Le Contrat Social - anno VII - n. 4 - lug.-ago. 1963

246 On sait la controverse retentissante qui s'ensuivit, entre révisionnistes et pseudo-orthodoxes. Elle n'a rien perdu de son actualité, au contraire, puisque soixante ans plus tard, le révisionnisme est de nouveau à l'ordre du jour, mais cette fois au niveau de discussion le plus médiocre. L'histoire a pleinement justifié Bernstein sans amoindrir Marx ni Engels, tandis que l'orthodoxie de Lénine a engendré un Staline, prototype du révolutionnaire professionnel, et les horreurs indicibles du stalinisme. Il est donc superflu de souligner davantage l'importance d'une étude consciencieuse et compétente sur la· genèse ·des conceptions qui ont différencié Lénine parmi les marxistes de son temps. Le meilleur éloge qu'on puisse faire du livre de R. Pipes est qu'il tient magistralement les promesses de sa préface. La tâche n'était pas facile, car les matériaux documentaires sur la période examinée se trouvent en quantité fort limitée, d'abord parce que Staline a exterminé les vieux révolutionnaires, bolchéviks ou non, qui auraient pu contribuer à enrichir la documentation, ensuite parce que le pouvoir soviétique actuel, suivant l'exemple de Staline, met sous le boisseau les archives dont l'utilisation contredirait l'historiographie· officielle. Car tous les ouvrages parus en U.R.S.S. depuis la mort de Lénine sont tissés de falsifications pour magnifier le guide disparu, lui attribuer tous les mérites possibles, amoindrir le rôle de ses émules ou le passer sous silence. C'est en recourant principalement aux écrits publiés du vivant de Lénine, ou antérieurs à l'omnipotence démentielle de Staline, que R. Pipes a pu reconstituer les faits dans leur véracité, rétablir les justes proportions complètement déformées par le culte scandaleux de la personnalité de Lénine. A peine est-il besoin de mentionner la difficulté inhérente à toute activité clandestine en butte à une vigilante répression policière, que notre historien a dû surmonter dans son travail, celle de la raréfaction inévitable des traces écrites ou imprimées attestant la part des hommes et le cours des événements. Néanmoins, R. Pipes réussit à exposer l'essentiel en toute objectivité à' l'aide des mémoires de certains survivants et des matériaux mis au jour par des auteurs dont le sérieux et la probité sont au-dessus de toute contestation, notamment par Martov et par Nevski (ce dernier, communiste de la vieille école, a péri comme Riazanov et tant d'autres, victime, de la manie homicide de Staline). Les références et la bibliographie del' ouvragemontrent l'ampleur et la minutie scrupuleuses-dont R. Pipes a fait preüve dans ses recherches à l'appui des conclusions qui s'imposent. * ,,. ,,. - Le premier chapitre,· couvrant les années 1885-1889, relate la création des premiers cercles ouvriers, cercles éducatifs et apolitiques, indéBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL pendants des groupes d'intellectuels socialistes, où se forma spontanément une intelligentsia ouvrière. Les populistes (narodniki), .bien avant les social-démocrates, ceux du cercle Tchaïkovski et les disciples de Lavrov, s'en approchent· et les pénètrent pour y introduire les idées socialistes. D'ailleurs la cc Volonté du Peuple » avait, dès 1879, misé sur le prolétariat industriel comme avant-garde de la révolution. Quand les premiers social-démocrates entrent en scène, d'abord l'étudiant bulgare Blagoïev, puis les étudiants polonais Totchiski et Rodzievitch, les différences doctrinales sont imperceptibles entre eux et les populistes. Rappelons que Marx et Engels, toujours attentifs au « mouvement réel », entretenaient les plus confiantes relations avec des populistes. Les jeunes Polonais furent les vrais fondateurs de la social-démocratie à Pétersbourg. Ils se mirent à fréquenter les cercles ouvriers qui, de leur côté, créèrent proprio motu en 1889 un « Cercle ouvrier central ». Le deuxième chapitre, couvrant les années 1889-1892, traite de la centralisacion des mouvements distincts qui coexistent alors sans se confondre : la primauté du groupe ouvrier est incontestée, les groupes d'intellectuels populistes et social-démocrates sont à son service. Parmi les Polonais, un des premiers Russes à militer sera Léonide Krassine. Le cc Cercle ouvrier central», s'inspirant d'un exemple polonais, institue une <c- Caisse ouvrière centrale » pour soutenir les grèves et les ·grévistes. Les premières manifestations de rue sont d'initiative ouvrière, sans intervention des intellectuels. La première célébration du Jer Mai en Russie, journée de chômage préconisée aux Etats-Unis depuis 1888; a lieu en 1891 : trois ou quatre intellectuels socialdémocrates y prennent part. Bientôt, les arrestations et les déportations disperseront ces premiers cercles d'ouvriers et de socialistes, le Ier Mai 1892 ne sera pas célébré,. mais les pionniers n'auront pas semé en vain. Le troisième chapitre ( I 892-1894) décrit les efforts de l'ouvrier Chelgounov pour ressusciter le « Cercle ouvrier central », sans aucun concours des. intellectuels : une troisième génération de leaders ouvriers assure la relève. De leur côté, les social-démocrates se regroupent autour de Stepan Radtchenko qui,- lui, n'admet pas la prépondérance ouvrière et préconise de transférer la direction du mouvement socialiste à un petit noyau clandestin composé d'intellectuels, moins vulnérable à la police. Il recrute quelques partisans parmi lesquels figurent Herman Krassine (frère de Léonide), Ktjijanovski, Nadiejda Kroupskaïa, pour ne citer que des noms connus. L'année suivante, 18_93, un jeune avocat arrive de Samara, le frère d'un populiste terroriste, Alexandre Oulianov, supplicié en 1887 pour tentative de régicide : c'est Vladimir, qui n'est pas encore Lénine. Il a des lettres de recommandation et surtout un nom vénéré chez les révolutionnaires : le petjt cercle secret de Radtchenko l'adopte, non

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