Le Contrat Social - anno VII - n. 5 - set.-ott. 1963

• L. EMBRY le racisme instinctif des Européens qui a fait germer, puis exploser un racisme indigène, ferment actif et parfois virulent du nationalisme populaire plus encore que de celui des élites. C'est le ferment raciste, ou du moins racial, qui entretient la discorde parmi les nouvelles nations, qui a longtemps retardé l'émancipation de Chypre, qui alourdit l'atmosphère du Trentin italien, qui envenime en Belgique le conflit linguistique et scolaire. Au lieu d'éparpiller son attention sur vingt exemples, mieux vaut la concentrer sur deux pays où le problème des rapports entre la démocrat1e et le racisme se présente d'une manière particulièrement ~oublante. En Afrique australe, au début du siècle, une invasion injuste et brutale ne sépara pas très longtemps vainqueurs et vaincus, si proches en somme par le sang. Le- juridisme démocratique s'appliqua sans difficulté au nouveau dominion et l'on vit le maréchal Smuts, héros de la résistance, devenir un des personnages les plus écoutés de l'Empire britannique. Mais tout changea lorsque la population de souche hollandaise se sentit en train de devenir une minorité ethnique de plus en plus menacée par la montée des Hottentots et des Bantous. Au prix d'une rupture complète avec la métropole, on en vint, par des moyens démocratiques et légaux : élections, référendum, à répudier les lois égalitaires pour rétablir un rigide système de castes, quelque peu atténué par le paternalisme social. Cela n'empêche d'ailleurs que la République du Cap siège toujours à l'O.N.U. et jouisse d'une curieuse insularité. Celle-ci lui permet, tout en maintenant la ségrégation, de défier aisément des agressions qui jus- ·qu'à présent ne sont guère que verbales. Nul ne peut dire combien de temps durera cette situation singulière qui, relativement à l'idéologie reçue, constitue un scandale. Mais c'est aux Etats-Unis que la cohabitation des races et l'existence d'une forte minorité ethnique vivant dans le sentiment de son infériorité collective entretiennent une crise profonde, bien faite pour déconcerter ceux qui voudraient croire à la logique et même à la raison politique. Voilà donc juste un siècle que la guerre de Sécession inscrivit dans l'histoire de la grande fédération un second épisode décisif, plus riche encore de conséquences que le premier. Sans nier le moins du monde que l'idéalisme moral et religieux donnait à l'aventure figure de croisade, on a le droit de la considérer aussi comme une colonisation du Sud agricole et féodal par le Nord industriel et démocratique. De ce point de vue, l'opération fut couronnée d'un complet succès : la sécession fut évitée, les Blancs du Sud surmontèrent leur rancœur, acceptèrent les Yankees, entrèrent dans le jeu politique. L'union était faite, mais entre les hommes de même race et de même langue. Restait précisément ce pour quoi on était venu combattre, c'est-à-dire l'affranchissement réel des dix millions d'esclaves noirs. Sur le papier, il semblait que tout fût réglé, la loi fédérale réitérant une déclaration des droits \ Biblioteca Gino Bianco 267 qui interdisait toute discrimination raciale. Les optimistes se sentaient habilités à penser qu'une ou deux générations suffiraient pour que s'opérât le passage graduel de la loi dans les faits, parachevant ainsi un des événements les plus mémorables de l'histoire du monde. On était tenté de leur donner raison. Sans doute on ne pouvait ignorer que le préjugé raciste n'avait pas disparu, à beaucoup près ; que, dans les Etats du Sud, l'usage par les Noirs de leurs droits politiques était pratiquement impossible ; que leurs villes et leurs quartiers étaient sordides, que la mortalité y était élevée ; que de multiples inégalités subsistaient partout. Mais, allongeant les délais qui eussent permis d'effacer ces tares, on pouvait aussi faire observer en toute justice que s'il existait un pays où une large élite noire accédait à tous les avantages de la civilisation moderne, c'était bien celui qui avait imposé l'affranchissement des esclaves au prix d'une sanglante et ruineuse guerre civile. Comment comprendre que depuis peu, vingt ans au plus peut-être, le problème des races, qui avait paru s'assoupir, ait retrouvé une très préoccupante acuité ? Certes, il serait excessif de prédire de prochaines catastrophes, les échauffourées locales n'ayant encore que peu d'importance intrinsèque ; il est pourtant indubitable que l'air se charge d'électricité et qu'on assiste à un éveil dont on ne peut mesurer ni même endiguer les effets. A la réflexion, il n'y a rien là qui puisse surprendre. D'abord il est conforme à tous les précédents que les progrès mêmes de la condition des Noirs aux Etats-Unis leur fasse supporter plus impatiemment ce par quoi elle est encore abjecte ou misérable; au milieu de l'élite paraissent des écrivains, des journalistes, des agitateurs, des intellectuels ulcérés, qui jouent le rôle qu'ont joué ailleurs les petites équipes de chefs nationalistes appelant leur peuple à la lutte contre les impérialistes. Par un remarquable choc en retour, la décolonisation - dont Roosevelt fut le prophète et que les Américains ont partout favorisée - reflue vers le continent dont elle est partie. L'air du siècle explique aussi que l'humiliation soit partout bien plus mal acceptée que la pauvreté ; même ou surtout s'ils jouissent d'une vie décente, les nègres se sentiront de plus en plus ·blessés au vif par des interdictions qui, fussent-elles d'ordre secondaire ou anodin, excluent l'homme de· 1a communauté, le rèjettent parmi les parias. Ajoutons que, devant la montée de l'indigénat de sang noir et sa très relative réussite sociale, les vieux _réflexespassionnels de défense jouent à nouveau avec plus de force. Ce ne sont pas seulement les sudistes qui s'inquiètent et voudraient exhausser les barrières ; ce sont aussi les syndicats qui, même dans le Nord, font plus ou moins sourdement obstacle à l'embauchage des gens de couleur ou ne consentent à leur abandonner que les tâches les plus pénibles et les moins profitables. Que ces faits puissent troubler la paix intérieure, alimenter les discussions des partis, compromettre la réélection du président Kennedy, ce ne sont là

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