Le Contrat Social - anno VII - n. 5 - set.-ott. 1963

280 Trotski, « patriarche des bureaucrates » TROTSKI n'a jamais caché la méfiance qu'il éprouvait à l'égard de toute forme de gestion ouvrière. Le système des administrations élues, disait-il déjà en mars 1918... ... est la réaction toute naturelle d'une classe jeune, révolutionnaire, opprimée hier encore, qui répudie l'autorité personnelle de ses maîtres d'hier et les remplace partout par ses représentants élus. C'est une réaction révolutionnaire tout à fait naturelle et saine, au début . .Mais ce n'est pas le dernier mot de l'édification économique de l'Etat prolétarien 24 • Un an plus tard, il était d'accord avec Lénine pour dénoncer la direction collégiale comme une «désastreuse utopie » : «Un collège de malades ne remplace pas le médecin 25 • » En outre, disaitil, èn passant l'éponge sur les acquisitions les plus fondamentales du marxisme, le socialisme ne concerne pas «la forme de direction des diverses entreprises » 26 • D'ailleurs, la désorganisation quasi complète de l'industrie et des transports, la dépréciation de la monnaie, la famine rendaient sans objet les discussions académiques sur le socialisme. Puisqu'il était . impossible d'attirer les ouvriers dans les usines en leur promettant des salaires décents et un ravitaillement régulier, Trotski en conclut qu'il fallait recruter la maind'œuvre industrielle de la même manière qu'on recrutait les soldats pour l'armée: Nous n'avons nulle possibilité de trancher ces difficultés par l'achat de la main-d'œuvre, par suite de la dépréciation de l'argent et de l'absence presque complète d'articles manufacturés. (...) De plus, l'industrie ne peut presque plus rien donner à la campagne et le marché n'exerce plus aucune attraction sur la maind'œuvre. (...) L'unique moyen de nous procurer la main-d'œ\lvre nécessaire, c'est l'application de l'obligation du travail 27 • Avec l'appui entier de Lénine, Trotski demanda au parti et aux syndicats de reconnaître.. ~ ... le droit de l'Etat ouvrier d'envoyer tout homme ou toute femme qui travaille à l'endroit où l'on a besoin d'eux pour l'accomplissement de tâches économiques, (...) de punir le travailleur qui refuse d'exécuter l'ordre de l'Etat. (...) La militarisation du travail est la méthode indispensable et fondamentale pour l'organisation de notre main-d' œuvre 28 • Lorsque, le 12 janvier 1920, Lénine et Trotski demandèrent à la fraction bolchévique des syndicats d'accepter la militarisation du travail, deux chefs bolchéviks seulement, sur plus de soixante, 24. Cité par Trotski : Terrorisme · et Communisme, 1920 (éd. française, 1963, p. 183). . 25. Ibid., p. 245. - -- 26. Ibid., p. 243. 27. Ibid., pp. 204-205. 28. Cité par E. H. Carr : The Bolshe-vik Revolution, II, p. IIO, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL votèrent pour. Mais le IXe Congrès du parti (mars 1920) accepta la militarisation: la « mobilisation totale», la totale MobiJmachung dont rêvait Ludendorf à la même époque, fut proclamée comme le droit souverain de l'Etat : . · Aucune autre organisation sociale, excepté l'arm~, ne s'est cru le droit de se subordonner aussi complètement les citoyens, de les dominer aussi totalement par sa volonté, que ne le fait le gouvernement de la dictature prolétarienne. L'armée seule (précisément parce qu'elle a tranché à sa manière les questions de vie et de mort des nations, des Etats, des classes dirigeantes) a acquis le droit d'exiger de chacun une complète soumission aux tâches, aux buts, aux règlements et aux ordres (Terrorisme et Communisme, pp. 213-214). Dans le feu de l'argumentation, Trotski alla jusqu'à faire l'apologie du travail forcé. Répondant, au IIIe Congrès des syndicats (avril 1920), à ses contradicteurs menchéviks, lesquels avaient fait remarquer que « le travail obligatoire n'a jamais été que peu productif », il déclara que l'homme est «un animal paresseux » (ibid., p. 202) et que seule la contrainte pourrait l'amener à travailler : Que le travail libre soit plus productif que le travail obligatoire, c'est une vérité, en ce qui concerne le passage de la société féodale à la société bourgeoise. Mais il faut être un libéral, ou, à notre époque, un kautskyste, pour éterniser cette vérité et l'étendre à notre époque de transition du capitalisme au socialisme. (...) L'Etat ouvrier se considère en droit d'envoyer tout travailleur là où son travail est nécessaire (ibid., p. 215). Est-il bien vrai que le travail obligatoire ait toujours été improductif ? C'est le plus pauvre et le plus libéral des préjugés. (...) Même le servage a été, dans certaines conditions, un progrès et a amené à une augmentation de la production (p. 217) ... En réclamant l'étatisation des syndicats, en menaçant même de « démissionner » les dirigeants élus des syndicats et de les remplacer par des fonctionnaires dociles, Trotski, alors plus stalinien que Staline, mérita pleinement le titre de « patriarche des bureaucrates » que, par une étrange ironie du sort, Staline lui décerna par la suite. Lénine qui, dans son «Testament», lui reprochera un « engouement exagéré pour le côté administratif des choses», se désolidarisa de lui et appela le parti à lutt~r contre le «centralisme dégénéré » et les «formes militarisées et bureaucratiques de travail ». L'Etat dont parle Trotski est une « abstraction », déclara-t-il : « Notre Etat n'est pas ouvrier, mais ouvrier et paysan», et de plus, «présentant une déformation bureaucratique» (XXXII, 16-17). Les syndicats devraient rester autonomes pour « défendre les ouvriers contre leur Etat·». La bureaucratie était alors à l'ordre du jour. Chaque conférence, chaque congrès du parti comportait presque obligatoirement une dénonciation solennelle, de plus en plus alarmiste, de la « plaie » bureaucratique. Seul Trotski ne paraissait pas s'en inquiéter outre mesure. La bureaucratie, expliquait-il,« n'est pas une découverte du. tsarisme. Elle a représenté toute une époque dans

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