo pissatiélia (Y a-t-il ici une Madame Wat, la femme de l'écrivain polonais) ? ,> Alors que je manœuvrais de la ·sorte me parvinrent de loin des imprécations : « Staline ! », accompagnées d'épithètes qu'aucun de nous n'aurait, en ce temps, osé même évoquer en esprit. « Le vieux Stiéklov, me chuchota un voisin de rencontre, il a déjà crié ainsi dans le wagon. » La voix était sèche et stridente, mais non pas hystérique. Après quelques minutes, je me trouvai aux côtés de l'imprécateur. Il marchait d'un pas alerte, à longues enjambées, au bord même de la colonne. Le soldat, près de lui, ne disait rien ; il avait un visage apeuré, méchant, morne. Les détenus de la Loubianka éveillaient généralement chez les soldats et les gardiens, non pas du respect, mais une crainte particulière : ils savaient que, quelle que fût notre misère, nous formions une élite sur laquelle ils ne pouvaient prétendre à aucun droit. Dans ce cas précis, ils devaient tenir l'audacieux pour un fou, ce qui augmentait leur révérence, traditionnelle chez les Russes, pour les iourodivy, les innocents. Les malédictions, · les épithètes, les jurons de mon voisin d'un moment étaient monotones et vulgaires, mais son allure revêtait une distinction frappante. De Stiéklov, je ne savais pas grand-chose, sinon qu'il avait été l'un des premiers comp~- gnons de Lénine, directeur des Izvestia pendant de nombreuses années, auteur d'ouvrages sur Tchernychevski, Bakounine et Dobrolioubov. Quoique absorbé par mes soucis, je considérai ce dément (car c'est ce que, moi aussi, je pensai ~e lui., pour en avoir tant vu dans ·les prisons BibliotecaGino Bianco LB CONTRAT SOCIAL . · soviétiques). Mince, grand, légèrement voûté, le visage allongé, son port de tête me ~t aussitôt penser à quelque vieil Anglais sorti du collège d'Eton. Il était vêtu proprement, avec soin, et bien qu'il parût flotter dans son costume, il était en bonne condition physique, n'ayant pas ce teint terreux qui aurait fait croire que nous étions tous saupoudrés de cendre. Mais quelle que fût la différence entre lui et nous, les anciens, elle n'avait pas de commune mesure avec celle qui le séparait des derniers venus dans notre monde de prisonniers. Considérez les touristes soviétiques officiels, politiciens, responsables, écrivains ayant dépassé la trentaine. Gras ou maigres, agréables ou laids, " sympathiques ou non, les visages de ces membres de l'intelligentsia d'une certaine génération, ou bien des vydvijentsy 1 , qu'ils soient énergiques ou passifs, bienveillants ou sadiques, tous portent une marque commune que l'on ne saurait aisément exprimer d'un mot. Il ne s'agit sûrement pas là d'un masque, mais bien plutôt d'un esprit de dissimulation, au-delà duquel on peut imaginer plusieurs jeux de visages. Une manière de mort dans le regard, alors que les yeux inquiètent par leur vivacité. Une monstrueuse sûreté de soi et de son univers, qui, en un instant, pour notre malheur, peut se changer en un cri d'imploration ou de démence. Un enjouement ne parvenant pas à masquer étroitement un recul craintif. Une attention perpétuellement tendue, une vigilance de fuyard, obligé de voir ce qui se passe dans son dos. Plutôt une pesanteur qu'une lourdeur. Un sourire sympathique et affecté, toujours prêt à paraître, et une vanité de parvenu, de tchinovnik. Et, last but not least, spécialement chez les dignitaires du Parti, et d'une façon plus générale chez les responsables, même d'un rang inférieur, tout ce que les Russes qualifient à l'aide de ce terme intraduisible: pochlost, mélange particulier de grossièreté, d'ennui et de vulgarité. Il peut parfois manquer l'une ou l'autre de ces· composantes mais ta forme synthétique, la Gestalt, demeure. Naturellement, c'est du visage typiquement soviétique qu'il est ici question. Et c'est précisément cette empreinte spécifique qui prédominait chez les nouveaux venus. Ils présentaient toutes les variantes de la physionomie soviétique. Rien ·n'était demeuré en eux de l'harmonie et des tensions musicales, contrapuntiques, des physionomies des intellectuels de l'époque prérévolutionnaire. Ils n'avaient pas non plus la bonhomie blagueuse des visages du peuple· russe. . Une peau épaisse et une ossature lourde, un contraste plus frappant que la normale entre la . partie supérieure, parfois sympathique, et la partie inférieure, aux chairs molles. M2.is le plus particulier est dans leurs yeux, dans l'expression de leurs yeux, qui s'harmonisent précisément· avec la partie inférieure du visage, ce qui ne peut r! Vydv(jentsy: fonctionnaires responsables, sortis du rang.·

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