QUELQUES LIVRES Les premiers pas de Lénine RICHARD PIPES : Soda! Democracy and the St. PetersburgLabor Movement, I885-I~97. Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1963, 154 pp. PROFESSEUR d'histoire à l'Université Harvard et l'un des directeurs du Russian Research Center de cette même Université, M. Richard Pipes s'est fait connaître bien au-delà des milieux intellectuels de son pays par sa thèse remarquable sur The Formation of the Soviet Union ainsi que par son édition critique du Memoir on Ancient and Modern Russia de N. Karamzine, texte important et rare qu'il a traduit, analysé, annoté. Il s'est même imposé à la considération - des autorités universitaires soviétiques, car il a été l'un des très rares professeurs étrangers invités par l'Université de Léningrad à faire des conférences, et sur un thème particulièrement tabou, celui des philosophies conservatrices en Russie avant la révolution. Son nouvel ouvrage, qu'il présente comme un sous-produit d'une étude plus vaste sur Pierre Struve, l'un des premiers théoriciens marxistes russes et des plus éminents représentants de l'intelligentsia qui évolua de la révolution à la contre-révolution, cet ouvrage mérite la même attention que les précédents et laisse bien augurer de celui qui va suivre. Dans sa préface, R. Pipes expose d'emblée ses intentions : il entend traiter des relations eni.re la classe ouvrière naissante de Pétersbourg et la social-démocratie russe à ses débuts, ainsi que de l'influence exercée sur la pensée de Lénine par l'expérience acquise au cours de ces relations mitiales. On sait que dans sa brochure de 1902, Que faire?, Lénine déniait aux travailleurs la capacité d'acquérir une conscience socialiste, sauf à la recevoir de l'extérieur, d'une élite intellectuelle ; livrés à eux-mêmes, ils ne sauraient s'élever au-dessus d'une mentalité trade-unioniste, estimait-il. D'où la nécessité, selon lui, de former un parti social-démocrate strictement centralisé, fort d'une organisation et d'une disBibli'CjfecaGino Bianco cipline militaires, aux mains de révolutionnaires professionnels. De ces vues découlent, pour l'essentiel, la théorie et la pratique originales du bolchévisme. On comprend donc l'intérêt majeur qu'offre l'étude des années militantes passées à Pétersbourg par Lénine de 1893 à 1897, pour tous ceux qui veulent remonter aux sources du bolchévisme. Il saute aux yeux que les idées du jeune Lénine en matière d'organisation, de politique et de tactique révolutionnaires, dont il n'a jamais entendu démordre, étaient à l'opposé de celles de Marx et d'Engels pour qui « l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » et dont le fameux Manifeste proclame sans ambiguïté que « le parti communiste ne forme pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers». Cela n'empêchait nullement Lénine d'adopter bien des conceptions livresques du marxisme en les adaptant aux conditions spécifiques de la Russie, mais en pratique son action et son œuvre devaient aboutir à l'antithèse de la doctrine et du programme marxistes de son parti, formulés avant la révolution d'Octobre. Une remarque importante s'impose quand on recherche l'origine des traits distinctifs du léninisme : après son expérience directe au contact des ouvriers de Pétersbourg, Lénine traduisit l' Histoire du Trade-Unionisme de Sidney et Béatrice Webb, pendant son exil en Sibérie, et il faut croire -que l'empirisme britannique a corroboré dans son esprit les déductions tirées de la réalité russe. A l'inverse et à la même époque, Edouard Bernstein, qui avait vécu plusieurs années en Angleterre et dans la fréquentation intime d'Engels, faisait les mêmes observations que Lénine quant à la conscience trade-unioniste de la classe ouvrière, mais il en tirait des déductions diamétralement opposées : en vrai marxiste, il se guidait sur la célèbre thèse de Marx d'après laquelle « le pays le plus développé industriellement montre à ceux qui le suivent sur l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir», et par conséquent il voyait l'avenir du mouvement syndical européen non dans la lutte des classes, mais dans le trade-unionisme réformateur.
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